(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Quatre ans après son film hommage à la nouvelle vague, Visage, qui réunissait Lætitia Casta, Jean-Pierre Léaud et son acteur fétiche Lee Kang-Sheng, le cinéaste taïwanais Tsai Ming-Liang revient avec Les chiens errants, une œuvre envoûtante et radicale pensée comme une succession de plans quasi fixes qui tentent de saisir le passage du temps. Un film exigeant qui se détache presque entièrement de toute narration pour aller vers un langage à la fois instinctif et sensoriel, et qui a valu au cinéaste le Grand prix de la dernière Mostra de Venise. Egalement honoré au Festival de cinéma asiatique de Deauville, où une rétrospective de ses films était organisée, Tsai Ming-Liang ne semble pas avoir perdu son sens de l’humour face à ce déluge d’éloges. Il parle avec légèreté de son nouveau film, de sa méthode de travail, et de cinéma en général, égratignant au passage certains tics de ses contemporains. |
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EN : Vous rendez au cinéma sa dimension d’art dans/de la durée, alors que la plupart des films manipulent le temps artificiellement. Chez vous, le temps devient une des dimensions essentielles du film.
TML : En effet, je ne manipule pas le temps. Je ne fais pas de ralentis ! Dans un sens, j’essaye de restituer le temps par le cinéma. Par exemple, Lee Kang-sheng qui marche très lentement. Les gens me disent : "pourquoi vous ne faites pas un ralenti pour qu’il marche encore plus lentement ?" Mais pour moi c’est important qu’il fasse un effort extrême pour y arriver. C’est ça tout l’intérêt. Ce que l’on voit, ce n’est pas seulement Lee Kang-sheng qui marche lentement, mais surtout le temps qu’il met pour y arriver. On sait ce qui est commun : les voitures vont plus vite que les piétons, etc. On a des repères normaux du temps. Mais pourquoi je lui demande de marcher extrêmement lentement. Ce n’est pas pour voir simplement quelqu’un qui marche lentement. C’est aussi pour qu’il devienne une sorte de repère pour voir combien le monde qui nous entoure va vite.
Le cinéma est un art qui combine l’image et le temps mais nous avons perdu aujourd’hui dans les films ce composant essentiel qu’est le temps. Nous le compressons, nous l’accélérons. Nous pensons que nous sommes des créateurs tout puissants d’un nouveau monde d’illusions, d’un nouvel espace-temps. Mais après toutes ces années, qu’est-ce qu’on voit à travers les films ? C’est juste un monde d’illusions. Un monde créé par les scénaristes considérant un nombre de sujets très importants : la guerre, l’amour, l’humanité… Mais est-ce qu’il y a une question à laquelle on a trouvé une solution ? Il y a toujours la guerre. On peut être ému la veille par un film anti-guerre mais la guerre continue. Quelque part, on est passé à côté de la force fondamentale du médium qu’est le cinéma. On ne sait que faire de l’argent avec les films. Ca me gêne beaucoup : on passe énormément de temps pour voir des films sans intérêt. On n’a jamais été changé par un film. Avant, quand j’étais jeune, j’ai vu des films qui m’ont changé. Mais aujourd’hui il y en a de moins en moins. Il n’y en a plus.
EN : Les chiens errants fait un constat amer, mais il y a malgré tout l’idée que le beau survit à tout : il y a la beauté de la nature, la beauté des bâtiments délabrés, la beauté de cette fresque miraculeuse au milieu des ruines…
TML : Il faut au moins qu’il y ait quelque chose de beau dans le film sinon personne n’ira le voir ! On est entouré de constructions immondes mais une fois qu’elles sont abandonnées, elles sont démises de leur fonction initiale, elles deviennent belles. Cette sensation de beauté vient de la beauté du temps mais aussi de la projection des souvenirs. Les spectateurs taïwanais ont aussi trouvé la ruine belle. Mais pourtant aucun ne s’est arrêté devant ou ne s’y est aventuré. Seuls les vagabonds y habitent. Mais quand les spectateurs ont vu ces maisons brûlées, ils ont dit "c’est magnifique, c’est formidable". Quelque part, c’est ironique, non ? Si on pense qu’une maison est un être qui a ses sentiments aussi, la beauté vient de l’abandon et de l’isolement. Le spectateur s’est sans doute identifié à cette ruine. Evidemment, il y a le travail du chef opérateur. Pour moi, chaque prise de vue doit être utile et efficace. Chaque plan. Il doit offrir quelque chose à contempler. Chaque cadre doit être précis. Et la durée de chaque plan aussi. La plupart des films que l’on voit aujourd’hui, ce ne sont pas des films selon ma définition. Le fondamental, c’est l’esthétique du film.
EN : Comment travaillez-vous avec les directeurs de la photographie ?
TML : J’ai travaillé avec mon équipe récurrente sur Les chiens errants. On ne fait jamais de réunions. Juste avant le tournage, on fait les repérages pour visiter les décors. C’est surtout très technique : où on va poser le groupe électrogène, comment éclairer la scène pour optimiser le temps de tournage… Mais on ne parle jamais du cadre.
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