(c) Ecran Noir 96 - 24 |
|
|
|
|
|
|
|
|
Café Beaubourg, un soir d'automne. João Pedro Rodrigues est tranquille, avenant, souriant, sérieux cependant. Juste de l'autre côté de la place, il y a le Centre Pompidou, qui lui consacre une rétrospective intégrale. Il est aussi à Paris pour la promotion de L'ornithologue, son dernier film. Prix de la mise en scène à Locarno, il vient juste de recevoir le Grand prix du jury et le prix du public au festival Chéries Chéris à Paris. Il est devenu culte. Une égérie du cinéma LGBT, une référence dans le cinéma d'auteur. Rencontre. |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Ecran Noir: Comment réagissez-vous à ces prix qui s’accumulent pour L’ornithologue ?
Joao Pedro Rodrigues: Je ne m’attendais pas à ces prix. J’ai déjà été membre de jurys, et même si je lutte beaucoup pour des films que j’aime, et parfois je convaincs les autres, je sais qu’il faut faire des consensus. C’est en tout cas un bon signe pour la sortie du film.
EN: Peut-être que L’ornithologue est plus fédérateur, moins abstrait que les autres ?
JPR: J’ai du mal à penser à mes films avec un regard extérieur. Je ne suis pas sûr qu’il soit plus fédérateur. Je fais mes films très librement, et je pense que c’est très important. Mais c’est aussi plus difficile parce que c’est plus difficile de les financer. Quand j’ai commencé à faire des films, je ne savais pas combien j’allais en faire. Je n’avais pas de plan de carrière. Mais je me disais que ça allait plus facile si j’en fais quelques uns, et que ça marche plutôt bien. Et ce n’est pas le cas.
EN: C’est votre style qui effraie les financiers ? Le fait que votre cinéma ne soit pas formaté ?
JPR: Mais c’est le cinéma que j’aime. J’aime voir des films qui me surprennent. Je n’ai pas fait le film pour être surprenant, j’ai fait le film qui était en moi.
EN: Mais vous pourriez même avoir une certaine censure financière. Vous n’avez jamais fait un cinéma pudique. Vos scènes de sexe sont frontales par exemple. Vous êtes restés intègre au fil de votre œuvre.
JPR: J’ai eu de la chance aussi, surtout dans un film où il y a peu de productions chaque année. Pourtant j’ai toujours été soutenu par le CNC portugais. Le cinéma de mon pays est très libre et aucun ne se ressemble. Les univers sont très différents. Regardez le cinéma de Manoel de Oliveira, qui pourtant était très conservateur. Il a toujours été libre et fidèle à son style. Pourtant on oublie qu’il y a eu de nombreuses années où il n’a pas pu tourner, qu’il a longtemps été méprisé. Et pourtant il a traversé le siècle et même la dictature. Ce qui l’a sauvé c’est la reconnaissance internationale. Il y a ce côté un peu hypocrite au Portugal où on est reconnu seulement si on a du succès ou du respect à l’étranger. Mais Oliveira a toujours fait un cinéma libre. C’est très beau comme geste.
EN: Vous aussi vous faites un cinéma libre. Vous êtes juste plus romanesque, votre audace est moins radicale, moins littéraire. Vous manipuler les genres, entre comédie, fantastique, poésie, érotisme… Vous cassez ingénieusement les codes cinématographiques.
JPR: Je ne suis pas conscient de les casser. J’essaie d’être un peu instinctif et c’est pas le travail que j’arrive à faire quelque chose. J’essaie, avec les outils disponibles, de faire mon propre monde, d’un film à l’autre. C’est pour ça, peut-être que ça évolue, que ça va évolue vers quelque part.
Je ne me sentais pas seul dans la nature
EN: Outre votre passion pour les oiseaux, comment vous est venue l’idée centrale du film, cette errance où on se détache progressivement du passé ?
JPR: Je voulais réaliser un film « hors-la-vie ». Comme vous l’avez dit, c’est l’idée de revenir à un passé, mais à un passé d’enfant. Ce n’est même pas un passé érotique. Quand j’avais 8 ans, j’étais très naïf. Je regardais les oiseaux. Ce n’était pas du tout un éveil érotique qui m’amenait vers la nature. C’était quelque chose de solitaire parce que j’étais un enfant solitaire. Pas triste, hein. Souvent les gens pensent que la solitude est triste. Mais je suis toujours solitaire. J’aime aller au cinéma seul par exemple. Mais je ne me sentais pas seul dans la nature. Et je n’avais pas peur, même pas celle de me perdre. Mon père m’avait offert ma première paire de jumelles quand j’avais 8 ans. On allait dans la maison de campagne, qu’on a toujours, et j’avais un rapport un peu scientifique en regardant les oiseaux. Je prenais des notes, je connaissais les espèces, leur vie selon les saisons. Je me levais très tôt, avant même mes parents. Il y avait un garçon de la région qui m’a amené dans des endroits inconnus.
EN: Les oiseaux étaient vos amis d’enfance finalement… Et là vous leur rendez hommage en les filmant. Pas seulement en les contemplant avec votre caméra puisque vous les filmez comme s’ils nous regardaient.
JPR: Oui cette idée vient de là. Je les ai regardé. Je voulais filmer comment ils me regardaient. Je m’interrogeais : « qu’est ce qu’ils voient quand ils me regardent ? » Car je sentais qu’ils me regardaient. Mais vous savez il faut apprendre à les voir. Il faut beaucoup de patience, comme pour le cinéma. Parce que les choses ne se produisent pas comme ça, instantanément. Pour arriver à quelque chose d’intéressant, ça peut prendre du temps. Il y a un apprentissage. Par exemple, les oiseaux deviennent moins farouches, ils s’habituent à votre présence. Et vous, vous savez que s’il y a un nid, ils vont y revenir.
Cette idée je l’ai utilisée du coup comme un parti pris fictionnel. Les oiseaux voient ce que les humains ne voient pas, comme cette transformation de Fernando en Antonio.
EN: Saint Antoine de Lisbonne et Saint Antoine de Padoue sont le même saint. Il est mort malade. Et on peut ajouter Saint Antoine le grand, qui est un ermite légendaire. Pourquoi ce saint ?
JPR: J’ai fait un court métrage en 2012, en coproduction avec le Fresnoy où j’étais professeur. Le 13 juin au Portugal, il y a une grande fête en hommage à Saint Antoine. Les gens sortent et se saoulent.
EN: Il n’y a pas que le 13 juin que les gens sont ivres à Lisbonne…
JPR: Oui, c’est vrai. Mais là c’est encore pire le 13 juin. Une fois je suis sorti. Je n’avais pas bu. J’ai observé la grande énergie des gens, l’aspect festif qu’il y avait avant la soirée. Et au retour, c’était l’enfer. Les gens étaient comme des zombies. Et j’ai réalisé ce retour de de la fête. C’est quarante jeunes qui reviennent chez eux et qui sortent du métro. C’était ma rencontre avec Saint Antoine, qui est né à Lisbonne et mort à Padoue [en Italie, ndlr]. Après j’ai découvert que c’était le Saint le plus connu au monde. Ça m’intéresse de partir d’un mythe qui est très enraciné dans l’histoire portugaise, mais pas seulement portugaise, et d’un mythe qui a été en plus fictionnalisé. Pendant la dictature ([de Salazar, ndlr], jusqu’en 1974, la religion catholique était un pilier de ce régime. Saint-Antoine était un symbole. Il nous a été vendu comme le Saint des bonnes mœurs, de la famille, de l’amour.
Mais à l’origine, il était franciscain, il abandonnait les richesses, pour communier avec la nature, pour embrasser la pauvreté et les autres. Il y avait ce rapport avec la nature. Il y a des tableaux et des écrits où Saint François parlait aux oiseaux, Saint Antoine aux poissons. J’ai pris comme base ces mythes tout en renouant avec leur aspect plus originel, plus vrai, tout en le réactualisant à ma façon.
Même si ce qu’on connaît de ces Saints, c’est de l’ordre du mythe. Il est né au XIIe siècle, il est mort au XIIIe siècle. Il n’y a pas vraiment de témoins de l’époque. Et tout ce qu’il y a comme traces ce sont des écrits qui ont été rédigés longtemps après. Je me suis basé sur cette mythologie universelle, même si elle est très portugaise, et j’en ai fait une toile fictionnelle.
EN: Et assez atemporelle aussi.
JPR: Tout à fait. C’est même un peu comme un film d’époque. L’ornithologue se passe entièrement en décors naturels et la nature n’a pas vraiment changé depuis le Moyen Âge. J’ai filmé dans des endroits où on ne voit pas la présence de l’Homme, qui n’ont pas été transformés par l’Homme. On est donc dans un temps un peu hors du temps. Même s’il y a des accessoires contemporains, comme le téléphone portable.
EN: Mais il le jette. Il abandonne complètement tout ce qui est lié au monde contemporain. On en vient à l’autre grand thème de votre œuvre, c’est l’identité, la métamorphose même des individus. Là Fernando rejette son passé.
JPR: Il ne le rejette pas. Il devient un autre. Le film pourrait être lu différemment d’ailleurs. On sait que Fernando est malade, on ne sait pas quelle est sa maladie, c’est volontaire. Il va au-delà de la mort. Il survit à la mort. Ça c’est quelque chose de très présent dans mon cinéma. Bien sûr c’est un au-delà de fiction, fantastique. C’est le monde des ombres et des fantômes.
EN: Il y a aussi ces Chinoises, sirènes ou saintes maudites, ces Amazones, ce Jésus innocent. Vous invitez d’autres mythes de notre civilisation…
JPR: C’est quelque chose qui m’intéresse ce mélange de mythes, pour créer une mythologie personnelle ou une mythologie du film. J’espère avec un peu d’humour, de joie et un côté un peu ludique. Je prends aussi les traditions païennes comme cette fête des garçons que je fais revivre comme s’il s’agissait d’une danse indienne dans un Western. Ils parlent une langue, le Mirandais, qui était interdite durant la dictature, mais qui a survécu et qui est maintenant enseigné dans les écoles de la région où j’ai filmé. J’aime quand on prend des directions différentes, quand tout ne devient pas pareil.
Ce serait chiant que tout le monde se ressemble.
EN: Vous vous battez contre une uniformité.
JPR: Oui c’est ce que je revendique avec mon cinéma. Je vois souvent des films qui se ressemblent les uns aux autres. Ce n’est pas ça qui m’intéresse. Je veux découvrir un univers qui soit particulier, une vision du monde qui soit particulière. Pas que dans le cinéma d’ailleurs. Dans la littérature, dans la vie. Ce serait chiant que tout le monde se ressemble.
EN: Vous aimez troubler. Vers la fin, on ne sait plus vraiment qui est mort et qui est vivant.
JPR: C’est un chemin, comme un chemin de croix, une martyrologie. C’est un personnage qui subit plusieurs martyrs, plusieurs morts. Il pourrait être mort dès le départ et il croiserait alors ses premières saintes, les deux chinoises.
EN: On en revient à l’évolution. Vous avez une rétrospective intégrale au Centre Pompidou. Comment vous vous voyez aujourd’hui ?
JPR: C’est drôle parce que ça tombe à mes 50 ans. Toujours, quand on arrive aux décades, et on regarde un peu en arrière. Et L’Ornithologue, même si ce n’est pas un film autobiographique, il y a beaucoup d’autoportrait. Et le film de commande du Centre Pompidou, Où en êtes-vous Joao Pedro Rodrigues ?, est aussi un autoportrait. Ça fait du sens.
EN: Comment vous analysez votre parcours cinématographique par rapport à votre vie ?
JPR: C’est un apprentissage. C’est une éducation… je dirai une éducation sentimentale (sourire).
EN: Dès qu’on est en France, on cite Flaubert !
JPR: C’est pas mal ! (rire) Moi, j’aime beaucoup Flaubert.
EN: Vous aimez Proust, vous avez même appris le Français en le lisant, Flaubert, les vieux films. Mais dans le monde moderne, vous aimez quoi ?
JPR: J’ai du mal avec beaucoup de choses. Disons qu’il y a tellement de choses à lire, à voir. Je suis un peu ancien. Mais j’aime beaucoup Guiraudie. Je le connais depuis longtemps.
EN: Lui aussi, comme vous, accède à un statut disons différent. Désormais il est en compétition à Cannes, il est distribué plus largement.
JPR: Mais en France, il y a beaucoup de salles, beaucoup de films qui sortent. Au Portugal, il n’y a presque pas de salles. C’est très difficile de sortir un film. Par exemple, L’ornithologue est mon film qui a fait le moins d’entrées dans mon pays. Les gens ne vont plus au cinéma. Le dernier film d’Apitchapong Wheerasethakul a fait moins de 400 entrées.
EN: Et hormis, le cinéma, il y a d’autres arts qui vous intéresseraient ?
JPR: La peinture. Je pense que j’ai appris le cinéma à travers la peinture. J’allais dans les musées très jeune. Ma mère m’y amenait. Aujourd’hui j’y vais seul.
EN: Vous aimez la solitude ou vous n’aimez pas l’accompagnement.
JPR: Non (sourire). J’ai le même ami depuis… lui il dit 28 ans, moi je crois que c’est 26 ans. Mais j’aime aller au cinéma, au musée seul comme je vous l’ai dit. Je ne vois pas ça comme quelque chose de social. J’ai du mal avec le social. Avant, il n’y avait pas autant de films à la télévision, il n’y avait pas Internet. On allait donc au cinéma. De toute façon j’ai du mal à communiquer, à parler de moi-même.
EN: La solitude ou l’absence de liens sociaux m’amènent à un autre thème de votre film, la perte de l’innocence. La transformation de Fernando c’est même un retour à une certaine innocence, presque enfantine.
JPR: Je pense en effet que l’innocence c’est très bien choisi. Je pense qu’il y a une naïveté que j’espère ne jamais perdre. Même dans la forme de mes films. Je crois beaucoup à une espèce d’instinct. Mais pas au sens de la facilité. Cet instinct provient du travail. Je ne sais pas forcément expliquer comment telle chose doit être faite. Ce n’est pas non plus de l’illumination ou de l’inspiration. Tout vient du travail. Ce n’est pas quelque chose qui vient immédiatement. Parfois je dois me battre avec moi-même pour essayer de faire un plan de manière la plus simple, la plus juste, la plus économique possible.
EN: Et qu’est-ce qui a été le plus difficile pour vous sur ce film ?
JPR: Me mettre en scène. J’ai peur de mon regard. Toutes les scènes où j’apparais je les ai aussi faites avec Paul [Hamy, ndlr]. Je n’étais pas sûr jusqu’au moment du montage de vouloir me voir, si ça allait fonctionner. C’est assez drôle d’ailleurs : chaque spectateur comprend que j’apparais à des moments différents du film. C’est un peu voulu de ma part. Cette sensation, presque physique, bizarre, était recherchée. J’aime assez ça.
EN: Et aujourd’hui comment vous vous regardez ? Ou comment vous voyez vos films ?
JPR: Je n’aime pas regarder mes propres films. J’essaie de les oublier. J’ai toujours la sensation que chaque film est un aboutissement. On en revient à l’apprentissage. J’ai très peur de refaire le même film tout le temps. Bien sûr ils se ressemblent, mais ils sont très différents les uns des autres. Je ne veux pas trouver confortable de faire des films. Je veux me remettre en question, me questionner. Parce que dans ma vie, je suis comme ça aussi. Je refuse de trouver une formule pour faire du cinéma, j’espère ne jamais tomber dans ça.
EN: Vous êtes un peu comme vos personnages, finalement. Obsessionnel, angoissé…
JPR: Complètement. Je suis complètement obsessionnel.
vincy
|
|
|
|
|
|
|
|