Un film en noir et blanc. Peu de musique. Tourné le plus souvent en caméra à l'épaule. Un livre qui l'obsédait mais une histoire difficile à raconter et un sujet financièrement casse-gueule. Pourtant Spielberg ira jusqu'au bout, sans concession. Il acceptera en grande partie " Jurassic Park " pour avoir les mains libres sur ce projet bien plus personnel. Il échangera " Cape Fear " avec Scorsese qui travaillait sur " Schindler ".
A sa sortie, il y eut les bravos, les Oscars, les éloges, la reconnaissance éternelle de la communauté juive. Il y eut aussi les boudeurs, les critiques français qui y virent une atteinte à la Shoah, les incrédules trop attachés aux étiquettes, les provocateurs qui hurlèrent à la pornographie émotionnelle. Encore maintenant, certains insistent pour voir dans " Schindler " une œuvre lâche, esthétisante, traîtresse à sa cause. Son grand pêché aura été d'atteindre le grand public au cœur avec un sujet difficile et encore trop souvent contesté par des extrêmistes. Sa rentabilité financière servira pourtant à créer une Fondation pour la Mémoire de l'Holocauste. Rien de vraiment véniel.
Pourtant, hormis la fin (contestable dans sa forme) et la scène de douche (impossible à montrer dans sa réalité, il a préféré une pirouette scénaristique inutile), le film est un chef d'œuvre, une grande réussite du cinéma. D'abord parce que l'idée de départ est un motif honnête, pédagogique même, et un désir de cinéma visible. L'influence d'un certain cinéma européen se fait sentir. Sans aucun doute, pour le réalisateur, il y aura un avant et un après " Schindler ". La pauvreté de " The Lost World " n'a d'égal que celle de " Hook ". Robin Williams, justement, qui tournera plus tard une histoire d'Holocauste, était celui qu'il appelait pour rester éveiller et garder la notion du rire au milieu de ce cauchemar qu'il faisait revivre. Pour une fois, pas besoin de requins, de dinosaures ou de sectes indiennes : l'homme suffit à créer l'atrocité. Ici le fantaisiste n'existe pas : la réalité a existé.
L'œuvre fait référence à quelques éléments de la filmographie de Spielberg. La petite fille au manteau rouge dans la foule du ghetto fait écho à Jim, en uniforme rouge, dans la foule de Shanghai. Mais surtout, il y a un respect évident qui s'affiche. A l'instar de Schindler, on sent que Spielberg veut se racheter. Il sauve sa propre mémoire. Il assume sa vie dans son entité, comme avec " A.I. " il assumera sa vision spirituelle de l'humanité.
L'humanisme et l'idéalisme qui se dégagent de cette œuvre altruiste (en cela bien plus réussie que " Always ") doivent aussi beaucoup à la démence charnelle, sexuelle, bestiale, épicurienne, du personnage de Ralph Fiennes. A lui seul, il symbolise la bête immonde - le nazisme - qui font oublier les pantins nazis des Indiana Jones. Pourtant on voit aussi une victime de son destin, de ses choix, de sa tragédie. Liam Neeson, avec une classe immense, ne fait pas de Schindler un héros, mais un privilégié qui comprend le sens de l'Histoire, et ses erreurs, et qui tente de s'en laver les mains. C'est d'ailleurs ce qui rend l'histoire si forte, si proche de n'importe qui : la possibilité de réparer et de pardonner.
Mais il faut reconnaître que Spielberg s'est surtout débarrassé de ses références, trouvant une véritable liberté et une inspiration réelle dans chacune de ses scènes. La séquence de la liquidation du ghetto de Cracovie tenait sur une page du script. Elle dure 20 minutes, mélangeant des anecdotes récoltées par des témoins et une action quasiment documentariste. Il n'en demeure pas moins que le cinéaste conserve son goût pour la cruauté et la dureté de la vérité. Les échanges verbaux sont violents, des répliques mordantes là où ça fait mal. Chacun des personnages incarne une forme de conscience. Tous vivent avec leurs démons et doivent les gérer. Il y a une impulsion viscérale, une foi inébranlable, une énergie vitale qui se déploient dans chacune des scènes, comme si Spielberg transmettait tout ce qu'il a en lui dans un seul film, le diabolique comme la philanthropie. Il nous dévoile un pan de sa vie, une culpabilité inavouée. Il a appris les chiffres avec les numéros tatoués sur la peau de sa grand-mère. Lointain écho à l'horreur dont il est issue.
Il ne nous épargne rien, ne cherche pas le rire ou les larmes. Il filme à travers une histoire des fuites, des fusillades, des survies, des punitions, des exécutions. En tant que juif, il filme aussi sa propre histoire. Il ne peut pas créer la distance de " The color purple " ou filmer la guerre de " Empire of the Sun ". Il n'y a rien de classique, d'académique, aucune bonne conscience, même pas d'héroïsme lyrique. Il déjoue les attentes comme Oskar Schindler peut être nazi et sauveur de juifs. Comme Spielberg peut être commercial et sérieux, en raccourcissant. Il ne s'attarde donc pas sur la psychologie des uns et des autres, mais les illustrent à travers leurs actes. On les juge à leurs gestes. De même, chaque nom à un visage ; " on n'est pas des numéros " pourrait-on paraphraser. Cette importance de la liste et des patronymes prouve le génocide, la destruction d'êtres humains. On ne peut pas rester insensible.
On sort de ce film, bouleversé, renversé par l'émotion. L'atrocité est trop forte pour s'en évader indemne. Et Steven Spielberg a atteint son zénith.
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