Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



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 (c) Ecran Noir 96 - 24



Présenté lors du dernier festival d’Annecy, L’extraordinaire voyage de Marona y a fait sensation, avec une esthétique libérée de toute contrainte et des ambitions formelles qui renvoient sèchement dans leurs quartiers la majorité de la production de longs métrages d’animation actuelle. Sublime et bouleversant, le film raconte dans une explosion de mouvements et de couleurs la vie d’une petite chienne qui passe de maître en maître, tentant d’apporter à chacun le bonheur qu’il recherche si désespérément. Un conte familial aux multiples niveaux de lecture, qui n’est jamais ni mièvre ni complaisant, mais élève au contraire son récit à une vision allégorique du monde. Anca Damian, à qui l’on doit déjà plusieurs longs métrages, dont Le Voyage de Monsieur Crulic et La Montagne magique, signe ainsi une oeuvre singulière et incontournable qui marque un jalon dans le monde de l’animation. Nous avons eu la chance de la rencontrer à Annecy pour échanger sur ses inspirations et sa méthode de travail.
Ecran Noir : Comment est née Marona ?





Anca Damian : Marona est inspirée par la réalité : j’ai sauvé une chienne qui était dans la rue. J’ai essayé de la placer dans des familles parce que je ne pouvais pas la garder. Là, j’ai vu qu’elle changeait les familles où elle était hébergée, par l’empathie dont elle faisait preuve. C’est de là qu’est née l’inspiration du film. Je me suis dit que c’était un film dont on a besoin. On parle de tant de choses qui ne sont pas vraiment vitales pour saisir le sens de la vie, et on ne parle pas des choses importantes qui construisent l’homme. On ne parle pas assez de l’empathie et de la recherche de soi-même ! C’est un sujet qui a des niveaux de lecture pour tous les âges. Un conte sur ce que c’est le bonheur, vivre le moment présent, trouver les petits bonheurs de chaque moment. Le film n’est pas politique, mais je le trouve plus important, et plus subtil dans son message, car il offre du divertissement, s’adresse à tous les âges, et est en même temps très profond, très pur dans son contenu. Et à la fin, il fait réfléchir sur ce que l’on fait de nos propres vies. Il nous permet de réaliser quelles choses sont vraiment importantes, et comment on les néglige parfois pour mille choses sans importance.

EN : C’est pour cela que vous avez choisi une esthétique aussi libre ? Parce que chaque petit moment de la vie a ses propres couleurs ?

AD : Dans le langage de l’animation, je me sens très libre. Je n’ai aucun préjugé sur comment les choses devraient être faites. Probablement parce que j’ai une éducation en arts visuels, mais pas en animation. J’ai appris seule. Il n’y a pas d’école d’animation en Roumanie. A chaque film, je me dis que je dois trouver la meilleure manière de raconter l’histoire. Il n’y a pas de contrat sur le fait de faire le film en 2D ou en 3D. Tout doit être très cohérent, organique, avec l’histoire. Par exemple, La Montagne magique était polymorphe, parce que la vie est polymorphe. La vie de cet homme [l’artiste polonais Adam Jacek Winkler] était polymorphe. C’est très simple. Pour Marona, l’idée était de créer “l’espace subjectif” du personnage. Par exemple, lorsqu’on parle ensemble, je suis dans une connexion énergétique avec vous, tout le reste est flou, j’ai une perception subjective de l’espace. On peut rendre ça visible dans une mise en scène d’animation. Pour tous mes films je fais un concept visuel, et ensuite les artistes viennent et ajoutent leur couche de création. Je ne dessine pas moi-même, je donne des références visuelles, et ce sont eux qui les enrichissent avec leur créativité.

EN : Comment s’est passé le travail en équipe ?

J’ai d’abord contacté Brecht Evens car j’adorais son univers. On s’est rencontré et le projet lui a plu, mais il n’avait pas le temps de tout faire. C’est lui qui m’a proposé de travailler avec Gina Thorstensen et Sarah Mazzetti. Il a fait le design des personnages, c’est-à-dire qu’il a fait des esquisses. Ensuite, j’ai retravaillé chaque design avec l’animateur qui était en charge du personnage, parce que chaque personnage, même les plus secondaires, avait son animateur attitré. A la fin, Brecht a dit que les personnages du film étaient mieux que ses dessins ! Ca m’a fait vraiment plaisir. Gina et Sarah étaient plutôt en charge des décors, mais elles ont aussi travaillé sur des figurants. Elles sont toutes les deux complémentaires : Gina est très bonne dans tout ce qui est organique et foisonnant, mais elle ne sait pas tracer une ligne droite ! Sarah est beaucoup plus carrée, c’est elle qui a travaillé sur le chantier, par exemple. Je suis très reconnaissante à l’équipe artistique. Ils sont tous allés dans la même direction, au service du film.

EN : Pouvez-vous nous dire quelques mots de la construction du récit ?

AD : Les trois parties correspondent à trois âges : enfance, adolescence et maturité. Dans l’enfance, tout est possible. Tout est magique, l’espace se métamorphose. Dans la période d’adolescence, comme Itsvan est bloqué émotionnellement, l’espace est rigide. Le chantier est comme la projection de la construction de leur relation. L’appartement de Itsvan devait être comme un mur. L’espace n’a pas de profondeur. On ne peut pas lui échapper, tout est bloqué. Dans la troisième partie, l’appartement de Solange devait avoir des angles, car chacun a son espace. Ils sont tous seuls, mais tous ensemble.

EN : Quelles techniques avez-vous employées ?

AD : Pour les techniques, on a des moments en 3D pour rendre la profondeur de l’espace. On a aussi des personnages 3D. Ce sont les méchants, car je trouve que les personnages 3D sont moches… On a bien sûr du cut-out, par exemple le grand-père. En Roumanie, les animateurs mélangent les techniques pour gagner du temps. Sur Marona, chacun s’est approprié son personnage. J’étais en contact avec tout le monde, tout le temps. C’était très enrichissant. On voyait que chaque retour était un cran au-dessus du précédent.

EN : Comment savez-vous jusqu’où aller, esthétiquement comme émotionnellement ?

AD : C’est l’histoire qui me conduit. L’important c’est de réussir le dosage humour / émotions. Je pense que s’il manque l’un des deux dans un film, il ne reflète pas la complexité de la vie. Je casse toujours le drame avec un élément comique, c’est vital, pour moi. Pour ce qui est des idées visuelles, j’ai gardé celles qui étaient les plus efficaces pour raconter l’histoire. Quand je commence un film, j’ai la vision du film entier. Il y a des zones de flou, mais j’ai une intuition visuelle. J’essaye de suivre cette vision, mais aussi d’aller plus loin. C’est comme la vision de l’espace. Tout cela existe, mais pour l’accomplir, c’est un travail de chaque jour, avec une multitude de détails à régler en permanence.

EN : Pouvez-vous nous dire un mot de The Island, votre prochain projet ?

AD : C’est une folie ! Je suis très excitée de le faire. Je vais le faire en France, avec une équipe à Lille, et notamment avec le réalisateur Gilles Cuvelier. C’est une comédie musicale animée, hors normes. C’est le film le plus fou que j’ai jamais fait, une sorte d’oeuvre post-moderne. Le point de départ est une réinterprétation de Robinson Crusoé par le poète surréaliste roumain Gellu Naum dans une pièce de théâtre. De cette pièce, Ada Milea et Alexandre Balanescu ont fait un concert. Je me suis inspirée librement de ce concert pour écrire le scénario. On prend quelques morceaux du concert, mais on a réécrit la musique pour le film. On a mis l’histoire dans une île méditerranéenne de nos jours. C’est une merveilleuse fin du monde !


   MpM