Le Festival de Cannes, ses palmiers, son tapis rouge et ses paillettes… Il y a des images dont on a parfois du mal à se défaire. Pourtant, si certains considèrent Cannes comme le plus grand festival du monde, et si des professionnels du monde entier s’y précipitent chaque printemps, ce n’est pas pour aller à la plage. Qu’est-ce qui fait que le Festival occupe cette place privilégiée dans l’agenda de la planète cinéma, et qu’il s’impose chaque année comme le centre de ce petit monde ? Et au fait, comment “vit-on” Cannes lorsqu’on est producteur, distributeur, organisateur de festival ou réalisateur ? A quelques jours de l’ouverture de cette 72e édition, nous sommes allés à la rencontre de ces festivaliers pas comme les autres dont les réponses nous aident à comprendre pourquoi Cannes bénéficie depuis si longtemps de cette indéfectible aura internationale.
Avec dix sélections à Cannes depuis la création de sa société Sacrebleu Productions en 1999, Ron Dyens est un habitué du festival de Cannes, et des grands festivals internationaux en général. De retour cette année avec le court métrage d’animation L’Heure de l’ours d’Agnès Patron, sélectionné en compétition officielle, et après avoir présenté l’un de nos coups de coeur de l’an dernier, La Chute de Boris Labbé, à la Semaine de la Critique en 2018, il nous parle de “son” festival de Cannes.
Ecran Noir : Quel est votre rapport à Cannes ? Est-ce un rendez-vous incontournable dans votre agenda ?
Ron Dyens : Oui, Cannes est un rendez-vous incontournable déjà au vu de la variété des films. Avec les différentes compétitions, qui se croisent, on a la chance d’assister à un cinéma pluriel, un état des lieux du cinéma mondial. Rien que pour ça c’est intéressant d’y aller, d’autant que tous les films présentés ne trouvent pas nécessairement après coup leur place dans les salles. Le premier attrait est donc cinéphilique. Ensuite, il y a toujours ce paradoxe qu’il est parfois plus facile de voir des vendeurs ou des distributeurs à Cannes qu’à Paris. Pour les rendez-vous, c’est donc aussi un lieu incontournable. Enfin, j’ai une histoire un peu personnelle avec le festival puisque j’ai la chance d’avoir eu un film sélectionné à Cannes en 2003 en tant que réalisateur, à la Semaine de la Critique. Puis, en 2005 nous avons eu, toujours à la Semaine de la Critique, notre premier film d'animation [Imago de Cédric Babouche]. Forcément pour nous ça a été une rampe de lancement vraiment importante !
EN : Vous y serez à nouveau cette année avec un court métrage que vous avez produit, L'heure de l'ours d'Agnès Patron, qui figure en sélection officielle. Que change cette sélection pour lui ?
RD : Commencer sa carrière à Cannes est indéniablement un plus pour un film, même si évidemment il est difficile de prédire une carrière avec ou sans cette sélection. D’ailleurs nous vivons une situation paradoxale pour ce film, puisqu’il n’a pas été sélectionné à Annecy où il y a plus de place pour l’animation, alors qu’il l’a été à Cannes parmi 4200 films reçus… Mais j’espère qu’il va avoir une jolie carrière, car il est assez hypnotique de par sa musique et son choix d’animation. Il est sans dialogue et il a un discours universel… C’est un film symbolique aussi. Des ingrédients qui personnellement influent sur mes choix de films.
Après, bien sûr, je pense que la sélection va aider le film, car on commence déjà à recevoir des propositions de distribution, des demandes de la part de festivals qui veulent le voir… Il y a un petit buzz. Mais le gros buzz, ce serait évidemment de recevoir la Palme d’or. Je l’ai vécu avec le film de Serge Avédikian, Chienne d'histoire. C’est un court métrage qui initialement avait été refusé par de grands festivals avant sa présentation à Cannes, où il a eu la Palme d’or. Du jour au lendemain, on a eu des demandes dans le monde entier. On a dû à l’époque fabriquer plus de 40 copies en 35mm puisque tout le monde le voulait… Un tel prix c’est aussi un engagement technique et financier à assumer dans la foulée ! On voit bien que c’est un accélérateur général pour le réalisateur et pour le producteur. On l’a vu aussi avec Céline Devaux, qui a tout de suite été contactée par des boîtes de production de longs métrages suite à sa sélection avec Le repas dominical [en 2015].
EN : On dit souvent que pour un premier long métrage, il est essentiel d’être à Cannes en terme de visibilité. Est-ce la même chose pour le court ?
RD : Cannes est important, il crée un focus indéniable. Et évidemment cela peut être un tremplin pour le passage du court au long. C’est là où Cannes est évidemment important pour le court. Pour les courts d’animation c’est un peu différent. Les réalisateurs d’animation ne sont pas dans la course à l’échalote pour faire un long métrage dans la foulée de leurs courts. Ce qui les intéresse, c’est de faire des films. Ça prend tellement de temps de faire de l’animation, que réaliser un long métrage, c’est quasiment entrer au couvent ! Donc pour eux, la priorité c’est davantage de faire des expériences cinématographiques. Après, pour revenir à Cannes, des expériences se mettent clairement en place pour favoriser la porosité du court au long, notamment au sein du Short Film Corner (rencontres entre professionnels du court et du long, expertises, etc.).
EN : D'une manière générale, en tant que producteur, en quoi consiste habituellement votre présence à Cannes? Avez-vous des attentes ou des buts spécifiques ?
RD : C’est compliqué parce qu’on a envie de faire plein de choses à Cannes ! Il y a un effet miroir aux alouettes. Beaucoup de choses qui brillent, beaucoup de sollicitations… C’est à la fois un lieu de festivités et un lieu de travail. Il faut préparer son festival de Cannes. C’est un endroit où l’on signe les contrats, bien sûr, mais les grandes annonces faites à Cannes sont souvent signées avant, et l’annonce est faite pendant le festival. Cannes c’est plus l’occasion de rencontrer des personnes, de préparer le futur, de sentir l’air du temps. C’est aussi intéressant de se balader dans le marché et de voir les affiches des films étrangers. Voir comment les films sont “travaillés”. A l’étranger, le cinéma peut être envisagé de manière radicalement différente. Si on reste seulement sur son prisme franco-parisien, on rate des choses, notamment dans les films qu’on choisit en tant que producteur. C’est important de se dire : “tiens, comment le film pourrait être perçu à Dakar, à Montréal, au Japon ?”. Essayer de se mettre à la place des gens, des spectateurs. Je pense même que c’est le principal travail d’un producteur. Si on ne s’intéresse pas à la manière dont sont organisées et perçues les autres cinématographies, on rate quelque chose sur sa propre cinématographie.
EN : Est-ce que cela peut aussi arriver de voir un court métrage et de penser : “cet auteur, j’ai envie de le produire” ?
RD : Alors c’est un petit peu compliqué, surtout à Cannes, parce qu’il y a quand même toujours une notion de respect du producteur qui a produit le film. Si je vois un film qui me plaît beaucoup, je peux aller le dire, au réalisateur et au producteur. Ça fait évidemment toujours plaisir. Ce qui peut arriver aussi, avec les films étrangers, c’est une potentielle coproduction sur le projet suivant ou sur un éventuel long à venir.
EN : Avez-vous le souvenir d'une rencontre, d'une découverte ou d'un événement décisif durant le festival par le passé ?
RD : Sur Tout en haut du monde [de Rémi Chayé], il ne nous manquait quasiment plus qu’un vendeur international. On avait eu quelques pistes qui ne s’étaient pas concrétisées, et puis un soir, on s’était retrouvé dans un dîner organisé par la société Urban Distribution. A un moment, on a présenté le trailer du film sur mon ordinateur, et toute l’équipe d’Urban a adoré. Quand le “big boss” est arrivé, Frédéric Corvez, toute son équipe lui a dit : “il faut que tu regardes ! c’est mortel !”. Il a regardé puis il a sorti son chéquier et il a dit “XXXXXXX euros !”. Et le temps s’est arrêté… Bon, on a continué à discuter après, évidemment, mais c’était très drôle, parce que c’est exactement l’image qu’on se fait de Cannes. Un geste très “grand seigneur”, complètement improbable, et qu’on raconte après en se disant “ah oui, c’est Cannes. C’est donc possible”. C’est beau, pas seulement par rapport au montant (quoique…), mais déjà par rapport au geste.
J’ai une autre anecdote qui est sympa aussi, c’est quand le court animé de Cédric Babouche a été sélectionné en 2005 à la Semaine de la Critique. A l’époque, les courts métrages passaient en premier partie des longs. Ce n’était pas “ghettoïsé”, et les journalistes “longs métrages” venaient voir aussi les courts. On est passé en première partie du film Me, myself and I de Miranda July, distribué par MK2, qui a fini par avoir la caméra d’or. Et le lendemain, je reçois un coup de fil de l’attachée de presse de MK2, qui me dit : “Nathanaël Karmitz veut absolument voir ce court métrage”. On ne savait pas pourquoi. Et en fait, ce qui s’était passé, c’est qu’il y avait eu un article dans Libération où on parlait plus de notre court métrage et de la renaissance de l’animation française que du long de Miranda. Ça avait intrigué Nathanaël, on s’était rencontré dans la foulée et on avait failli collaborer ensemble à l’époque, pour faire un long métrage. Évidemment ça fait hyper plaisir. Ça prouve que ça peut vraiment être un ascenseur artistique d’être à Cannes et d’avoir cette fenêtre de visibilité.
EN : En quoi le festival et son marché se distinguent-ils selon vous des autres festivals internationaux ? Qu’est-ce qui fait que Cannes a cette aura supérieure à des festivals comme Berlin ou Venise ?
RD : Je pense qu’il y a plein de choses qui peuvent expliquer ça. D’abord, à l’époque de la création du Festival, il n’y avait pas tous les festivals qu’il y a aujourd’hui. Il y a donc une antériorité qui donne une forme de légitimité. Aussi il y a une image de la France, une sorte d’attraction pour le pays. Il y a eu aussi toujours une certaine audace qui a accompagné les sélections, avec ce désir de faire un état des lieux du cinéma. Tarkovski, par exemple et d’autres films qu’il était très difficile de faire sortir de leur pays, comme Yol de Gören et Güney, ont trouvé leur place à Cannes. En plus, Cannes a cette capacité à faire sa mue régulièrement, à se réinventer, à créer des sections parallèles comme la Semaine, la Quinzaine, l’ACID… Il y a également beaucoup de films français ou coproduits par la France qui sont ainsi présentés à Cannes. La France a indéniablement une relation particulière avec le cinéma. Toutes ces raisons se sont agrégées pour faire ce qu’est Cannes aujourd’hui. Toute la question va être maintenant de faire face aux nouveaux combats qui arrivent, comme celui face à Netflix et la sortie en salles de films produits par les télévisions et les sites. Mais bon, ce n’est pas le premier combat et ce ne sera pas le dernier pour Cannes, il ne faut pas s’inquiéter outre mesure.