Berlin 2018 : retour sur la compétition

Posté par MpM, le 23 février 2018, dans Berlin, Festivals, Films.

Alors que le 68e festival de Berlin touche à sa fin, il est temps de dresser un premier bilan des grandes tendances de cette compétition, l'avant-dernière orchestrée par Dieter Kosslick. Depuis une grosse dizaine d’années, il y a à Berlin des constantes fortes, avec notamment une compétition ouverte à des premiers films ou des auteurs ne bénéficiant pas (encore) d’une grande reconnaissance internationale, mais aussi des œuvres singulières, clivantes ou engagées. À ce titre, le festival demeure cette année encore un festival politique et social, particulièrement ancré dans son époque.

Politique et engagement


On l’a vu notamment avec le choix du film d’ouverture, L’île aux chiens de Wes Anderson, qui en plus d’être un divertissement brillant et virtuose, aborde frontalement la question de la ségrégation et de la corruption politique. D'accord, ce sont des chiens qui sont exilés sur une île déserte et abandonnés à leur sort (en l’occurrence une extermination programmée), mais le message est malgré tout transparent, et rappelle les heures les plus sombres de l’histoire passée et contemporaine.

Dans un autre style, Dovlatov d’Alexey German Jr défend avec virulence la liberté d’expression et la nécessité de l’engagement dans l’art. Il plane sur cette vision tragique de l’URSS de la fin des années 70 l’ombre de la Russie actuelle, tenue de main de fer par Vladimir Poutine.

Autre région du monde, même procédé, puisque Lav Diaz propose quant à lui un parallèle saisissant entre les Philippines de la fin des années 70 (encore) et celles d'aujourd'hui. Le constat est d’autant plus glaçant que Season of the devil est une tragédie désespérée sur les exactions de la dictature Marcos dans laquelle tout embryon d’espoir est annihilé méthodiquement par l’absence totale d’humanité ou de compassion des oppresseurs.

Enfin, Pig de Mani Haghighi est une farce au vitriol sur la société iranienne qui met en scène un réalisateur frappé par une interdiction de tourner (sujet plutôt tabou) et menacé par un serial killer puritain qui se déguise en cochon. Il n’y a probablement pas grand chose, dans ce film outrageusement irrévérencieux, qui plaise au régime de Téhéran, ou ne le tourne pas en ridicule, du réalisateur fan de death metal au couple très libre qu’il forme avec sa femme.

Comment filmer l'horreur ?


On peut ajouter un film qui n’est pas à proprement parler politique, mais qui parle viscéralement de notre époque. Utoya 22. Juli de Erik Poppe relate en temps réel la prise d’assaut du camp des jeunes travaillistes norvégiens sur l’île d’Utoya le 22 juillet 2011. Il suit pour cela en un unique plan séquence de 72 minutes le personnage de Kaja, une jeune fille prise dans la terreur de l’attentat obsédée par la nécessité de retrouver sa jeune sœur. Le film ne montre jamais le point de vue du tireur (celui-ci n’apparaît que fugacement dans un plan, sous la forme d’une silhouette) ni les fusillades et c’est le son (détonations et cris) qui apporte la dimension anxiogène au récit.

Erik Poppe trouve la bonne distance entre une vision purement documentaire qui montrerait trop de choses, et un regard totalement épuré de violence, qui sonnerait faux. Il livre ainsi un film terrifiant, mais pas tire-larmes, qui réveille douloureusement les souvenirs des nombreux attentats ayant émaillé les dernières années. Il pose surtout  la question de comment filmer, aujourd'hui, ce genre d’histoire qui jusqu'il y a peu, appartenait principalement à l'univers du jeu vidéo (les fameux shoot them up), ou du film d’horreur. Il interroge notre regard de spectateur et montre l'irréversible contamination de la réalité par ce qui n'était que de la fiction, puis de la fiction par ce qui est devenu une réalité. Comment, dès lors, « refictionnaliser » cette réalité sans paraître obscène, maladroit ou manipulateur ? Erik Poppe s’y essaye comme il peut, et n’échappe pas à quelques clichés de mise en scène, des réflexes romanesques de metteur en scène. Mais ce faisant, il propose une oeuvre dense et forte qui livre un regard sans ambiguïté sur les événements d'Utoya.

Personnages réels


La réalité, globalement, était au cœur de nombreux films sélectionnés cette année, notamment à travers plusieurs personnages réels incarnés à l'écran : Sergueï Dovlatov, l’écrivain russe dont on a déjà parlé, mais aussi la comédienne Romy Schneider (Trois jours à Quiberon d’Emily Atef) et le cartooniste John Callahan (T'inquiète pas, il n'ira pas loin à pied de Gus van Sant). Aucun des trois n'est un biopic au sens strict du terme, mais tous racontent un moment particulier de la vie du personnage. Alexey German Jr s'intéresse à 5 jours de la vie de Dovlatov, Emily Atef à trois, et Gus van Sant propose plusieurs récits imbriqués qui racontent le parcours de Callahan entre le jour où il a eu un accident de voiture qui l'a paralysé, jusqu'au moment où il a atteint une certaine notoriété. C'est probablement le film le plus classique des trois, avec une construction en flash-backs et suffisamment de références au passé du personnage pour que l'on ait un large aperçu de son existence et de sa personnalité. Le cinéaste américain réussit un film drôle et profond, bien réalisé, qui délivre discrètement un message d'espoir et de courage.

Trois jours à Quiberon joue sur un registre plus intime, en racontant les coulisses d'une interview devenue célèbre que Romy Schneider donna en 1981 au magazine Stern. Elle s'y livre tout entière, fragile et perdue, laissant entrevoir des failles qui l'ont hantée toute sa vie. Le quatuor d'acteurs fonctionne admirablement (à commencer par l'incroyable Marie Baümer qui joue une Romy plus vraie que nature) et l'on découvre, au-delà de l'actrice, un personnage de femme écartelée entre sa passion pour son métier et son amour pour ses enfants, sévèrement jugée justement parce qu'elle est une femme assoiffée de liberté, et contrainte à une fuite en avant mortifère. Emily Atef trouve le ton juste pour réaliser un portrait sincère et sensible sans gommer les aspérités et les contradictions de son personnage.

Femmes de tête


Cela semble d'ailleurs une tradition à Berlin : tous les ans, les femmes sont sur le devant de la scène et marquent la compétition. Cette année ne fait pas exception, avec bien sûr le très beau personnage de Romy Schneider, et celui, très fort, de Kaja dans Utoya 22. Juli. On peut également parler de Las Herederas de Marcelo Martinessi, dans lequel une femme laissée seule suite à l'emprisonnement de sa compagne reprend peu à peu sa vie en main et redécouvre ses propres désirs ;  Eva de Benoit Jacquot, avec son personnage de prostituée femme fatale à la force de caractère terrible ; Figlia mia de Laura Bispuri dans lequel deux femmes se disputent l'amour d'une petite fille ; Damsel de David et Nathan Zellner, qui met en scène une jeune femme de l'Ouest américain qui mène tous les personnages masculins par le bout du nez ; Isle of dog de Wes Anderson et son étudiante dure à cuire ; Season of the devil de Lav Diaz et la jeune médecin qui se dresse face aux oppresseurs de son village...

Sans oublier The real estate de Axel Petersén et Mans Mansson, où l'héroïne, une sexagénaire trop gâtée hérite d'un important bien immobilier qui appartenait à son père. Lorsqu'elle s'aperçoit que le cadeau est empoisonné, car l'immeuble est mal tenu, et les locations gérées illégalement, elle entre dans une sorte de croisade pour ne pas se voir enlever cette juteuse source de revenus. Elle s'apercevra être prête à aller très loin pour conserver ses acquis et son train de vie.

Addictions et cinéma de genre


Deux autres tendances ont particulièrement marqué l’année : d’une part une mode pour les films sur les addictions et leurs traitements (La prière de Cédric Kahn, Trois jours à Quiberon d'Emily Atef et T'inquiète pas, il n'ira pas loin à pied de Gus van Sant) et d’autre part une forte proportion de films de genre réinventés. Ainsi, Eva de Benoit Jacquot est un thriller, Damsel de David et Nathan Zellner une parodie de western au féminin, Season of the devil une sorte d'anti-comédie musicale, tragique et désespérée, et aux refrains répétitifs, Mein Bruder heisst Robert und ist ein Idiot de Philip Gröning une caricature de teen movie où un frère et une sœur (jumeaux) font les 400 coups pour oublier la tension sexuelle qu'il y a entre eux, Transit de Christian Petzold mélange film de guerre et uchronie, racontant des faits de la seconde guerre mondiale comme s'ils avaient lieu aujourd'hui, Utoya 22. Juli oscille entre le documentaire, la reconstitution historique et le film d'horreur, Pig est lui aussi un mélange de farce noire et de série Z, The real estate a quelque chose du film de revanche...

On doit d'ailleurs avouer que le festival fut particulièrement sanglant cette année, avec des passages à tabac, des décapitations, plusieurs viols, des tortures et de très nombreux assassinats par balles. Si l'on ajoute à cela les nombreux films ancrés dans des événements historiques réels, ou présentant des personnages ayant existé, on a l'impression d'une édition très introspective, assez sombre, qui n'a dans l'être humain qu'une confiance toute limitée, mais veut regarder la réalité en face, coûte que coûte. Une vision de notre époque, sans doute, qui ne cesse d'interroger les erreurs et les horreurs du passé pour comprendre où elle va. L'occasion de vérifier qu'en de nombreuses occasions, l'Histoire est un éternel recommencement, et les films se font ainsi écho d'une époque à une autre, d'un continent à l'autre : dictature en URSS contre Marcos aux Philippines, censure et limitation de la liberté d'expression dans l'Iran d'aujourd'hui et dans l'URSS d'autrefois, réfugiés contemporains et juifs victimes de la Shoah dans Transit... Sans parler des personnages, souvent cruels, monstrueux, manipulateurs, ou simplement très bêtes.

Et à bien y regarder, il est indéniable que cette 68e édition berlinoise ne donne pas du monde en général et de l'être humain en particulier, une vision très optimiste., à une petite exception notable : le cinéma, lui, se porte plutôt bien. On aura ainsi vu durant cette édition de grands films inventifs et audacieux, notamment formellement, et des tentatives toujours intéressantes, même ratées, d'utiliser ce grand art populaire comme un vecteur d'éveil des consciences et d'appel à l'indignation. L'Humanité court probablement à sa perte, mais le cinéma d'auteur a encore de beaux jours devant lui.

Tags liés à cet article : , , , , , , , , , , , , , , .

exprimez-vous
Exprimez-vous

Vous devez être connecté pour publier un commentaire.