70 ans, 70 textes, 70 instantanés comme autant de fragments épars, sans chronologie mais pas au hasard, pour fêter les noces de platine des cinéphiles du monde entier avec le Festival de Cannes. En partenariat avec le site Critique-Film, nous lançons le compte à rebours : pendant les 70 jours précédant la 70e édition, nous nous replongeons quotidiennement dans ses 69 premières années.
Aujourd'hui, J-10. Et pour retrouver la totalité de la série, c'est par là.
Lorsque le message de Pascal Le Duff me proposant d’écrire un texte sur l’underground à Cannes est tombé sur la messagerie de mon portable, j’étais au Centre Pompidou en train de suivre une rétrospective consacrée au vétéran du cinéma d’avant-garde Peter Kubelka, pionnier du cinéma expérimental, inventeur du « flicker-film » en 1960 avec Arnulf Rainer, court-métrage qui alterne photogrammes avec ou sans lumière, donnant un effet de clignotement. Mais Kubelka était également fêté, ce soir-là, en tant que programmateur et militant de la cause, car, il y a quarante ans, à l’ouverture du Centre Pompidou, il avait, à la demande du directeur de l’époque, Pontus Hultén, conçu une programmation de trois cents films expérimentaux de toutes les époques et qui a fait l’ouverture du Centre : Une histoire du cinéma. Ce programme historique a légitimé et institutionnalisé ce cinéma.
Par le fait d’un «hasard objectif» tels que les affectionnait André Breton, j’étais tombé sur un de mes comptes-rendus cannois de 1975 où je signalais que, dans la grande salle du Palais du festivals, on avait vu 31 films underground américains cette année-là.
C’était apparemment un événement, sans en être vraiment un, car, avec le recul, on s’aperçoit que ce cinéma, sans être mis sous les feux des projecteurs, a toujours eu une légère visibilité à Cannes (et ailleurs). Dans le numéro 11 de La revue du Cinéma (mars 1948, page 44), dans un article titré L’avant-garde d’hier et d’aujourd’hui, Henri Langlois, après avoir vilipendé la sélection du dernier film du vétéran Hans Richter, primé à Venise, Dreams that money can't buy, pour son « académisme », écrivait : « À Cannes, vers le même temps, un autre jury international primait les films de Maya Deren pour l’audace de leur conception. Il s’agissait, il est vrai, d’une compétition de cinéma d’amateurs». Pour comprendre la chose, il faut préciser que jusqu’en 1976, il y avait une case libre entre les deux films de la Compétition vers 17 heures. Un Certain Regard et son prédécesseur Les Yeux fertiles étaient encore dans les limbes. Et on donnait la possibilité à diverses personnalités de faire des programmations en toute liberté.
Cette année-là, Gideon Bachmann, qui avait réalisé Ciao Federico sur le tournage du Satyricon du maestro italien, a eu la possibilité de faire une programmation de films underground, genre qu’il avait couvert en 1967 pour la télévision allemande, moyen-métrage qui était inclus dans la programmation : Underground New York.
J’ai retrouvé 25 des 31 films sélectionnés, cette rétrospective ne figurant pas sur le site du festival (voir détails sur les films dans l’encadré). Je ne vais pas faire une étude du genre, ce n’est pas ce qui m’a été demandé, mais je signalerai des faits apparemment contradictoires.
D’abord, il n’y a pas eu un Cannes mais au moins trois : le Cannes des stars et des paillettes (de 1946 à 1968), le Cannes des hippies et des cinéphages (1969 à 1978 ; Ah ! Paul McCartney sur le toit du Palais déposé en hélicoptère, la découverte de Pink Flamingo de John Waters au marché du film, la projection des films de John Lennon et Yoko Ono au Star rue d’Antibes, les premiers films porno qui vidaient la salle du Palais au profit des salles marginales) et, enfin, le Cannes des cinéphiles, renforcé par la multiplication des sections et l’apparition de services cinéma dans les quotidiens. Des croisements entre ces trois Cannes s’opèrent toujours.
Donc, en 1975, à 17 heures, on pénétrait dans la salle de l’ancien palais, presque vide : de 30 à 50 spectateurs pour voir des films underground. Dans ce grand festival, déjà « moins huppé » et non encore fliqué (quatre appariteurs gardaient la porte du palais et on y pénétrait avec un coupon, pas de cartes de couleurs discriminatoires, mais des cartes à souches avec trois tickets quotidiens : un pour chacun des deux films en sélection et le troisième pour les événements marginaux ou périphériques comme cet hommage à l’avant-garde américaine).
On voyait ces films sans a priori et en toute liberté. Après la rétrospective de Kubelka à l’ouverture du Centre Pompidou, cela allait changer. Le cinéma expérimental sera légitimé et des crispations apparaîtront entre partisans de ce cinéma (considéré comme noble et à forte potentialité culturelle) et détracteurs qui le rejetteront hors de la sphère du cinéma. Les institutions et les musées en prendront la relève en le programmant régulièrement. Des tentatives comme celles de Pascale Dauman créant en 1973 le Studio Christine (devenu un an après l’Action Christine), entièrement destiné au cinéma expérimental, n’auront plus, jusqu’à une période récente, la cote.
Ce qui était intéressant, c’est qu’on voyait ces films sans préjugés, on se laissait (ou non) séduire par des images flamboyantes, poétiques, qui cherchaient à toucher directement nos sens plutôt que notre intellect. Les scénarios n’étaient que prétextes ou même absents.
Le film de Gideon Bachmann, édité récemment par Re : Voir, est tout à fait en phase avec cet état d’esprit qui régnait alors (le premier livre sérieux théorique est publié en 1974, en anglais, Visionary Film: The American Avant-garde, de P. Adams Sitney, les livres de Dominique Noguez vont suivre et légitimer ce nouvel art). Chargé de réaliser une émission pour la télévision allemande sur ce cinéma underground dont on entendait parler mais qu’on ne connaissait pas, Bachmann s’entretient avec Shirley Clarke (la plus connue à l’époque avec The Connection, film narratif tiré d’une pièce de théâtre sur des musiciens camés), Jonas Mekas qui n’a pas encore monté son journal filmé et qui tourne des films de contestation comme The Brig, brûlot antimilitariste, mais également les frères Kuchar et Bruce Conner, eux déjà totalement expérimentaux. Sans oublier Andy Warhol qui était déjà une icône ! Il n’y a pas de théorie sur le cinéma underground qui émerge de ce documentaire, mais une vision sociétale d’un groupe de jeunes cinéastes, proches de Dylan, qui veulent bouleverser le cinéma américain. C’était le film séduisant d’un jeune amateur qui cherche ses repères. À voir donc pour se rendre compte de l’état d’esprit des amateurs de l’époque, en 1975, cela avait encore peu changé. Ce documentaire tranche évidemment sur la conférence qu’à donnée en avril 2017 Peter Kubelka au Centre Pompidou dans laquelle il soutient toujours que ce cinéma EST le cinéma par excellence.
Dans la liste des films que j’ai retrouvés, il y a des grands noms : James Whitney (pionnier de l’animation par ordinateur analogique) ; Stan Lawder, un des pratiquants du cinéma structurel ; Larry Jordan, un animateur de papiers découpés proche de Borowczyk ; Chick Strand programmée beaucoup à l’époque ; Jordan Belson, cinéaste abstrait et pionnier du cinéma assisté par ordinateur ; Gunvor Nelson, créatrice d’un cinéma impressionniste ; Robert Breer, animateur d’éléments découpés qui a fait presque toute sa carrière en France ; Robert Nelson qui demeure fidèle à un certain esprit « Beat », tel qu’illustré dans le film de Bachmann ; le pionnier James Broughton contemporain dans les années 1940 de Maya Deren ; l’artiste minimaliste Richard Serra…
Mais, dans ma liste cannoise, je ne vois pas les noms de ceux qui sont devenus, aujourd’hui, des artistes cardinaux qui dépassent la simple sphère du cinéma expérimental : Jonas Mekas, Stan Brakhage, Michael Snow, Hollis Frampton ou Ken Jacobs. Mais je n’ai pas la liste complète, peut-être ont-ils été programmés et que je devais voir un film à la Quinzaine des réalisateurs par exemple, et que j’ai sauté cette séance. La Quinzaine qui, sous la houlette de Pierre-Henri Deleau (1969-1999), a passé beaucoup de films expérimentaux en courts et longs métrages, dont certains comme Luminous Procuress de Steven Arnold (1972) ont été récemment reprogrammés par Nicole Brenez à la Cinémathèque française dans ses séances de « Contre-culture générale » Ce texte reflète de simples souvenirs et ne se veut pas exhaustif.
Raphaël Bassan de Bref, le magazine du court métrage
Pour aller plus loin...
1. Lapis (1963–1966), James Whitney, 10 min, 16mm, distribué par Lightcone
2. Necrology, Stan Lawder, 1970, 12’
3. Once upon a Time, Larry Jordan, 1974, 12’
4. Putting the Babies back, Neil White, 1969
5. Anselmo, Chick Strand, 1967, 4
6. Earth Spirit House, Ron Finne, 1970
7. Chakra, Jordan Belson, 1972, 5’ 30
Extrait
Distribué par re : Voir
8. Llanito, Danny Lyon, 1971, 54 ‘
Extrait
9. Traces, Barbara Linkevitch, 6 mm, couleur, 12 mn, 1973
10. Cristal vision, John Grunberg, 1972
11. My name is Oona, 1969, Gunvor Nelson, 10’, édité par Re : Voir
12. Gull and Buoys, Robert Breer, 1972, 6’
13. Watersmith, Will Hindle, 1969
14. Third eye Butterfly, Storm de Hirsch, 1968, 10’,
15. Anxious animation, Richard Serra, 1971, 5’
16. I Change I am the Same, Ann Severson, 1969
17. Bleu Shut, Robert Nelson, 1971, 30’
18. Easy out, Pat O’Neill, 1972, 9’ DVD sorti par Cinédoc
19. Corridor, Stan Lawder, 1970, 23’
20. Medina, Scott Bartlett, 1972, 15’
21. T. hybrid.V I, Keith Sonnier, 1971, 12’,
Extrait
22. Horseopera (A Western) Charles I levine, 16mm, black and white, 24 min
23. Golden Positions, James Broughton, 1971, 30’, édité en DVD
24. Choice chance woman danse, Ed Emshwiller, 1971, 44’
25. Underground New York, Gideon Bachmann, 1968, 51’