Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



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 (c) Ecran Noir 96 - 24



« Faire un film, c’est un mélange de marathon et de sprint ».

Martin Drouot, collaborateur à Ecran Noir, a rencontre Céline Sciamma, à propos de son premier film, Naissance des pieuvres, présenté à Un certain Regard cette année à Cannes. Camarade de promotion de Céline Sciamma à la fémis, Martin Drouot a pu suivre l’élaboration de Naissance des pieuvres jusqu’à sa réalisation et sa projection au Festival de Cannes La jeune réalisatrice lui a raconté l’aventure de son premier film. Conversation intime sur la naissance d'un film.






Une idée qui remonte à loin

Martin Drouot : Il y a 5 ans déjà, tu avais écrit un moyen-métrage qui ne s’est pas fait, Synchrone, avec comme toile de fond la natation synchronisée. La trame était sensiblement la même que celle de Naissance des pieuvres : Marie est hypnotisée en voyant Floriane à un ballet de natation synchronisée et transfère son désir sur ce sport avant de prendre conscience que c’est Floriane qu’elle désire.

Céline Sciamma : Oui, les principales scènes de transfert de désir sont restées : Marie s’entraîne dans son bain en maillot, elle essaie de s’inscrire à la natation synchronisée, il y a aussi des scènes qui étaient dans Synchrone que j’ai tournées et que je n’ai pas gardées au montage. Marie manquait de se noyer et était sauvée par Floriane… Ça ne marchait pas du tout, il n’y avait pas de ratage au tournage, mais il n’y avait pas assez de conséquences pour les personnages.

L’adolescence, lieu du fétiche

M. D. : Dans le scénario, je me souviens que cette noyade ajoutait surtout un côté dramatique à la scène de rencontre entre Marie et Floriane. Dans le film, le poétique a remplacé le dramatique : Marie sous l’eau voit le corps des nageuses dans la lumière de la piscine. Visuellement, c’est très réussi. La noyade permettait aussi à Marie de prendre le pince-nez de Floriane, objet érotique qu’elle vénérait une fois chez elle. Le pince-nez est parti, mais l’idée de fétichisation reste centrale.
C. S. : Le pince-nez était un bout de chair, la continuité du corps de Floriane. Dans le film, c’est finalement la poubelle qui l’a remplacé : Marie fouille dans la poubelle de Floriane, mange un reste de pomme. Le troisième personnage, la meilleure amie de Marie, Anne, elle aussi, a une relation forte au fétiche : elle produit ses propres objets, des colliers.

M. D. : Le désir fonctionne différemment pour Marie et Anne : Marie désire Floriane parce qu’elle la voit royale au milieu des autres nageuses, mais Anne désire le nageur – une sorte d’icône qui ressemble à Ryan Philippe – parce qu’il entre par erreur dans les vestiaires et la voit nue. Le désir est centré sur elle.
C. S. : C’est vrai qu’il ressemble à Ryan Philippe ! Et j’en suis très contente, car oui, il est une figure sur laquelle Anne projette son idée du désir. C’est effectivement parce qu’il la voit nue qu’elle s’intéresse à lui. Lui-même au fond est une sorte de fétiche. J’ai rencontré beaucoup de jeunes acteurs qui ont tous eu très peur, contrairement aux filles. Warren Jacquin avait un rôle difficile : il était à la marge, devait se faire cracher dans la bouche ou ouvrir une porte et dire « salut » de façon hyper volontaire… Il fallait une sacrée incarnation ! Dans le film, il est beau, il n’est pas laissé pour compte dans le glamour, et j’espère vraiment filmer les hommes à l’avenir. J’ai beaucoup aimé par exemple filmer les figurants garçons au vestiaire. Mais je connais moins les garçons, et pour un coup d’essai, j’avais besoin d’authenticité…

M. D. : Les parcours d’Anne et de Marie montrent chacun à leur manière qu’il n’y a pas d’objets qu’on puisse atteindre. Il n’y aurait alors que du désir mal placé ?
C. S. : En tout cas inassouvi, donc forcément mal placé. Quand bien même on aime vraiment, cela ne concerne en réalité que soi. Le désir pour les adolescentes est vécu soit dans l’échec, soit dans la confidence. Mes personnages sont dans le rapport enfantin aux choses, dans la découverte (pour Marie), « l’accessoirisation » du sentiment (pour Anne), alors que les autres sont dans des problématiques plus dans le monde, notamment avec l’idée de générer du désir chez Floriane.

M. D. : Il n’y a pas de plans d’échanges de regards où on les verrait frontalement se désirer. Tu ne donnes pas l’objet : tu regardes la personne désirer en vain. C’est pour cela qu’à mon avis, c’est davantage un film sur le corps maladroit, sur la maladresse du désir que sur le désir lui-même. Je n’ai pas tant senti le désir mais plutôt le côté pieuvre, en formation, mollusque...
C. S. : Les moments du désir sont les moments où Marie est seule. Ce sont des regards univoques. J’avais tourné plus de champs contrechamps, dans l’observation, et au final, je me suis arrêtée au regard. En réalité, le regard s’échange entre les personnages et moi. Je regarde quelqu’un qui regarde. Et j’ai l’impression que pour le spectateur cela fonctionne pareil. C’est un processus d’identification biaisée. Le regard d’amour est dans le regard que je porte sur la fille qui regarde. Je ne savais pas si cela allait marcher alors je suis très contente quand je lis des articles où les gens remarquent l’amour qu’il y a entre moi et mes personnages. C’est le seul endroit où il y a vraiment de l’amour réciproque voire productif.

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