Lumière 2020: Le Guépard et Les années difficiles, le crépuscule des dieux

Posté par vincy, le 14 octobre 2020

Partons en Sicile et remontons le temps. A deux époques différentes, dans deux styles cinématographiques opposés. Le Guépard, adaptation du roman éponyme de Giuseppe Tomasi di Lampedusa et Palme d'or à Cannes en 1963, nous transporte en 1860 alors que l'Italie va se construire en un royaume unifié, s'industrialiser et que la grande île voit le général Garibaldi l'envahir. Les années difficiles, adaptation de la nouvelle Il vecchio con gli stivali de Vitaliano Brancati et sélectionné à Venise en 1948, nous fait traverser les décennies 1930 et 1940 pendant le règne du fascisme règne etla succession de   guerres sans fin, jusqu'au débarquement des Américains sur les flans de l'Etna.

Deux films où les mutations de la société et le basculement du pouvoir atteignent les habitants jusque dans leurs certitudes: la noblesse chez Luchino Visconti, les modestes chez Luigi Zampa. D'un bal aristocratique vertigineux illustrant le déni d'une caste face aux temps qui changent à l'opéra Norma accessible à toutes les classes mais censuré par des fascistes ignares, les deux films renvoient chacun le reflet d'une société qui se désagrège. L'effondrement de leurs acquis et de leurs habitudes s'opère sous nos yeux dans les deux films.

La somptuosité atemporelle et presque classique du Guépard, où Visconti orchestre ce milieu confiné dans un décorum opulent, ne doit pas cacher le propos sur le déclin de cette élite oisive, condamnée à quitter ses palais dorés. A l'inverse, Les années difficiles s'inscrit davantage dans son époque. D'abord par son style, mélange de néo-réalisme et de comédie italienne. Ensuite, Zampa filme avec dévotion les modestes, qu'ils soient aveuglés par la propagande fasciste ou critiques et circonspects à l'égard de cette dictature.

Un père de famille, s'il veut garder son poste à la mairie, est forcé de devenir membre du parti de Mussolini, alors qu'il n'a aucune ambition ni même d'avis sur la politique. Son aîné est envoyé sur le front. Sa femme et sa fille embrassent le "messie" de Rome. Zélé, il se soumet aux ordres du chef de la commune, qui est aussi le propriétaire de son appartement. Mais plus le temps passe, plus il doute du régime mussolinien. Une fois la guerre mondiale à leurs portes, il constate la lâcheté des uns, l'impuissance des autres et la bêtise de tous. Il sera le grand perdant de cette période, où les opposants n'ont eu aucun courage et les partisans s'avèrent capables de retourner leur veste au moindre vent contraire. Le film où l'on a sourit devient alors très amer.

Si Visconti a sublimé la Sicile, la reconstituant comme on restaure un monument, Zampa la filme dans son authenticité. Car à la réalité des conditions difficiles de cette région isolée et à la dramaturgie d'une famille qui va payer le prix cher de la folie des hommes, il ajoute des images d'actualités toutes fraîches (on est trois ans après la fin de la guerre, quinze ans après l'avènement d'Hitler). Cela en fait un film "à chaud", où tout est encore en mémoire à l'époque (ce qui ne manquera pas d'être la cible de controverses).

Mais, le plus frappant est le discours politique du réalisateur. Juste sur ses compatriotes, qu'il ne ménage pas en pointant du doigt leur collaborationnisme assumé (le seul vrai résistant est un italo-américain), lucide sur les dérives du fascisme dont les braises sont encore chaudes, il fait de son film un documentaire troublant et fascinant sur cette période grise, tout en y entremêlant un drame émouvant et intime sur les humbles et les honnêtes écrasés par les ambitieux et une idéologie digne d'une religion obscurantiste. Ainsi, le pharmacien se révoltera dans un coup de sang, en chantant La Marseillaise (et disparaîtra en prison). Le fils, à qui l'avenir semblait radieux, connaîtra un destin aussi tragique que stupide. Mais le maire et les autres notables sauront s'acheter les faveurs des Américains. Le propos pacifiste et la désillusion du personnage principal souligne ainsi le gâchis général causé par la petitesse des esprits.

Avec un recul intellectuel admirable si peu de temps après les événements, Les années difficiles tend un miroir à une Italie traumatisée par la guerre et déboussolée par ses déviances. Elle ne s'en remettra jamais. L'épilogue, cruel et triste, se charge de nous faire deviner le destin de cette Sicile autrefois terre des guépards et désormais vouée à n'être qu'une province de magouilleurs régis par des codes sociétaux d'un autre temps.

Cannes 2020: la sélection Cannes Classics, et un avant-goût du Festival Lumière

Posté par vincy, le 15 juillet 2020

La sélection Cannes Classics sera présentée, en grande partie, au festival Lumière de Lyon (10-18 octobre), puis aux Rencontres cinématographiques de Cannes (23-26 novembre).

25 longs métrages de fictions et sept documentaires qui composent un panorama éclectique du patrimoine cinématographique mondial, avec en exergue les 20 ans d'In the Mood for Love de Wong Kar-wai. mais aussi un Pasolini, le centenaire de Fellini, les 60 ans de deux grands classiques, et pas mal de films méconnus.

In the Mood for love (2000, 1h38, Hong Kong) de Wong Kar-wai, prix interprétation masculine en 2000 pour Tony Leung
Sortie en France le 2 décembre 2020.

Friendship’s Death (1987, 1h12, Royaume-Uni) de Peter Wollen, qui marque le premier grand rôle de Tilda Swinton au cinéma.

The Story of a Three-Day Pass (La Permission) (1968, 1h27, France) de Melvin Van Peebles

Lyulskiy dozhd (Pluie de juillet / July Rain) (1966, 1h48, Russie) de Marlen Khutsiev

Quand les femmes ont pris la colère (1977, 1h15, France) de Soizick Chappedelaine et René Vautier
Sortie en France en 2021.

Préparez vos mouchoirs (Get Out Your Handkerchiefs) (1977, 1h50, France) de Bertrand Blier

Hester Street (1973, 1h30, États-Unis) de Joan Micklin Silver

Ko to tamo peva ? (Qui chante là-bas ? / Who’s Singing Over There ?) (1980, 1h26, Serbie) de Slobodan Šijan
Sortie en France le 21 octobre 2020.

Prae dum (Black Silk) (1961, 1h58, Thaïlande) de R.D. Pestonji

Zhu Fu (New Year Sacrifice) (1956, 1h40, Chine) de Hu Sang

Feldobott ko (La Pierre lancée) (1968, 1h25, Hongrie) de Sándor Sára

Neige (1981, 1h30, France) de Juliet Berto et Jean-Henri Roger
Sortie en France au printemps 2021.

Bambaru Avith (The Wasps Are Here) (1978, 2h, Sri Lanka) de Dharmasena Pathiraja

Bayanko: Kapit sa patalim (Bayan Ko) (1984, 1h48, Philippines / France) de Lino Brocka
Sortie en France en février 2021.

La Poupée (1962, 1h34, France) de Jacques Baratier
Sortie en France encore non communiquée.


Sanatorium pod klepsydra (La Clepsydre / The Hourglass Sanatory) (1973, 2h04, Pologne) de Wojciech J. Has
Sortie en France en mai 2021.

L’Amérique insolite (America as Seen by a Frenchman) (1959, 1h30, France) de François Reichenbach

Deveti krug (Neuvième cercle / The Ninth Circle) (1960, 1h37, Croatie) de France Štiglic

Muhammad Ali the Greatest (1974, 2h03, France) de William Klein

La Film Foundation de Martin Scorsese fête ses 30 ans

Accattone (Accatone) (1961, 1h57, Italie) de Pier Paolo Pasolini

Shatranje bad (The Game Chess of the Wind) (1976, 1h33, Iran) de Mohammad Reza Aslani

Federico: 100 ans !

La strada (1956, 1h48, Italie) de Federico Fellini

Luci del varietà (Les feux du music-hall) (1950, 1h37, Italie) d’Alberto Lattuada et de Federico Fellini

Fellini degli Spiriti (Fellini of the Spirits) d’Anselma dell’Olio (1h40, Italie / Belgique)

Les 60 ans d’À Bout de souffle et de L’Avventura

À Bout de souffle (Breathless) (1960, 1h29, France) de Jean-Luc Godard
Sortie en France en automne 2020. Sortie vidéo le 4 novembre 2020.

L’Avventura (1960, 2h20, Italie / France) de Michelangelo Antonioni
Sortie en France en novembre 2020.

Les documentaires 2020

Wim Wenders, Desperado d’Eric Friedler et Andreas Frege (2h, Allemagne)

Alida (Alida: In Her Own Words) de Mimmo Verdesca (1h45, Italie)

Charlie Chaplin, le génie de la liberté (Charlie Chaplin, The Genius of Liberty) de François Aymé et Yves Jeuland, réalisé par Yves Jeuland (2h25, en deux parties : 1h05 et 1h20, France)

Be Water de Bao Nguyen (1h44, États-Unis)

Belushi de R.J. Cutler (1h48, États-Unis)

Antena da raça de Paloma Rocha et Luís Abramo (1h20, Brésil)

Alice Guy et Louis Feuillade en vedettes sur La Cinetek

Posté par vincy, le 10 juillet 2020

Le Cinetek propose dans sa rubrique Trésors cachés accueille la Gaumont et deux de ses pionniers, Alice Guy et Louis Feuillade, pour deux programmes de court-métrages en exclusivité VàD.

11 films de la période française d'Alice Guy, dont La fée aux choux (1896), premier film fantastique de l'histoire du 7e art et première fiction Gaumont, et 4 films de Louis Feuillade sont à découvrir. Lobster Films s’est joint à cette opération en enrichissant sa propre rubrique de 7 films rares de la période américaine d’Alice Guy.

Alice Guy, secrétaire de Léon Gaumont, a été la première femme réalisatrice au monde. Directrice du service fiction, elle fera entrer Louis Feuillade dans la maison, avant de s'exiler aux USA. Feuillade coréalise d'ailleurs un film avec la cinéaste en 1906, avant qu'elle ne parte à Hollywood. Il devient ensuite directeur artistique des studios Gaumont.

Vesoul 2020 : trois films sur l’émancipation des femmes

Posté par kristofy, le 18 février 2020

La place des femmes réalisatrices est devenu un enjeu dans les festivals et plus généralement le cinéma depuis quelques années : le nombre de réalisatrices présentes en compétition à Cannes ou à Venise varie souvent entre 0 et 2 sur pour une vingtaines de films réalisés par des hommes, le nombre de femmes qui ont pouvoir de vote aux Césars est proche de 35%...  La place des femmes (par rapport aux hommes mais aussi à la religion ou à la politique ou aux traditions) est depuis longtemps interrogées dans des films, et depuis longtemps dans le cinéma asiatique.

Le 26e Festival International des Cinémas d'Asie de Vesoul présente dans les deux sections de films en compétition (fictions et documentaires) une parité femmes/hommes en réalisation, mais aussi dans la composition des membres des différents membres de jury : de plus le jury de la Critique, le jury Netpac, le jury Inalco, le jury Jeunesse ont tous une femme présidente. Le FICA de Vesoul est l'un des rares festivals où la parité est naturelle depuis déjà plusieurs années (même pour les chauffeurs où pour les opérations de sous-titrage), tout en affirmant que le critère de sélection des films est d'abord le talent, le coup de cœur, et aussi la recherche de films qui n'ont pas encore de distributeurs en France pour justement y remédier.

Hava, Maryam, Ayesha, de la réalisatrice Sahraa Karimi :

La gageure du film est de raconter l’Afghanistan sans rapport avec les guerres incessantes (ce qui est le premier cliché de ce pays) en faisant le portrait de trois femmes différentes face à leurgrossesse : grossesse qui devient impossible au regards des traditions patriarcales et religieuses du pays,  alors que l’avortement est officiellement interdit…

Les afghans ne sont pas du tout familier de ce genre d’histoire intime et personnelle du point de vue féminin : une femme ou jeune-femme pour avoir de la considération et être respectée se doit de devenir enceinte dans le cadre du mariage, la maternité est presque comme une obligation. Un mariage arrangé contraint une adolescente de trouver le moyen d’avorter et de faire réparer son hymen. A l'inverse, une procédure de divorce avec un mari notoirement infidèle lui permet quand même de décider du destin d'un bébé pas encore né de son ex-femme. Le film montre justement trois femmes qui voudront mettre un terme à leur grossesse, dans des situations où le poids des traditions devient impossible.

C’est aussi un des films forts de la compétition pour un Cyclo d’or.

Le procès de Viviane Amsalem, de la réalisatrice Ronit Elkabetz :

Cette année Vesoul rend hommage à l’actrice Ronit Elkabetz, disparue en 2016, devenue au fil de sa filmographie une figure du militantisme féministe israélien. Elle est passé à l’écriture et à la réalisation avec trois films, comme une trilogie qui bouscule les traditions de son pays. Le procès de Viviane Amsalem dénonce le fonctionnement d’un tribunal rabbinique. Une femme demande le divorce mais le mari refuse d'y consentir. Pendant plusieurs années d’audiences espacées de plusieurs mois, la décision est toujours reportée sans accorder ce divorce tant souhaité : la femme serait comme une "propriété" de son mari et le foyer serait à préserver à tout prix même contre son avis…

Le dispositif est simple et efficace: presque tout se passe dans le huis-clos d’un tribunal, où les deux époux (et des témoins) font face à trois dignitaires religieux qui semblent toujours donné raison au mari (même quand il refuse de venir). On en arrive à des situations ubuesques où bien que s’étant installée ailleurs depuis plusieurs mois, il est demandée à cette femme de revenir vivre chez son mari pour qu'elle change d’avis sur sa demande de divorce… A la fois férocement drôle et subtilement dénonciateur, le film est un réquisitoire contre les lois décidées par les hommes en faveur des hommes.

Le Héros (Nayak), du réalisateur Satyajit Ray :

Le FICA de Vesoul est l'endroit où il est possible de (re)découvrir sur un grand écran de cinéma des films de patrimoine méconnus ou pour certains jamais distribués : par exemple cette année Conte des chrysanthèmes tardifs du japonais Mizoguchi Kenji (1939), Pirosmani du géorgien Gueorgui Chenguela (1969), ou Le Héros de l'indien Satyajit Ray (1966).

L'influence de l'immense Satyajit Ray (qui en plus de la mise en scène était souvent scénariste, cadreur, et compositeur de musique) va jusqu'à inciter Wes Anderson à lui rendre hommage à travers A bord du Darjeeling Limited avec trois frères en voyage dans un train en Inde... Le Héros raconte justement le voyage d'une star de cinéma en train, en direction Delhi, où il doit recevoir un prix pour sa carrière alors que son nouveau film ne démarre pas avec un succès aussi haut que ses précédents, et qu'en plus des journaux racontent qu'il a été mêlé à une bagarre... En apparence le héros du film est justement cet acteur - héros de cinéma, mais le film raconte ses différentes interactions avec les autres voyageurs des compartiments voisins.

En général le comportement des hommes n'est pas glorieux, tandis que justement celui des femmes est plutôt positivement mis en lumière. Un voyageur, publicitaire de son métier, compte sur les charmes de son épouse pour séduire un entrepreneur et signer un contrat… Le premier personnage féminin est celui d'une jeune femme qui rédige un magazine féministe sérieux qui ne s'intéresse guère aux rumeurs. Elle ne se laisse pas éblouir par cet acteur populaire, et même elle va l'aider à se confier sur ses angoisses intimes liées à son statut de célébrité. Durant ce voyage en train le grand acteur va être dérouté puis séduit par les convictions modernistes de cette jeune femme pas comme les autres. Il s'agit de l'actrice indienne Sharmila Tagore, qui fût membre du jury du Festival de Cannes en 2009.

[Reprise] « Kanal » de Andrzej Wajda, un joyau primé à Cannes à redécouvrir

Posté par kristofy, le 4 décembre 2019

Cette année 2019 est celle de la (re)découverte du réalisateur Andrzej Wajda : sa filmographie en fait le symbole du cinéma polonais. Il a raconté à travers de multiples récits l'Histoire de la Pologne (la guerre contre les nazis, la domination russe, le mouvement Solidarnosc...), souvent en les axant autour de personnages à un tournant de leur vie.

Avant son décès en 2016 Andrzej Wajda avait déjà été célébré plusieurs fois à l'international : Oscar pour l'ensemble de sa carrière en 2000, Ours d'or d'honneur en 2006 et Ours d'argent pour sa contribution au cinéma en 1996 à Berlin, Palme d'or en 1981 pour L'homme de fer et prix spécial du jury en 1957 pour Ils aimaient la vie (Kanal) à Cannes, Lion d'or d'honneur en 1998 à Venise, César d'honneur en 1982 et César du meilleur réalisateur pour Danton en 1983...

Les deux premiers films qui ont fait rayonner Andrzej Wajda sont à découvrir maintenant avec des copies restaurées : Cendres et diamant était déjà ressorti en salles le 3 juillet et est désormais disponible en DVD, et après avoir été applaudi dans la section Cannes Classics en mai au dernier Festival de Cannes, c'est au tour de Kanal de ressortir dans une trentaine de salles de cinéma.

Le pitch : 1944, ultime résistance des Polonais de Varsovie contre l'occupant. Acculés, épuisés, et encerclés par les Allemands, un détachement de soldats est contraint de fuir par les égouts pour rejoindre le centre-ville où les combats se poursuivent encore. Tous ont une histoire, tous ont peur de mourir, tous ont tellement envie de vivre. Mais les égouts ressemblent de plus en plus à un piège...

Le contexte historique est introduit dès le début, avec un beau et long travelling dans un vaste décor. On est en septembre 1944 et une compagnie de soldats réduite à 43 sur 70 va se retrouver dans un bâtiment en ruine, encerclés et assiégés par les nazis. La tragédie de la guerre est ressentie de plusieurs manières : on voit une femme qui a perdu une jambe, on entend au téléphone la voix de gens qui vont être emmenés pour être exécutés. On est alors pris dans un épisode d'une guerre, qui passionnera n'importe quel spectateur, même sans rien connaître de la Pologne. C'est une des forces de Andrzej Wajda avec ce film: en faire une histoire qui traverse les frontières. Ici point d'héroïsme trop patriotique, car, au contraire, c'est plutôt une période de défaite face à l'ennemi. Il s'agit ici de résistance face à l'adversité.

L'ordre est donné à la troupe subissant l'attaque des nazis de s'enfuir en passant par les égouts. C'est  là que le film déploie son sujet, soit une histoire de survie. Les égouts sont un labyrinthe de couloirs sombres et étroits. Dans certains, il y a du gaz mortel et il faut rebrousser chemin pour trouver une autre sortie. Certaines issues sont bloquées...

Kanal est autant un film de guerre historique qu'un 'film de genre'. Autour des militaires, il y a aussi un musicien et deux femmes, mais la troupe sera séparée en plusieurs petits groupes, et on y suit le désespoir qui arrive quand il faut résister à un autre ennemi, la folie... Kanal est le deuxième film d'un Andrzej Wajda de 30 ans qui ose beaucoup de choses formelles comme ces scènes dans le noir éclairées uniquement par la lampe d'un personnage. C'est aussi la réussite d'une ambiance d'oppression par le son de ce qui est hors-champs...

Le film qui était moderne en 1957 à Cannes l'est toujours aujourd'hui avec une version restaurée éblouissante.

[Passions américaines] La fièvre au corps (1981) avec William Hurt et Kathleen Turner

Posté par vincy, le 17 août 2019

La fièvre au corps. Film noir, d’un genre nouveau, plus cru, datant de 1981. C’est surtout un film de débutants. Il s’agit du premier film de Lawrence Kasdan, de la première fois où William Hurt et Kathleen Turner sont en tête d’affiche au cinéma. On y croise aussi un vétéran comme Richard Crenna et un espoir nommé Mickey Rourke.

Le film rappelle en de nombreux points, Assurance sur la mort, de Billy Wilder. Mais ici le casting lui ajoute une tension érotique irrésistible. L’alchimie sera si bonne que Turner et Hurt rejoueront chez Kasdan dans Voyageur malgré lui en 1988.

Ici aucun diable au corps, il s’agit d’un jeu machiavélique, très bien construit. Un mécano où les détails ne seront révélés qu’à la fin, un de ces films à « twist », c’est à dire que la fin nous oblige à revoir l’histoire différemment.
Joli succès à l’époque, cette œuvre pour cinéphiles avertis a redoré le blason du genre, un peu éteint depuis Chinatown

Quand Lawrence Kasdan écrit et réalise ce film, il était juste connu pour avoir scénarisé le deuxième volet de La Guerre des étoiles. La même année que La fièvre au corps, il est aussi l’auteur des Aventuriers de l’arche perdu. On lui devra aussi le scénario de Bodyguard. Comme cinéaste, il a laisse son empreinte dans le cinéma des années 80 avec Les copains d’abord, Silverado et Voyageur malgré lui. Les autres films, Grand Canyon ou Wyatt Earp, étaient plus ambitieux, mais moins populaire. Il n’a trouné que deux films dans les années 2000, Dreamcatcher et Darling Companion. Il continue à travailler sur Star Wars. En cachette, il faut savoir que George Lucas a financé une partie du film, tout en ne voulant pas associer le nom de Lucasfilm à un film si sulfureux.

William Hurt a 30 ans quand il tourne La fièvre au corps. Il doit cette "chance" au refus de Christopher Reeve. Il est alors l’incarnation du jeune américain sexy, ni idiot, ni trop beau. Le film le rend célèbre, alors qu’il a déjà une côte montante à Hollywood après avoir tourné chez Ken Russell (Au-delà du réel). Il a eu ses plus beaux rôles dans les années 80 : Le baiser de la femme araignée, Les enfants du silence, Broadcast news, … Un temps compagnon de Sandrine Bonnaire, il a souvent tourné avec des comédiennes françaises : Charlotte Gainsbourg, Juliette Binoche, Catherine Deneuve… Récemment, Hollywood l’a redécouvert en lui offrant des seconds rôles dans des films comme History of Violence, Into the Wild ou L’incroyable Hulk. Et bien sûr dans Captain America et Avengers...

Il faut entendre Kathleen Turner en version originale. Il s'agit de son premier rôle au cinéma. Cette femme fatale, superstar dans les années 80, était considérée comme la plus sexy d’Hollywood, au point de la faire incarner la mythique Jessica Rabbit dans Qui veut la peau de Roger Rabbit. Elle fut aussi la reine du box office grâce à Michael Douglas dans A la poursuite du diamant vert et La guerre des Rose. Entre temps, elle fut aussi une tueuse à gage chez John Huston (L'honneur des Prizzi) et une femme qui remonte le temps chez Francis Coppola (Peggy Sue). Au début des années 90, l’actrice alterne le théâtre, où elle triomphe à Broadway et à Londres, et les films indépendants comme Serial Mother ou Virgin Suicides. Mais sa performance la plus surprenante fut sans doute d’interpréter le père travesti d’un des héros de la sitcom Friends. Atteinte par la maladie, elle a du se résigner à ne plus être un sex-symbol. Elle apparaît ici et là sur les écrans, mais c'est sur les planches qu'elle s'épanouit le plus.

Turner incarnera souvent les manipulatrices, les femmes fatales, celles sur qui on ne peut pas tout à fait compter. Dans La Fièvre au corps, outre cette sensualité qui trouble, c'est bien un jeu de faux-semblants qui révèlent avant tout comment notre raison s'effrite sous les coups de la passion. Lawrence Kasdan n'a jamais caché qu'il voulait filmer le film comme un rêve moite (le film a été tourné en Floride par un froid de canard malgré tout). Tantôt effroyable, pour ne pas dire castrateur, tantôt érotique (de nombreuses scènes ont d'ailleurs été coupées par la monteuse Carol Littleton, engagée pour apporter un fort point de vue féminin à ce film noir).

On ne résiste pas non plus à la mélodieuse musique de John Barry. Le film ne manquant pas de style, entre mélo et thriller, la musique lui donne une tonalité particulière. Après tout c'est une histoire d'infidélité, de sexe, de fric, de meurtre, d'emprise. Le genre redeviendra à la mode (notamment Liaison fatale et Basic Instinct, tous deux avec Michael Douglas). Mais Kasdan signe ici plutôt un film hommage aux grands classiques, comme Le port de l'angoisse avec Lauren Bacall, en le modernisant avec une sexualité plus crue, juste avant la vague du conservatisme sous Reagan et l'arrivée du SIDA. La chair deviendra plus triste.

[Passions américaines] La chatte sur un toit brûlant (1958) avec Elizabeth Taylor et Paul Newman

Posté par vincy, le 11 août 2019

Immense succès de l’époque, La chatte sur un toit brûlant (Cat on a hot tin roof) est un drame quasi passionnel datant de 1958. Réalisé par Richard Brooks, à qui l’on doit le scénario de Key Largo, il s’agit de l’adaptation d’une célèbre pièce de théâtre écrite par le géant Tennessee Williams. Et Johnny Hallyday avait raison quand il chantait « on a tous en nous quelque chose de Tennessee… » Quoi de plus proche qu’un de ces conflits familiaux, qui révèlent le pire et le meilleur de chacun d’entre nous ? Avec Un tramway nommé désir et La ménagerie de verre, La chatte sur un toit brûlant est l’une des trois plus grandes adaptations cinématographiques de son répertoire, sans doute la plus cinglante.

Le film raconte l’histoire d’un couple qui bat de l’aile, dans un contexte familial où la mort du patriarche menace. Avec ses plans très construits, Richard Brooks accentue la symétrie des séquences qui se font écho. Au final, de révélations en réconciliations, les six personnages, trois couples formés de trois personnages principaux et trois secondaires, se confronteront à cette vérité qu’ils renient.

Le couple principal est incarné par deux des beautés les plus incandescentes des années 50 et 60, Elizabeth Taylor et Paul Newman. Un couple en déliquescence. Elle est une garce manipulatrice, dure, cruelle, orgueilleuse, souffrant surtout de ne plus être aimée de lui. Il est une ancienne gloire sportive, aujourd’hui imbibée d’alcool et surtout insensible aux charmes de sa femme. Pour ne pas dire impuissant. Mais cet amour défunt n’a rien d’éteint. Même si Maggie avoue désespérément que « Vivre avec celui qui m’aime est la pire solitude quand l’autre ne vous aime pas», elle veut encore espérer. Après tout ils sont encore insolemment beaux et pas encore fanés. Pas comme ses beaux-parents…

Leur première grande scène n’est autre qu’une partie de ping-pong acerbe où chacun se masquent derrière une forme de méchanceté. D’ailleurs le mensonge s’effondre vite. Après avoir rejeté les avances de Taylor, il succombe en cachette au désir de sentir sa nuisette. Mais la plus cruelle est la belle-sœur, Mae, une vraie peste qu’on n’aurait pas aimé avoir en copine de classe. Un vrai moulin à méchanceté.

La violence des dialogues permet au film, sans trop de mouvements, de créer un climat pesant. Ce film est comme un orage qui couve en permanence. Et on attend qu’il éclate. Et quand la pluie se déverse, c’est pour laver les péchés. Big Daddy transforme des aveux en tribunal familial où les trois personnages principaux, Newman, Taylor et lui, l’excellent Burl Ives, décident que la vérité aura raison de tout. Leur combat contre la dissimulation, leur volonté d’aller « au fond des choses » vont dissiper les malentendus et permettre au couple de renaître doucement.

Il y a deux scènes cruciales pour bien comprendre l’amertume qui déchire Taylor et Newman.

L’une se compose en plusieurs tableaux. C’est le premier vrai dialogue entre Brick et son père. Le père décide de partager un verre de whisky avec son fils, pour faciliter l’échange. De plans en plans, seuls ou à deux, on assiste à une chorégraphie où chacun s’approche et s’éloigne de l’autre jusqu’au moment où l’un boit en regardant le passé, et l’autre en regardant l’avenir. Parfait Janus…

L’autre scène montre le jeune couple sur le balcon, mal à l’aise de surprendre Big Daddy et Big Mamma avouer l’illusion de leur union. Clairement Taylor et Newman se voient finir comme eux, frustrés et distants, et le refusent inconsciemment. Car aucun couple n’est épargné par l’hypocrisie, l’aveuglement et les mensonges qui les rongent. Ils s’expriment à travers la cupidité, l’alcool, un Cancer. Mais seuls s’en sortiront ceux qui ne se mentiront pas.
« La dissimulation mène nos vies » et même si le cinéma est l’art de la dissimulation, ici La chatte sur un toit brûlant essaie de coller au plus près des tourments psychologiques qui brouillent les sentiments des uns pour les autres. Y compris entre adultes et enfants.

Enfin il faut parler de la filiation, a priori morale essentielle et fondamentale à Hollywood. Les enfants de Cooper et Mae sont des monstres sans cou, des singes, des surdosés en sucre détestables. Big Daddy ou Big Mamma ignorent sciemment Cooper ; quant à Brick, il accuse son père de ne jamais l’avoir aimé. Ce manque affectif remonte ainsi les générations jusqu’au père de Big Daddy, un clochard, ou à la pauvreté des parents de Maggie, ce qui les rapproche dès leur première scène. Quand il parle de son père, Big Daddy est ému en avouant qu’il avait été aimé. Mais travers les yeux de son fils, on découvre à quel point il n’avait pas aimé. Le scénario impose alors sa morale. L’argent ne fait pas le bonheur. A cette époque on croyait encore à de bien plus grandes valeurs.

Cette réalisation très sobre, un huis-clos théâtral où seul le cadrage met en scène, sans effet particulier, a énormément déplu à Tennessee Williams qui trouvait le film ringard comparé à la mise en scène d’Elia Kazan à Broadway. Pourtant, pour la première fois, afin de magnifier le regard violet de Taylor et celui très bleu de Newman, une adaptation de Williams fut filmée en couleurs. Peut-être que le dramaturge voyait trop les artifices du studio, comme lorsque Taylor, chat trempé sous la pluie, est, la scène suivante, complètement sèche et bien coiffée. Ou alors, il reprochait que le script ait gommé les références à l’homosexualité, présentes dans la pièce. Ironiquement, il était arrivé la même chose à l’adaptation du roman de Richard Brooks, The Brick Foxholes, quelques années auparavant, où la discrimination homosexuelle avait été remplacée par l’antisémitisme. Hollywood était moins courageux que Broadway. On devine juste que l’amitié de Brick avec Skipper était « vraie » et « profonde ».

« La vérité c’est renoncé à ses rêves et mourir inconnu ». Tout le contraire du cinéma.

[Passions américaines] Macadam Cowboy (1969) avec Dustin Hoffman et Jon Voight

Posté par vincy, le 10 août 2019

Macadam Cowboy (Midnight Cowboy en vo) est une œuvre majeure du cinéma américain de la fin des années 1960. L’adaptation du roman de James Leo Herlihy a été un énorme succès dans les salles puis aux Oscars avec trois statuettes, dont celle de meilleur film, meilleur réalisateur et meilleur scénario. Dustin Hoffman, Jon Voight et Sylvia Miles ont tous été nommés de leur côté.

Considéré dorénavant comme un classique, il aborde des sujets aussi peu populaires que la prostitution masculine, l’homosexualité, la précarité extrême, la mort, et surtout, il dresse une sévère critique à l’égard de l’hypocrisie américaine et de la religion.

Et puis, il y a aussi le style visuel, propre à cette époque, qui tentait de déconstruire la narration en essayant de traduire le subconscient des personnages avec des flash-backs ou des images oniriques. Enfin, il y a la musique, notamment ce tube de Fred Neil, Everybody’s Talkin, qui trotte dans la tête comme nos anti héros se promènent sur les trottoirs…

Le réalisateur John Schlesinger s’était fait connaître avec Darling Chérie quatre ans auparavant. Avec Macadam Cowboy, ce britannique se détournait de ses films avec Julie Christie pour changer complètement d’univers. Sa réalisation marque les esprits grâce à son esthétique tantôt onirique, tantôt psychédélique. On est, comme souvent à la fin des années 60, aux limites de l’expérimental. Schlesinger avoue s’être inspiré d’un film de Andy Warhol pour le style visuel. My Hustler est un moyen métrage sur un homme d’un certain âge cherchant un jeune homme pour compagnie. Mais il a aussi été influencé par un film yougoslave de Zivojin Pavlovic, Quand je serai mort et livide, primé à Berlin en 68. Un film sur la précarité.

Il est étonnant que Macadam Cowboy ait été un aussi gros succès tant le réalisateurr a usé de méthodes narratives peu conventionnelles avec une histoire pas franchement moralement correcte. Il n’hésite pas à filmer les actes sexuels de manière crue et sauvage, il illustre avec des images furtives et sans paroles les hallucinations et les fantasmes, il tente finalement de mettre en parallèle le monde réel, et peu glorieux, et les pensées intérieures, tantôt tourmentées tantôt délirantes.

L’autre gageure du film c’est le numéro d’équilibriste entre la comédie, parfois absurde, notamment quand il montre la futilité de la société de consommation sur les écrans télévisés, et la tragédie, avec la pauvreté qui briserait n’importe quels rêves. Cet oscillement entre le drame humain et les situations parfois cocasses, soutenues par des dialogues souvent cyniques, enrichissent le film et lui donne une couleur indéfinissable : à la fois une critique de l’Amérique puritaine, hypocrite et consumériste et une empathie vis-à-vis de tous ceux que cette même Amérique a abandonné. Cette dualité est permanente dans le film : le Texas et New York, les bourgeois et les gens de la rue, les hommes et les femmes… Ceux qui ont et ceux qui ne sont pas. Une sorte d'antithèse au rêve américain.

Le film est ce qu’on pourrait appeler un Buddy Movie, un genre en soi. Un buddy movie c’est une histoire de binome que tout oppose. Le choix des acteurs est d’autant plus crucial.

L’interprétation de Dustin Hoffman est considérée comme un sans faute. Son personnage de Ratso, paumé parmi les paumés, lui a valu sa deuxième nomination à l’Oscar deux ans après Le Lauréat. On oublie que l’acteur, qui a tourné le film à l’age de 31 ans, n’en est qu'à son quatrième long métrage. Il était alors un jeune premier adulé par une horde de jeunes adolescentes.

Pour obtenir ce rôle aux antipodes de l’image qu’il véhiculait, il a donné un rendez-vous à un cadre du studio producteur au coin d’une rue de Manhattan. Le décideur ne l’a pas remarqué, il ne voyait qu’un mendiant réclament quelques cents aux passants… Ce mendiant c’était bien sûr l’acteur qui dévoila alors son identité, et empocha son contrat. Il apportera sa minutie légendaire à la construction de son personnage. Lorsqu’il tombe malade, ses quintes de toux l’ont presque fait vomir. Et pour boiter en permanence de la même façon, il ajoutait des cailloux dans ses chaussures…

Face à lui, Jon Voight, le père d’Angelina Jolie. Lui aussi fut nommé à l’Oscar pour ce film. Il a sensiblement le même âge que Hoffman et n’en est qu’à son troisième long métrage de cinéma. Il a remplacé de nombreux comédiens qui ont refusé ou se sont désistés pour ce rôle périlleux. Ce playboy naïf presque analphabète déguisé en cowboy est tout aussi « loser » que son compagnon d’infortunes. Mais son personnage de Joe Buck, s’il est moins excentrique que celui de Ratso, est aussi plus attachant. Séducteur, cerné par les femmes depuis son enfance, ne voyant pas le mal à se prostituer et faire plaisir aux dames, c’est Candide débarquant à Babylone. Il incarne un idéal physique masculin, admirant son corps, reproduisant le mythe de l’étalon. Il va évidemment tomber de haut mais jamais il ne perdra sa dignité et ses valeurs fondamentales.

Car Midnight Cowboy c’est avant tout une grande histoire d’amitié, où chacun essaie de faire atteindre son rêve à l’autre. Leur binôme va évoluer au fil du film. Hoffman va jouer les grands frères, sauf par la taille évidemment, durant une grande partie du film. Mais Voight, sur la fin, se transformera en père essayant de sauver son enfant.

On peut avoir l’impression que Macadam Cowboy se disperse dans tout ce qu’il veut montrer. Pourtant, le film est porté par un pilier : l’identité masculine. Déjà en 1969, celle ci est trouble, elle vacille sous les coups de butoir du féminisme. L’humiliation n’est jamais loin. La dégradation de cette identité traverse de nombreuses scènes, qu’elle soit matérielle ou physique. La figure paternelle est un mythe au même titre que le cowboy, que ce soit John Wayne ou celui qui hante Joe dans ses souvenirs d’enfance. C’est la virilité absolue, mais ce n’est qu’une image. Les hommes sont méprisables : illuminés de Dieu, que Jésus ne sauve d’aucun de leurs vices, homosexuels efféminés noctambules comme les Vampires, étudiant ou père de famille n’assumant pas leurs actes clandestins… Tout est refoulé, amenant ainsi une violence contenue qui parfois s’évacue en mots grossiers ou en coups de poings…

Le sexe est tabou, salle, interdit. Il envoie l’amour d’adolescence de Joe à l’asile. Il est aussi un jouet pour les femmes new yorkaises. La scène la plus marquante du film est celle où Joe trouve enfin une cliente riche, avec un contrat clair. Une passe qui lui donne l’espoir de pouvoir enfin concrétiser ses rêves et ceux de Ratso. Mais il subit une panne sexuelle. Elle s’en amuse en usant de métaphores vexantes. Un artisan avec un outil cassé… Elle prolonge l’humiliation en lui donnant une leçon au Scrabble. Joe n’a que deux petits mots : Man et Mony, Homme et Argent. Mais il écrit mal Mony. Il l’écrit comme les grosses lettres lumineuses qu’il a vu sur un building… A force de perdre, Joe, lui aussi refoulé, humilié, blessé, va vouloir reprendre le dessus. Mais là aussi, la femme domine : c’est elle qui le chevauche, qui l’agresse, qui l’allume. C’est la femme qui veut prendre son plaisir, qui ne veut pas simplement l’égalité des sexes, mais la toute puissance de son sexe. Sur une musique de Western, la bête, c’est à dire l’Homme, se fera domptée et même sa jouissance n’est qu’un piètre réconfort : le mâle a perdu la bataille. Il n’est plus qu’un objet de désir.

[La Rochelle 4/6] Arthur Penn: l’individu, la collectivité et la violence

Posté par Martin, le 28 juillet 2019

Le Festival du film de La Rochelle, qui a lieu chaque année fin juin début juillet, est l’occasion de découvrir des films inédits, avant-premières, rééditions, et surtout des hommages et des rétrospectives. Cette année, furent notamment à l’honneur les films muets du Suédois Victor Sjöström (1879-1960) et les dix premiers films de l’Américain Arthur Penn (1922-2010), un des pères du Nouvel Hollywood. Parmi les nouveautés, fut remarqué le très bel essai de Frank Beauvais, Ne Croyez surtout pas que je hurle, qui sortira le 25 septembre 2019. Ces cinéastes questionnent chacun à leur manière la place de l’individu dans la collectivité. Tour d’horizon en trois chapitres.

Suite du chapitre 2

Anti-héros et hors-la-loi

Si Bonnie et Clyde ont toutes les caractéristiques des personnages du cinéma de Penn, ils apparaissent davantage comme les chantres d’une Amérique privée de parole que comme des renégats. L’histoire se passe en 1930, en pleine crise, ils sont eux aussi poursuivis (par la police), mais le peuple américain est loin de les mépriser. Dans une scène,  Bonnie, Clyde et leur acolyte, blessés, s’arrêtent sur un rivage quasi biblique, où une communauté en plein exode se repose. Au lieu de dénoncer les criminels, la petite communauté leur donne de l’eau et les touche du bout du doigt, geste christique, comme pour être certains qu’ils existent. En dépit de sa violence, le couple est l’image d’une révolte qui est celle de tout un peuple.

Une seconde scène, plus tôt dans le film, est encore plus symbolique. Dans une ferme abandonnée, au réveil, Clyde apprend à Bonnie à tirer. Soudain débarquent un fermier et son métayer noir. Ils se présentent. Clyde tend son arme au fermier – qui semble sortir des Raisins de la colère (1940) de Ford – qui lui-même la tend à son employé. C’est comme un relais, Clyde donne une arme à une femme, à un fermier ruiné, à un noir. Dans de nombreux plans, des personnages noirs sont assis au fond du cadre, comme attendant leur heure. Ce sont d’ailleurs deux fermiers noirs qui seront spectateurs involontaires de l’exécution du couple. Si l’histoire se déroule au début des années 1930, elle est bel et bien filmée en 1967, et les révoltes raciales des années 1950 trouvent ici des résonances directes.

Mauvais saints mais vrais martyrs, Bonnie et Clyde ne peuvent qu’être sacrifiés sur l’autel de la violence. Leur destin se joue au milieu du film lorsque, obligé de fuir en voiture dans la précipitation, Clyde tue à travers la vitre un homme qui s’accroche à la portière. Le visage de l’homme qui glisse, une trace de sang, et un trou au milieu du verre : ce miroir brisé est repris à la dernière image, quand une portière dessine un tableau mortifère, comme un écran télévisé, autour des personnages transpercés. Il n’y a pas d’autre espace pour Bonnie et Clyde que celui d’une voiture qui roule, qui roule jusqu’à n’être plus, là encore, qu’une carcasse sur le bas-côté.

Anti western et espace démythifié

Si les westerns Le Gaucher et Missouri Breaks (1976) suivent la trame du personnage recherché et démasqué, Penn réalise entre les deux Little Big Man (1970) qui prend un malin plaisir à défaire les codes du genre. A plus de 120 ans, Jack, recueilli adolescent par les Cheyennes, raconte sa vie, une succession d’allers et retours entre deux civilisations, celle des Blancs et celle des Cheyennes. Mais dès qu’il retourne chez les Blancs, il affronte l’hypocrisie et la bêtise : il y a quelque chose du conte voltairien dans cette satire, particulièrement vive quand le personnage de Faye Dunaway qui, sous couvert de devenir une mère pour lui, lui donne le bain et le tripote, tout en lui parlant de religion. Quand Jack, devenu adulte, la retrouve, la dévote travaille dans un bordel. La réversibilité de ce monde est totale : on fait dire aux mots et aux actes ce que l’on veut qu’ils disent, et on peut très bien faire l’inverse de ce que l’on annonce. En ce sens, le personnage du Général Custer va encore plus loin dans son analyse magistrale de bêtise : il décide d’attaquer les Indiens, suivant les conseils de Jack, car il pense que le jeune Cheyenne d’adoption veut le tromper en disant la vérité. Absurdité d’un monde qui se construit sur la guerre, la violence et une rhétorique vaine. A l’inverse, les Cheyennes sont toujours prêts à remettre en cause une parole, aussi légendaire soit-elle : le grand-père, sentant son heure venir, veut suivre la tradition et monte sur une colline pour attendre la mort, mais il ne tarde pas à redescendre, un peu déçu, car elle n’est pas venue. Jack est un des rares personnages du cinéma de Penn qui réussit à s’intégrer à une communauté, mais c’est au moment où celle-ci est en train de disparaître. Une mélancolie rageuse perce derrière l’humour.

Le territoire de l’amitié

Si une Amérique unie n’est donc définitivement plus un idéal, il reste cependant une association possible, celle de l’amitié – au sens le plus large, le fait d’aimer. L’amour entre Bonnie et Clyde, entre Jack et son grand-père cheyenne, l’amitié dans Georgia (1981) – dont le titre original est Four friends – est le dernier refuge des personnages.

Georgia débute avec l’arrivée de Danilo, enfant, aux Etats-Unis et s’achève par le départ de ses parents qui retournent en Yougoslavie. Entre les deux, trente années sont passées, et Danilo est devenu américain, mais à quel prix… Au commencement, ils sont quatre, la belle Georgia et ses trois amis amoureux d’elle. Il suffit d’un plan pour que la fragile unité du quatuor soit remise en question : alors qu’ils jouent dans l’herbe, le chemisier de Georgia s’ouvre sur un sein que, sans gêne, elle tarde à cacher. Elle se relève, les trois garçons sont au sol, habités par un trouble nouveau. Mais ce désir enfin avoué les sépare moins au fond que l’histoire de leur pays : l’un part au Vietnam, l’autre reprend l’entreprise familiale de pompes funèbres, et Danilo fait, dit-il, ce que les fils d’immigrés font pour s’intégrer, devenir professeur pour parler leur langue mieux que les Américains. Quant à Georgia, elle n’aura de cesse, à force de vouloir être anticonformiste, de fuir toute construction véritable.

Mais il y a un cinquième ami qui raconte plus encore la destruction et le chaos de l’Amérique. C’est Louie, grand bourgeois gravement handicapé avec qui Danilo partage sa chambre à l’Université. Condamné, Louie, personnage le plus bouleversant du film, voit sa santé se dégrader au fil du récit, il ne se départ pourtant jamais d’un large sourire. Sa maladie semble être l’incarnation de sa caste malade. Son père, qui rappelle le magnat de La Poursuite impitoyable, ira cette fois au bout de la violence de ses propres mains : fou de jalousie que sa fille, la sœur de Louie, épouse Danilo, il prend son arme et la tue. La famille américaine modèle est malade et incestueuse ; elle ne peut accueillir d’étranger sous peine de s’autodétruire. Malgré la différence de classes, Louie crée un lien inédit avec Danilo et lui propose un pacte : le jour où l’homme marchera sur la lune, ils penseront l’un à l’autre. Ce lien par-delà la mort, par-delà l’espace terrestre, Danilo l’expérimente avec cet ami avant de pouvoir, in fine, demander à son père, qui à l’inverse de Louie ne montre jamais le moindre signe de joie, de lui offrir un sourire, et d’aller vers Georgia accepter un amour que leurs trajets respectifs – s’intégrer pour lui, se désintégrer pour elle – condamnaient à l’échec. Entre les années 1950 et les années 1980, les rêves de chaque personnage s’effondrent, miroir d’une Histoire sanglante marquée par la Guerre du Vietnam, l’assassinat de Kennedy et le scandale du Watergate, et il ne reste finalement à Danilo qu’un seul possible, celui d’aimer.

[La Rochelle 3/6] Arthur Penn: l’individu, la collectivité et la violence

Posté par Martin, le 27 juillet 2019

Le Festival du film de La Rochelle, qui a lieu chaque année fin juin début juillet, est l’occasion de découvrir des films inédits, avant-premières, rééditions, et surtout des hommages et des rétrospectives. Cette année, furent notamment à l’honneur les films muets du Suédois Victor Sjöström (1879-1960) et les dix premiers films de l’Américain Arthur Penn (1922-2010), un des pères du Nouvel Hollywood. Parmi les nouveautés, fut remarqué le très bel essai de Frank Beauvais, Ne Croyez surtout pas que je hurle, qui sortira le 25 septembre 2019. Ces cinéastes questionnent chacun à leur manière la place de l’individu dans la collectivité. Tour d’horizon en trois chapitres.

Chapitre 2 : Arthur Penn

Arthur Penn est un cinéaste à part. Ses films évoquent tous une part de l’Histoire américaine, mais selon un angle singulier, comme de biais. C’est sans doute ce qui fait qu’il lui faut tant lutter contre les studios qui ne comprennent définitivement rien à l’intellectuel qu’il est, avec sa sensibilité européenne et des thèmes ancrés dans le sol américain. Un western intimiste tourné avec des moyens télévisés : et cela donne son premier film Le Gaucher (1958) – pour lequel il souffre de ne pas avoir le final cut. Un film déconstruit, sous l’influence de Godard sur un comédien de stand up : c’est le libre et singulier Mickey One (1965). Ni l’audacieux scénario de Bonnie and Clyde (1967) ni le film fini ne séduiront la Warner – le film deviendra pourtant un immense succès.

Dès ses débuts, Arthur Penn dérange. A y regarder de plus près, les questions même de son cinéma – qu’est-ce qu’appartenir à un groupe ? la loi est-elle toujours bonne ? – l’éloignent de la philosophie manichéenne américaine alors même qu’il en utilise les codes – le shérif ou policier face aux escrocs, la mafia face au renégat… Chez Penn, il n’y a plus ni Bien ni Mal, mais des foules idiotes, des soldats arrogants et stupides, des politiciens corrompus et les autres, des déclassés, perdus, trahis, tués. Si ce regard pessimiste correspond bien à un nouveau cinéma en train d’éclore (Le Parrain date de 1972, Taxi Driver de 1976), Penn est de quelques années en avance sur les autres cinéastes du Nouvel Hollywood.

Une des caractéristiques de ce cinéma, c’est le regard frontal sur la violence. Penn commence à faire du cinéma en pleine guerre du Vietnam, et s’il ne l’aborde pas de front, ses films sont généreux en morts sanglantes. Cette guerre a une image, et même des images : pour la première fois, la violence s’invite dans les foyers américains par le biais de l’écran de télévision. Difficile dès lors de se reconnaître dans un groupe dominant qui se constitue sur le chaos et la mort. Les personnages de Penn sont des individualistes, moins par volonté qu’en réponse à une société qui les rejette. Quelque chose en eux les empêche de faire partie du monde, comme une tache qu’ils portent à la naissance. C’est le cas du Billy le Kid du Gaucher, précédé de sa légende : dès l’enfance, il aurait tué. C’est le cas de Helen Keller, la fillette aveugle et sourde, de Miracle en Alabama (1962). Penn fait de ces personnages, qui ont existé, des héros modernes : luttant pour communiquer, pour trouver une place dans une société qui ne sait pas quoi faire d’eux. Si l’institutrice de Helen lutte avec elle, pour elle, Billy perd très vite le père protecteur qui lui apprend à lire et veut faire de lui un homme, c’est-à-dire un être social. Mais être socialement, sans père ni repère, qu’est-ce que c’est ?

Poursuivis par la foule


Billy le Kid n’est pas antipathique, mais il est du mauvais côté. Penn arrive à nous faire aimer des personnages de voleurs, de tueurs, et dont la principale caractéristique est d’être recherchés, voire objets d’une chasse à l’homme – ce sera encore le cas avec Bonnie and Clyde (1967). La tête de Billy est mise à prix. Mickey One est poursuivi par des truands, menace sourde et invisible, intériorisée par le personnage incapable de vivre autrement que dans la fuite.

Dans La Poursuite impitoyable (1966), la chasse à l’homme – c’est le titre original : The Chase – est nettement plus concrète. Bubber (Robert Redford) apparaît finalement peu dans le film : il s’échappe de prison, la foule se lance à sa recherche, tandis que ses amis et le shérif tentent de le sauver. Bubber met en route l’intrigue, et quand il réapparaît enfin, il n’a pas idée de ce qui s’est passé sans lui. Il ne sait pas par exemple que le shérif (Marlon Brando) a tout fait pour le sauver. Il ne sait pas que sa femme (Jane Fonda) est amoureuse d’un autre, qui n’est autre qu’un de ses amis. Bubber est coupable – il s’est échappé, il a essayé de voler un homme au début – mais c’est le personnage le plus innocent. Il ne s’est pas vendu comme le shérif, il n’a pas trahi comme sa femme et son ami, et surtout il n’a pas déclenché un incendie, il n’a pas tué, comme la foule furieuse s’apprête à le faire.

Cette inversion des valeurs est totale dans le film : le lieu même de la justice devient celui de la violence aveugle. C’est en effet dans son bureau, au-dessus de la prison, que le shérif est lynché par les sudistes ivres. Cette longue scène, d’une rare violence, montre le visage de Brando qui se défait peu à peu sous les coups. Lui, le dernier visage humain de la ville, devient un masque de sang. Mais cette violence, elle rôde partout : dès le début, Bubber retourne l’homme à qui il veut voler sa voiture et se rend compte que son complice de fuite l’a tué. Ensuite, c’est un mécano noir qui est dangereusement suivi par trois gaillards ivres : à tout moment, le récit pourrait basculer dans le crime raciste. Et évidemment il y a le crime social, le plus insidieux, car le mieux admis, qui règne au-dessus des autres – ce magnat qui refuse de boire un verre avec ses employés et pense acheter le shérif qu’il a lui-même placé. Les cercles de cette société sont infranchissables : en haut, le patron et les grands bourgeois, puis il y a ceux qui rêvent d’en être, et enfin il y a la troisième caste, les criminels, les noirs et les pauvres. Cette violence culmine dans un autre lieu hautement symbolique pour la culture américaine du déplacement et de la vitesse : la casse où s’est réfugié Bubber. Des idéaux, il ne reste que les cadavres, les carcasses démontées qui brûlent dans une civilisation qui ressemble furieusement, et cela bien avant que le feu ne prenne, à l’enfer.