Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



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 (c) Ecran Noir 96 - 24



Des vacances familiales sous une pluie incessante, entre désœuvrement et incommunicabilité, complicité et désir de liberté, tel est le point de départ de Tanta agua, premier long métrage uruguayen coréalisé par Ana Guevara et Leticia Jorge. Bourrée d'humour et de tendresse, cette chronique familiale douce-amère est basée sur des faits autobiographiques et raconte avec beaucoup de subtilité l'ambivalence des rapports familiaux.

Rencontre avec les deux réalisatrices qui racontent comment est né le film et parlent de la manière dont elles perçoivent la famille, ainsi que du cinéma uruguayen et de ses difficultés.

Ecran Noir : Quel a été votre parcours avant Tanta Agua ?





Ana Guevara et Leticia Jorge : Avant Tanta Agua, nous avons travaillé ensemble sur l’écriture et la réalisation de deux courts-métrages El cuarto del Fondo (2007), que nous avons également produit et Corredores de Verano (2009).

EN : Comment est née la situation de départ de Tanta Agua et notamment cette pluie qui ne cesse jamais de tomber, gag récurrent pendant toute la première partie du film ?

AG et LJ : Nous avons commencé à écrire ce film à partir d’une histoire que Leticia m’a racontée. Elle était en vacances avec son père et sa sœur, dans une station thermale, où il pleuvait presque tous les jours. Son père n’arrivait pas à croire que le climat puisse ruiner ses vacances. Le moral était au plus bas et un jour, sans donner plus d’explications, il a fini par les mettre dans la voiture et les ramener à Montevideo. Sur le chemin du retour, leur grand-mère les a appelés pour savoir si tout allait bien. Ne laissant rien paraître et très naturellement, il lui a répondu qu’ils passaient un super moment. Cette histoire nous a semblé suffisamment forte visuellement pour inspirer le scénario de Tanta Agua.

EN : Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le fait de mettre en scène une famille assez classique, avec ses difficultés, mais au fond assez « normale » et soudée ?

AG et LJ : On voulait montrer un moment d’union familiale que certaines circonstances avaient fait éclater. Pour nous, le rapprochement entre les trois personnages s’opère après qu’ils aient vécu certaines « aventures » qui vont les unir, les rendre complices et leur permettront de se connaître un peu mieux. Au début, Lucía et Alberto sont dans le conflit permanent et les tensions vont se dissiper au fur et à mesure que le film avance, pour finalement laisser place à une coexistence plus authentique qui, bien que maladroite, laisse apparaître des vestiges de tendresse et de compréhension.

EN : Pour chacun, la présence des autres est comme un carcan dont on veut se défaire et en même temps un havre de paix où trouver le réconfort. Toute l’histoire du film est en quelque sorte un cheminement pour trouver le bon équilibre entre les deux : ni trop loin, ni trop proche ?

AG et LJ : Oui, chacun d’entre eux part en vacances avec des attentes bien précises. Alberto veut à tout prix que ses enfants se comportent comme s’ils étaient habitués à vivre ensemble, tandis que Lucía espère que ces vacances passeront le plus vite possible. Chacun tire la couverture à soi sans penser à l’autre. Federico se situe au beau milieu de tout ça, comme s’il était arrivé au mauvais moment. L’équilibre se construit entre eux sans vraiment qu’ils s’en rendent compte. Toutefois, la fin du film rappelle que cet équilibre n’est que passager. Tout ce qui s’est passé, et qui n’est en soi pas aussi tragique qu’il n’y paraît, finira par arriver de nouveau, encore et encore. Car la vie est ainsi faite et mieux vaut en prendre conscience à temps.

EN : Aviez-vous en tête d’autres films dits « de famille » en tournant Tanta Agua ? Plus généralement, quels sont vos films de chevet ou vos références esthétiques ?

AG et LJ : Nous avons effectivement visionné beaucoup de films, mais nous ne considérons aucun d’entre eux comme une référence directe qui nous ait permis de réaliser Tanta Agua. Ce sont d’avantage des sources d’inspiration… Qu’il s’agisse de The squid and the Whale de Noah Baumbach ou de Comme une image d’Agnès Jaoui. Ce sont de grands films de réalisateurs que nous admirons.

EN : Pourquoi avoir choisi de changer de point de vue en cours de film en passant du regard déçu du père à l’histoire plus classique de romance de vacances de la fille ?

AG et LJ : Le transfert de point de vue n’était pas un choix complètement conscient. Mais il alimente l’idée selon laquelle l’un et l’autre sont les personnages du film – ou si vous préférez, la relation père/fille est un personnage du film. Tanta Agua débute avec Alberto et petit à petit, laisse émerger Lucía, à mesure qu’elle s’émancipe. Cette progression donne alors l’impression que sa vie n’est en réalité qu’à son commencement.

EN : Pourriez-vous nous dire quelques mots sur l’économie du cinéma en Uruguay et les conditions dans lesquelles vous avez pu réaliser Tanta Agua ?

AG et LJ : En Uruguay, il n’existe pas d’industrie cinématographique. L’idée que quelqu’un puisse se consacrer entièrement au cinéma est très récente. Depuis quelques années, on a mis en place des politiques culturelles soutenant la création audiovisuelle, augmentant ainsi le nombre de films produits chaque année. Mais le système de production reste encore précaire. L’argent de ces fonds n’est jamais suffisant, c’est pourquoi il est indispensable de chercher des coproductions en partenariats avec d’autres pays. Au final, l’élément fondamental et ce qui soutient tout ce système, c’est la collaboration avec des personnes qui nous font confiance et qui soutiennent le projet, même si cela implique de toucher moins d’argent ou de donner beaucoup de son temps, après le travail par exemple. C’est grâce à eux que nous avons pu filmer, à nos amis avec qui nous avons travaillé et qui l’ont fait avec soin. Aujourd’hui, ce qui reste compliqué, c’est la distribution des films en salles. Les politiques à ce propos sont quasi-inexistantes. Avec Tanta Agua, nous avons fait une grande tournée de festivals, en commençant par Berlin et par chance nous avons réussi à trouver des distributeurs dans plusieurs pays comme l’Allemagne ou les Etats-Unis. Nous sommes très heureuses de savoir qu’il va également sortir en France, et nous espérons que le public sera au rendez-vous !


   MpM