(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Le mystère Clouzot
« Puisque tous ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs » déclare Jean Cocteau. Il a raison. Les mystères de la création sont plus forts que la volonté de leurs auteurs. Les films sont à l’image des enfants. Fabriqués par les cinéastes, ils aspirent à vivre leur propre histoire. Certains poussent faciles et lumineux. D’autres tordus et difficultueux. Il y a aussi des stérilités, des avortements et… des résurrections ! Grâce à Serge Bromberg, L’enfer de Henri-Georges Clouzot sort du purgatoire et nous éblouit de tout son mystère. Cette oeuvre de 1964 au titre prémonitoire est complètement folle, expérimentale, maudite, désertée par Serge Reggiani, Jean-Louis Trintignant et interrompue suite à l’infarctus de son cinéaste.
Depuis 1984, Serge Bromberg dirige Lobster Films. Il a réuni une collection de plus de 40000 titres rares, mais c’est le réalisateur d’un premier long-métrage qui vient nous parler aujourd’hui. Ce véritable Monsieur Cinéma est un conteur né. Avec ses yeux ronds, son sourire large et sa bouille en perpétuel mouvement, Walt Disney aurait aimé croquer ses expressions. Serge, avec sa faconde, fait revivre en moins de deux les fantômes de Clouzot, Schneider et Reggiani. Le noir se fait dans la salle. Bromberg apparaît dans le cercle lumineux d’une poursuite. Moteur ! |
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EN : Comment avez-vous appréhendé le montage des rushes ?
SB : J’ai d’abord confié la lourde responsabilité du fameux coup de ciseau à Yannick Kergoat, monteur césarisé pour Un ami qui vous veut du bien de Dominique Moll, puis à Janice Jones. Nous nous sommes tous retrouvés devant un puzzle dont on ne possède pas toutes les pièces. Pièces aux contours plus qu’incertains. Vous imaginez l’imbroglio ! De son côté, Ruxandra désirait mettre des mots sur ces images. Moi, pas. De tâtonnements en discussions, ballottés entre nos deux courants, une voix off discrète s’est imposée pour contextualiser le récit. Rien de plus.
EN : Ces scories narratives sont très courtes…
SB : En moins d’une minute, le spectateur sait d’emblée qui est Clouzot et l’histoire des images perdues de L'enfer. Le film laisse alors la part belle au monteur pour les rushes et aux survivants du tournage pour leurs témoignages.
EN : Est-ce que certains n’ont pas répondu à l’appel ?
SB : Oui, Jean-Louis Trintignant qui a succédé à Serge Reggiani et a quitté à son tour le tournage au bout de quatre jours. Suite à une série de malentendus, Dany Carrel est malheureusement absente du film. Enfin - et je tiens à lui rendre hommage - Jean Claude Bercq qui a prêté ses feuilles de service du tournage. Une mine de renseignements précieuse. Hélas, Jean-Claude s’est éteint deux mois avant le tournage. Une pensée pour lui…
EN : Jean-Claude Bercq est un grand second rôle du cinéma français. Je me souviens de lui dans Mayerling de Terence Young. Il interprète le Duc de Braganza… Avez-vous eu connaissance du scénario original de L'enfer ?
SB : Oui, nous avons eu entre nos mains l’exemplaire de Henri-Georges Clouzot. Il en a fait don à l’IDHEC. Ce témoignage appartient aujourd’hui à la Cinémathèque. Celle-ci nous l’a confié afin que Costa Gavras puisse feuilleter ce document de travail sur le plateau pendant son entretien.
Bizarrement, il existe peu de photographies de plateau. Il y a peu de temps, je rencontre Raymond Depardon lors d’une manifestation cinématographique. Nous bavardons et il m’apprend qu’il était sur le tournage de L’enfer. Il vient de m’envoyer ce matin une dizaine de clichés à tomber par terre. Hélas, il est trop tard !
EN : Le langage de la création est toujours le plus fort. C’est lui qui choisit au bout du compte l’équilibre de sa respiration et les éléments qui le composent.
SB : Absolument ! C’est ce qui rend nos métiers si palpitants et pourquoi je considère L’enfer comme une double fiction et non comme un documentaire. Quand je regarde ses images, je sais qu’elles étaient destinées au cinéma.
EN : Quel sens donnez-vous au titre que vous avez choisi pour votre film ?
SB : Au début, nous avons opté pour Le mystère Clouzot…
EN : C’est le titre que je souhaite donner à notre rencontre !
SB : Nous l’avons abandonné à cause de sa référence trop prégnante au célèbre personnage incarné par Peter Sellers dans La panthère rose.
EN : L’enfer d’Henri-Georges Clouzot est le meilleur choix car il invite à l’étrange avec le visage démoniaque de Schneider et ses lèvres bleues sur l’affiche. Évoquons à présent la partie fiction de votre film avec Bérénice Bejo et Jacques Gamblin. Scénario en main, ils semblent en plein work in progress…
SB : C’est l’absence de son des rushes qui a provoqué leur présence. L’enfer contient une progression dramatique inouïe que nous souhaitions restituer. Les dialogues du scénario sont très forts. Pour illustrer les descentes aux enfers du réalisateur et de Marcel, son personnage principal, il fallait que certaines répliques soient dites.
SB : Oui, la plupart ont décliné trouvant cette expérience complètement folle. Quand nous avons rencontré Bérénice Bejo, elle est venue voir les rushes dans la salle de montage où nous nous trouvons en ce moment. Quand elle a passé la porte, elle m’est apparue comme une évidence. Elle a visionné les rushes. Au final, elle a déclaré : « Je suis partante. Il m’est impossible de faire autrement. ».
EN : Et Jacques Gamblin ?
SB : Il a été plus hésitant. A demandé à lire le scénario original de Clouzot. Chacune de ses remarques adhérait totalement à ma vision des séquences jouées, ou à mes propres doutes. Une seule différence, toutefois. Il désirait garder le scénario en main. Moi, pas. C’est lui qui avait raison.
EN : Les scénarios visibles soulignent l’esprit de perpétuelle recherche du film. On ne cesse d’être en immersion dans la matière créative…
SB : Lors de leur dernière scène, Bérénice et Jacques lâchent leur scénario parce que tous deux ont construit leur personnage. Ils n’en ont plus besoin. Je tiens à les remercier de leur confiance car je n’ai pas promis leur présence au montage final. Si ces séquences jouées n’avaient pas fonctionné, je les aurais abandonnées pour le bien du film.
EN : Vous êtes modeste par rapport à Clouzot. Eux le sont aussi par rapport à Schneider et Reggiani… Votre film est hanté par la question suivante : « Que ce serait-il passé si Clouzot était allé au bout de son rêve ?... ».
SB : J’ai longtemps hésité à donner un avis. C’est le cinéaste et producteur Pierre Rissient qui m’a convaincu. Du coup, j’apporte un élément de réponse non définitif. À la fin du film lors de la chute de Bernard Stora dans la fumée noire. Je reprends les propos de Romy Schneider après la crise cardiaque de Clouzot qui provoque l’arrêt du film. Lors d’un déjeuner, elle déclare : « Henri-Georges était trop mal embarqué. Ça tombait bien. ».
EN : Une triple chute pour une double fiction… Pour clore cette conversation, parlez-moi de cette séquence où Romy Schneider est ligotée nue sur des voies ferrées. Gros plan sur le mamelon de son sein. En arrière plan, une locomotive à vapeur avance vers elle. Romy crie d’effroi à l’idée d’être écrasée.
Ces images d’une grande trivialité m’évoquent le fameux proverbe : « Il n’y a que le train qui n’est pas passé dessus. ». Métaphore de l’esprit jaloux de Marcel. Comment l’analysez-vous ?
SB : Cette séquence ne figure pas dans le scénario. Dans le contrat de Romy Schneider, il est stipulé que l’actrice ne sera exposée à aucune nudité. De plus, le viaduc électrisé de Garabit n’est plus agréé pour les locomotives à vapeur. Donc, ces images défient à elle seule tous les interdits. Comme nous l’avons déjà dit, toutes les séquences décrivant la réalité sont en noir et blanc. Les fantasmes sont tournés en couleurs. Hors celle-ci, particulièrement hallucinatoire, est en noir et blanc. Pourquoi ? Est-ce une erreur de script ? Un message ?... Je n’en sais rien. Une fois encore, le mystère Clouzot reste entier !
benoit
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