Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



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 (c) Ecran Noir 96 - 24



L’œil du témoin

Un film s’écrit, se tourne et se monte. Trois écritures pour un seul résultat à l’écran. La femme que je rencontre rédige depuis plus de trente ans la troisième version des oeuvres de Claude Chabrol. Chef monteuse images et son, Monique Fardoulis regarde la première et comme personne l’une des filmographies les plus subtiles, les plus marquantes du cinéma français.
Il fait beau ce jour-là. Chabrol fête ses cinquante ans de cinéma. Bellamy est d’ores et déjà un cru millésimé. Depardieu y est plus féminin que jamais. Elle m’attend devant un café dans la salle du restaurant des Studios de Boulogne-Billancourt. Blonde, les cheveux au carré, menue, élégante dans un jeans et une veste de fourrure noire. Quand elle me voit arriver, elle tourne son visage. Me sourit. À ce moment précis, si Monique Fardoulis voulait se faire passer pour la sœur de Mireille Darc, tout le monde la croirait !

EN : Assistez-vous aux tournages des films de Chabrol ?

MF : En coup de vent parce que je monte pendant ce temps-là ! J’ai passé un week-end à Nîmes pendant les prises de vue de Bellamy. J’ai assisté au tournage de la séquence du tango dans le garage avec Vahina Giocante et Jacques Gamblin. Est-ce que pour vous cette séquence de danse est un fantasme de Bellamy ?...

EN : Oui, parce qu’il me semble que dans ses films - et particulièrement dans celui-ci - l’intrigue intéresse moins Chabrol que les personnages. Dans Bellamy, Depardieu ne cesse de commenter les séquences précédentes. Ce sont ses paroles, ses aphorismes, ses pensées, ses fantasmes qui construisent l’histoire…

MF : C’est drôle, un autre journaliste m’a dit la même chose. Personnellement, je n’ai jamais vu ça en montant le film. Pour moi, c’est la femme de Jacques Gamblin jouée par Marie Matheron qui fantasme le tango.

EN : Pourtant, Chabrol revendique le parti pris que Bellamy est perçu par le prisme du commissaire. Lors de l’écriture du scénario, il a même pensé filmer le récit en caméra subjective.

MF : Et vous pensez que le frère de Bellamy couche avec sa femme ?

EN : Non, pas vraiment…

MF : Eh bien, mois si ! (rires) Il y a quand même des indices qui penchent vers cette évidence. Le plan des draps froissés. Quand Bellamy demande à sa femme si elle a consommé, Marie Bunel lui répond un "quand ?" très étrange, très ambigu. Quand j’ai monté le film, Claude m’a demandé : "Alors, à ton avis, ils ont couché ?... ". J’ai répondu par l’affirmative. Lui aussi en était convaincu !

EN : Bellamy prétend à un moment qu’il a de la chance. J’ai l’impression qu’au pays du cinéma, c’est une phrase que Chabrol pourrait reprendre à son compte.

MF : Oui, certainement. Tourner avec une telle régularité sur la longueur du temps, c’est assez exceptionnel quand même.

EN : Il dit aussi que pour faire durer une histoire d’amour, il faut abandonner son quant à soi.

MF : C’est pas faux… (rires)

EN : Vous évoquez le plan des draps froissés. Les relations sexuelles sont présentes par des signes, mais toujours hors champ dans Bellamy.

MF : Oui, c’est vrai. Et même si la femme de Bellamy a couché avec son beau-frère. Est-ce si grave ?...

EN : On lave le linge sale en famille !

MF : J’allais le dire ! (rires) Dans l’univers cinématographique de Chabrol, le désir est exposé d’une façon beaucoup plus cérébrale que physique. Je me souviens d’une conversation avec Claude dans les années 1970. Je vantais à tout craint Music Lovers de Ken Russel avec Richard Chamberlain et Anton Chiluvsky. Chacha était effaré. Il ne pouvait comprendre mon intérêt pour ces deux acteurs filmé nus en train de danser devant un feu de cheminée. Il s’est exclamé : "Avec leurs zizis qui tressautent à chaque instant !". Ce film que j’avais trouvé si beau et émouvant était totalement ridicule à ses yeux ! (rires) La sexualité dans les films de Claude sert de prétexte. Dans La femme infidèle, l’adultère entre Stéphane Audran et Maurice Ronet ne sert qu’à révéler l’amour de Michel Bouquet. À la fin du film, elle découvre l’immensité des sentiments de son mari à son égard. C’est magnifique !

EN : C’est drôle que vous disiez cela parce que Bellamy m’a fait penser à La femme infidèle. Le sexe et la jalousie sont étroitement mêlés. Il y ce plan où Gérard Depardieu dans les escaliers découvre Clovis Cornillac torse nu sur le palier. En champ contre champ, Bellamy est filmé en plongée. Son frère cadet en contre-plongée. La jeunesse de l’un semble dominée, écrasée presque la maturité de l’autre. Le regard de Depardieu sur la fraîcheur physique de Cornillac alimente le doute de l’adultère dans l’esprit du commissaire.

MF : Oui, c’est très juste.

EN : Pendant le tournage, vous recevez les rushes du film au jour le jour ?

MF : Oui, Claude cercle certaines prises, c’est-à-dire qu’il sélectionne celles qu’il désire au montage. Sur chacune, il y a ses commentaires. Le chef opérateur préfère tel plan ou l’acteur, l’actrice penchent pour celui-là. Au final, je choisis celui qui convient le mieux au montage. Presque toujours, c’est la prise de vue choisie par Chabrol.

EN : Et vous montez ainsi le film pendant son tournage…

MF : Tout à fait. Claude visionne le premier montage de son film deux ou trois semaines après la fin du tournage. Ce premier jet est souvent le dernier, à peu de choses près. Les quelques changements résident dans des coupes quand le film est trop long ou quand le regard d’un acteur annule les dialogues d’une séquence. C’est très difficile de décider d’une coupe dans un film de Claude.

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