Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



Karim Aïnouz
Toni Servillo
Félix Dufour-Laperrière
Jayro Bustamente
Gilles Perret
Hélène Giraud
Ryusuke Hamaguchi
Rohena Gera







 (c) Ecran Noir 96 - 24



Nous sommes en mai. Le soleil est radieux. Le ponton du Majestic à Cannes accueille l'équipe brésilienne de La vie invisible d'Euridice Gusmao, qui recevra quelques jours plus tard le Prix Un certain regard du meilleur film. Karim Aïnouz - Madame Satã, Praia do Futuro - a adapté un best-seller de Martha Batalha avec brio. Un superbe mélodrame qui en dit long sur la place de la femme au Brésil. Il nous parle en français, parfois en portugais ou en anglais, de cette aventure intime, avec générosité et volubilité.
Ecran Noir: Vous dites avoir beaucoup coupé dans l'histoire du roman. Quelle partie n'avez-vous pas gardé?

Karim Aïnouz: Dans le roman, les deux soeurs se revoient bien avant l’épilogue. Guida se marie avec un garçon de Rio. J'ai fait des changements, disons, mécaniques au point de vue de l’histoire pour que ça puisse tenir debout. Dans un livre, on peut écrire un paragraphe où on explique qu’Euridice a longtemps cherché sa sœur, qu’elle ne l’a pas trouvée et que sa vie a continué sans elle. Au cinéma, ça ne tient pas. J’ai donc introduit le personnage du détective. Et puis j’ai changé certains détails des personnages. En voulant faire un portrait de femmes, je devais modifier certaines choses pour que ça passe mieux au cinéma. Dans le roman, Euridice n’est pas musicienne par exemple. Elle a beaucoup de talents : tout ce qu’elle fait, elle le fait bien. Mais en ajoutant son rêve d’aller étudier et jouer en Europe, l’étouffement est beaucoup plus fort. Je crois que ça parle beaucoup de l’invisibilité, alors le silence, la musique étaient une façon de l’illustrer. Et puis le mélodrame et la musique, ça se marie très bien.

EN : Même quand elle joue du piano, Euridice est d’ailleurs un peu absente d’elle-même, toujours un peu ailleurs.

KA: Cette absence, c’était important à mes yeux. Je l’ai voulu ainsi. Fernanda Montenegro est venu quatre fois sur les plateaux pour voir comment Carol Duarte incarnait Euridice, pour s’imprégner du personnage. Il y a un plan, après avoir quitté son piano, où elle est complètement effacée, comme morte. Invisible justement. Et pour moi, Fernanda devait reprendre cette attitude. Elle parle beaucoup dans la vie. J’ai donc voulu que cette comédienne incroyable soit silencieuse, comme un fantôme. C’est le lien entre deux les époques. Et c’est ce qui donne le titre du film.

EN: Et vous avez décidé de changer la fin...

KA: Parce que je crois que la vie n’est pas comme ça, comme un conte de fée.

EN: C’est votre côté réaliste.


EN: Comme cette séquence d’introduction dans la jungle, où l’une des deux jeunes sœurs se perd.

KA: Cette scène devait se faire avec deux enfants qui interprétaient Guida et Euridice très jeunes. On a passé toute la journée à tourner avec des enfants et il y avait quelque chose qui ne passait pas. Et puis j’ai essayé avec mes deux actrices principales et j’avais trouvé la scène qui allait construire mon histoire.

EN: On est très loin des happy ends des telenovelas...

KA: C'est un gros problème des telenovelas, pour moi : ça ne marche pas du tout parce qu’on est tout de suite dans scène, ça n’a pas de mystère, ça n’a pas de distance. Dans le film, j'ai toujours essayé qu'on soit avec elles, qu'il y ait quelque chose entre nous et les personnages, même si ce n’est pas explicite - un miroir, des murs - tout en gardant un peu de distance. Il faut savoir jouer avec le mélodrame parce que sinon ça devient très plat et très prévisible.

EN : Une dernière question. Vous vivez en Europe, mais vous tournez au Brésil. Les films brésiliens qui arrivent en France montrent un pays malade, où l'élite et le patriarcat et la religion semblent de plus en plus dominants. C'est important de vous engager pour ce pays? de parler du Brésil, au-delà du cinéma?

KA: C’est important d’en parler, oui. Si vous m’aviez posé cette question il a 4 mois avant l’élection de Bolsanaro, j’aurai été désespéré. Je ne suis pas moins désespéré mais je crois que c'est tragique, que c'est triste mais je préfère toujours penser qu’on est là, j'ai l'espoir que ça ne va pas beaucoup durer. Il y a une semaine, il y a eu des manifestations parce qu'il a fait beaucoup de coupes dans l'éducation, et beaucoup de monde sont sortis dans la rue. Je crois qu'il y a quand même une réponse du peuple qui commence à se faire entendre. Il ne faut pas oublier que 48 millions de personnes n’ont pas voté pour lui. C'est clair qu’il veut vendre le pays pour rien. Il est une sorte d’écran de fumée, une fumée toxique. Je préfère être du côté des positifs, en célébrant tout ce qu’il se fait de bien actuellement au Brésil. Par exemple, c’est la première fois qu’on a autant de femmes au Sénat. Et puis la création continue. J’ai fais un film il y a très longtemps - Madame Sata – avec Lazaro Ramos. Et là, il tourne son premier long métrage. Voilà, je crois qu'il y a plein d'initiatives qui se passent et je préfère jeter de la lumière sur ces initiatives que de se plaindre. Le Brésil, ce n’est pas que Bolsanaro. On représente beaucoup plus ce pays, cette résistance que le gouvernement qui est au pouvoir. Ce Brésil de Bolsanaro n’est pas le nôtre.


   vincy

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