Bien sûr, par les temps qui courent, les offres cinématographiques ne manquent pas. A vrai dire, les propositions sont même si nombreuses qu'elles ont fait naître une nouvelle forme d'anxiété, celle de ne pas réussir à profiter de tous les films, mais aussi livres, expositions ou spectacles, disponibles gratuitement en ligne d'ici la fin du confinement. Parmi cette profusion d'oeuvres d'art qui valent évidemment toutes le déplacement (si l'on peut dire), on vous parle aujourd'hui d'un film exceptionnel, incontournable et tout simplement merveilleux, Un rêve solaire de Patrick Bokanowski.
Résultat de la réunion de deux courts métrages (Battements solaires et Un rêve), eux même nés du désir du cinéaste de rompre avec son travail précédent (acteurs portant des masques, images transformées par l'usage de verre soufflé ou de miroirs, tels qu'on peut le voir dans ses courts métrages La femme qui se poudre, Déjeuner du matin ou La plage, et dans son premier long métrage L'Ange), le film est un voyage nécessairement onirique dans différents espaces, temporalités et séquences qui sont moins assemblés dans une idée de narration que dans celle d'une logique inhérente aux images elles-mêmes.
Au départ, il y a une falaise sur laquelle s'écrasent les vagues, avec le soleil au zénith. A la fin, il y a des poussières d'étoiles. Entre les deux, des silhouettes dansent, des ombres mouvantes se projettent sur un mur, la mer scintille, des acrobates travaillent, des acteurs jouent, des mécanismes sont en action, un enfant rêve... Il est impossible de décrire cette succession de tableaux, de mouvements, de couleurs, qui défilent sous les yeux du spectateur, au son de la musique tantôt légère et lancinante, tantôt rythmique et entêtante de Michèle Bokanowski.
Il faut véritablement se laisser bercer, surprendre, interpeller, et souvent émerveiller par la poésie visuelle née de ces images savamment composées, construites par couches successives, et qui mêlent prise de vue continue (y compris des films super 8 issues des propres archives de Bokanowski), ombres projetées, encres liquides, feux d'artifice, pâte à modeler ou encore dessins sur pellicule. Ce qui se joue à l'écran tient à la fois d'une évocation hypnotique de l'incessant ballet entre l'ombre et la lumière, et d'une recherche plus impalpable sur le médium cinéma lui-même, avec des expérimentations formelles qui interrogent la teneur même de l'image (créée, déformée, recomposée...) et un jeu de mise en abyme qui inclut à plusieurs reprises le projecteur et la pellicule dans le plan.
Chance inestimable, la société d'édition Re:Voir proposera gratuitement le film en VOD sur son site le 7 avril prochain! En effet, depuis le début du confinement, Re:Voir offre chaque jour une pépite issue de son formidable catalogue de films expérimentaux, en utilisant le code STAYHOME. Après des oeuvres de Len Lye, Vivian Ostrovsky, Virgil Widrich ou encore Maurice Lemaître, on pourra ainsi découvrir prochainement Paysages de Jacques Perconte, L'enfant secret de Philippe Garrel, Once every day de Richard Foreman, Sleepless night stories de Jonas Mekas ou encore Octobre à Madrid de Marcel Hanoun. Et si c'était justement l'occasion d'aller vers un cinéma singulier et rare qui nous emmène loin des sentiers cinéphiles (re)battus, exactement à l'image de la période ?
Du 29 mai au 30 juin, c'est une figure singulière qui va ressurgir au cinéma. Les films de Guillaume Dustan seront en effet montrés à la galerie Treize, aux cinémas du Centre Pompidou et au cinéma Luminor Hôtel de Ville. Tous ensemble, les 13 films (sur 17) forment une boucle de 12 heures.
Une œuvre oubliée qui revient dans son intégralité pour une rétrospective. Malgré la notoriété de Dustan, ses films n'ont jamais été diffusés de son vivant.
Mort il y a 14 ans, l'écrivain, Prix de Flore il y a 20 ans, et éditeur, est connu pour son œuvre littéraire, entre autofiction, autobiographie et littérature expérimentale. Virginie Despentes l'avait écrit il y a six ans: "Tu appelais ton autofiction de la pornofiction et on ne peut pas dire que tu exagérais. Mais je ne te prenais pas particulièrement au sérieux, comme auteur. Tu faisais partie des bouffons de ma génération, c'est tout. Depuis quelques années, je relis tes livres. C'est une surprise. Alors comme ça, c'est toi, le meilleur d'entre nous ? Et de loin. Tu as encapsulé les 90's. Cette France de la fin du siècle dernier, le Paris de la nuit, l'état d'esprit, les objets, les habitudes – ça remonte d'entre tes pages. Tout y est."
On sait moins qu'il a aussi été l'auteur d'une importante vidéographie. 17 films, réalisés entre 2000 et 2004, dont on trouve la liste dans son dernier livre, Premier essai (Flammarion, 2004).
"Mes films sont tournés selon le dogme warholien en DV avec une très jolie caméra Sony qui fait une image très étrange, sans générique, en son direct, sans montage. C’est filmé-monté" expliquait-il.
Des films d’appartements, des films d’amour, des films d’entretiens et des films de voyages qui prolongent ses livres de la période "autobiopornographique", publiés chez Balland, loin de l'éclat germanopratin (P.O.L pour ses premiers ouvrages, Flammarion pour les deux derniers)."Faire les courses, penser la vie occidentale, baiser, marcher dans la rue, s’habiller, téléphoner, écrire, recopier le carnet intime de sa grand-mère, ou des entretiens, ou des paroles de house, coller des articles écrits pour la presse, des CVs, des programmes politiques... " sont autant de réalités captées par Dustan, autant d'intensités vitales qui forgent un projet artistico-politique pas forcément "mainstream", qu'on qualifierait aujourd'hui, un peu par facilité, de queer ou d'underground (même s'il n'était pas marginalisé).
Du cinéma brut, numérique, sans ses artifices. Un moment de vérité, souvent court. Personne n'a voulu de ces films, car personne, sans doute, n'imaginait que ce regard aurait un jour de la valeur, que son auteur serait un jour parmi les icônes d'une époque. Du Palais de Tokyo à Canal +, cette œuvre n'était apparemment pas montrable.Le peuple qui manque distribuait quelques unes de ces créations visuelles.
Un an après la publication d'une biographie, Dustan Superstar de Raffaël Enault, l''artiste est de nouveau dans la lumière. Et avec lui un monde enseveli qui n'est pas vraiment mort grâce à la persévérance de quelques témoins toujours debout. Voici donc le bloc manquant de cette œuvre protéiforme, tranche d'une époque et d'une univers qui méritent d'être (re)découverts.
Filmographie
- Pop Life, 2000
- Songs in the key of moi, 2000
- Nous (love no end), 2000
- Enjoy (Back to Ibiza), 2001
- Pietà, 2001
- Home + Sorbelli, 2001
- HCD, 2001
- Barbette Réaumur, 2000
- Un film perdu, sans titre, 2000
- Porno, 2000
- Toits moi crevé, 2001
- Nous 2, 2002
- Squat, 2002
- Poubelle, 2002
- Nietzsche, 2002
- Autre chose, 2002
- Ratés, 2003
- montre † lèvres, 2004
On entend beaucoup hurler contre Netflix, coupable de ne pas présenter ses films en salles. Ce qui a entraîné un divorce avec le Festival de Cannes et une crise juridique actuellement autour des Oscars. Mais quid des films cannois qui, finalement, ne sortent pas au cinéma et sont directement diffusés à la télévision (en streaming ou sur une chaîne de télé)?
Ce sera le cas du dernier film de Jean-Luc Godard, Le Livre d'image. En compétition à Cannes l'an dernier, le film expérimental du Maître ne passera pas par les cinémas. Il sera diffusé sur Arte le mercredi 24 avril à 22h25, et en replay du 17 avril jusqu’au 22 juin.
Palme d’or spéciale du Festival de Cannes 2018, le film accompagnera le multi-diffuséA bout de souffle, avec Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg, diffusé, lui, en première partie de soirée.
Présenté dans la sélection Forum de la dernière Berlinale, Ne croyez surtout pas que je hurle est un cri qui vient de l'intérieur. Iconoclaste, le film d'une heure et quart ne ressemble à aucun autre. C'est une autobiographie du réalisateur, Frank Beauvais. C'est aussi une observation politique, anthropologique, sociétale, aussi bien de la vie dans un village des Vosges que de celle plus lointaine de Paris et de la France. C'est une déclaration clamée par le cinéaste, entre pamphlet anarchiste et récit intimiste, comme un journal quotidien qu'on lirait à haute voix, en mélangeant ses angoisses personnelles aux colères plus universelles. On y parle aussi bien de la père du père que de la visite d'un célèbre cinéaste portugais, de la solitude extrême que des attaques terroristes, on s'interroge sur le sens de la vie comme sur cette vie qui n'a pas de sens.
Janvier 2016. L'histoire amoureuse qui m'avait amené dans le village d'Alsace où je vis est terminée depuis six mois. À 45 ans, je me retrouve désormais seul, sans voiture, sans emploi ni réelle perspective d'avenir, en plein cœur d'une nature luxuriante dont la proximité ne suffit pas à apaiser le désarroi profond dans lequel je suis plongé. La France, encore sous le choc des attentats de novembre, est en état d'urgence. Je me sens impuissant, j'étouffe d'une rage contenue. Perdu, je visionne quatre à cinq films par jour. Je décide de restituer ce marasme, non pas en prenant la caméra mais en utilisant des plans issus du flot de films que je regarde.
Produit par Les films de Bélier, les films Hatari et Studio Orlando, le film devrait sortir cet automne, distribué par Capricci. C'est à la fois un cri de douleur existentiel et une déclaration d'amour au cinéma. En mixant ces deux angles, Frank Beauvais propose une œuvre qui apparaît comme une nécessité. Le hurlement d'un homme piégé par son époque comme par son quotidien, par son avide besoin de cinéma comme par son obsession d'exprimer son désarroi. Malgré l'aspect crépusculaire - la tonalité vocale comme la signification des mots - et la déprime qui s'en dégage, Ne croyez surtout pas que je hurle révèle une force et une intensité où le destin d'un individu, misanthrope et lucide, perdu et reclus en Alsace, trouve sa place (et un écho très lointain) dans un collectif invisible et une société en plein chaos.
Ne croyez pas que je hurle c'est un film autour du je. C'est je qui parle. C'est je qui voit. Sans aucune pudeur. Une mise à nu textuelle que cet écorché met à distance en se réfugiant derrière les images des autres. C'est pourtant bien grâce à sa forme narrative et visuelle que cet égocentrisme devient poétique, produisant une énergie créative rare et précieuse. C'est un documentaire et, pourtant, on y voit une fiction complètement libre, usant du cinéma tout en cassant les codes. Ce n'est pas une fiction puisque tout ce qui est raconté est réel, même si le verbe est littéraire et les envolées romanesques. Car, en plus, c'est superbement écrit: le texte mériterait d'être publié. Portrait d'un quadra à l'écart de ce monde qui tourne mal et d'une société qui sonne toutes ses alarmes pour nous prévenir des dangers. Enfin, ce n'est pas un film classique puisqu'il n'y a aucun acteur et aucune scène n'a été tournée.
Car l'audace est aussi formelle. Spectateur compulsif, Frank Beauvais a visionné des centaines de films pour combler son ennui, s'évader de l'horreur, remplir sa tête. Du nanar alternatif aux films rares de l'Europe communiste en passant par des classiques japonais. De cette passion absorbante, il a extrait un plan, une image, une séquence. Chaque extrait, parfois très furtif, qu'on ne cherchera pas forcément à reconnaître tant on se laisse bercer par la parole et hypnotiser par l'image, illustre ce qu'il dit. Cette richesse visuelle et cette inventivité qui relie tous les cinémas à son film introspectif est proprement fascinante. A la confusion d'un être s'ajoute la confusion des films. Pourtant tout est linéaire, fluide, limpide. Lui qui sombre dans les films des autres, et perd l'envie d'écrire et de filmer, trouve ici le moyen de créer en se nourrissant d'autres créations. Une anthropophagie du cinéma, davantage qu'une anthologie tant les choix sont partiaux.
Le film est par ailleurs très bien écrit. Non seulement sur la forme, puisqu'il trouve la bonne image qui correspond à ses mots, mais aussi sur le fond parce qu'il raconte une véritable histoire qui s'achève magnifiquement dans un plan aérien et zen. C'est l'histoire d'un névrosé qui cherche la lumière. Comme c'est le récit d'un cinéaste qui (dé)montre que tout a été filmé (ou presque), puisant dans la vaste histoire du cinéma archivée sur le net ou en dvd, pour livrer une œuvre composite.
On pourrait qualifier ce cinéma d'expérimental. Ce serait réducteur. La narration s'aventure en effet dans quelque chose d'innovant, mais elle reste tenue par un fil conducteur cohérent tant visuellement que dramatiquement. C'est un objet filmique non identifié, singulier. Une autre forme de cinéma qui se sert de la duplication des images fabriquées par d'autres, d'un assemblage hétéroclite de plans déracinés, pour exprimer, traduire un regard personnel et unique. C'est un poème moderne, une fleur du mâle, où le ciel est brouillé, où l'on ressent le goût du néant. C'est baudelairien car il y a autant d'horreur que d'extase dans cette métamorphose d'un vampire, reclus dans sa maison aux volets fermés. C'est la Solitude et l'invitation au voyage, le joueur généreux et les yeux d'un pauvre. Ne croyez pas que je hurle est un long spleen halluciné (et hallucinant) où rêves et cauchemars s'inspirent exclusivement du 7e art.
Carlotta a sorti cette semaine dans quelques salles françaises un film japonais du regretté Toshio Matsumoto (vidéaste, théoricien, artiste et réalisateur), Les funérailles des roses (en japonais Bara no soretsu). Le film a 40 ans et il est inédit. Ce premier long métrage, récit d'un Oedipe gay tragique dans Tokyo, explore le monde souterrain des travestis japonais, officiant dans des bars chics et bien tenus, et notamment le si bien nommé Genet (en hommage à l'écrivain français). Mais Toshio Matsumoto, avec un cinéma héritier de Bunuel, Godard et Marker, va beaucoup plus loin sur la forme comme sur le fond. Si le fil conducteur suit Peter, jeune garçon qui fuit le domicile matriarcal pour s'émanciper en fille, amoureuse de son employeur, le film est une succession d'audaces narratives, profitant sans aucune limite de sa non-linéarité. Les funérailles des roses mélange ainsi allègrement la chronologie des événements, avec certains enchaînements proches du surréalisme, et s'amuse de manière très libre à flirter avec le documentaire (des portraits sous forme de micro-trottoir face caméra de jeunes tokyoïtes gays) et le cinéma expérimental.
Hybride jusqu'au bout, le film se travestit comme ses personnages. Il est à la fois une étude anthropologique de la culture queer et underground du Japon des années 1960, pas très loin du swinging London côté mode, et fortement influencé par la Nouvelle vague, le situationnisme et l'existentialisme français. Tout en respectant les contraintes de la censure, il y a un côté punk, c'est à dire un aspect de contre-culture dans le film, qui passe aussi bien par la distanciation (on nous montre parfois le tournage même de la scène que nous venons de voir), la dérision (des gags comme du pastiche), l'angoisse psychologique (tous ont peur d'être abandonnés et sont en quête d'affection), le sous-entendu (sexuel), l'horreur (finale, tragique) et surtout, la surprise.
Car le cinéaste ne ménage pas le spectateur en s'offrant des virages inattendus, passant d'un genre à l'autre, de scènes parodiques et rythmées (les rivalités façon western ou kung-fu sont hilarantes) à des séquences plus oniriques où le temps se distord (sous l'effet d'un joint ou de la peur). On est alors fasciné par ce délire maîtrisé, où se croisent bulles de bande dessinée et art contemporain, plans surexposés ou références détournées, qui brouille les codes du cinéma, pour accentuer la folie du personnage principal, et ce réalisme passionnant d'une communauté loin des stéréotypes filmés par le cinéma japonais parvenu jusqu'à nous à cette époque.
Il y a ainsi le film dans le film (y compris l'insertion de courts métrages du cinéastes), le film d'un Tokyo gay, le film d'un duel entre deux concubines, le film d'un jeune gay paumé, le film d'une jeunesse alternative, le film politique, le film comique, le film romantique, le film dramatique et le film psychologique. Les témoignages sont aussi intéressants que cette histoire est intrigante.
Ces funérailles sont parfois bricolées, mais elles gagnent leur dignité: l'œuvre est assurément majeure dans le cinéma LGBT, le cinéma japonais et le cinéma des années 1960. C'est un film engagé, et même activiste, où se mêlent les avant-gardes de l'époque, entre sentiment de révolte et aspiration au changement. Qu'il soit flamboyant, moqueur, érotique, théâtral ou bordélique, le film est transgressif cinématographiquement (il y a longtemps que le queer ne l'est plus tant que ça dans la société). Toshio Matsumoto a finalement réalisé un film dont les héros revendiquent leur place dans la société comme Les funérailles des roses réclament sa place singulière dans le septième art.
Le concept: Manifesto rassemble aussi bien les manifestes futuriste, dadaïste et situationniste que les pensées d’artistes, d’architectes, de danseurs et de cinéastes tels que Sol LeWitt, Yvonne Rainer ou Jim Jarmusch. A travers 13 personnages dont une enseignante d’école primaire, une présentatrice de journal télévisé, une ouvrière, un clochard, une veuve, une chanteuse rock… Cate (Blanchett) scande ces manifestes composites pour mettre à l’épreuve le sens de ces textes historiques dans notre monde contemporain.
- Cate Blanchett formidable. Il y a peu de comédiennes capables d'incarner avec autant de conviction et de naturel treize personnages différents. Le maquillage, le costume, la coiffure aident avant tout à distinguer le milieu social de chacun. Mais le travail de l'actrice va bien au-delà: diction, accent, geste, ... Cate Blanchett peut tout jouer, du clochard errant dans une zone industrielle désaffectée, à la présentatrice télévisée rouquine et rigide, en passant par la mère de famille a priori conservatrice ou la prolo mangeant son sandwich en triant les déchets. La virtuosité de son jeu contribue énormément à la réussite du film, dont elle est l'unique fil conducteur. C'est aussi un plaisir de cinéphile de la voir se transformer ainsi. Hormis Kate Winslet, Nicole Kidman et Tilda Swinton, on voit mal quelle autre comédienne aurait pu endosser tant de personnages (et autant de textes complexes à clamer) avec tant d'aisance.
- Une mise en scène radicale. L'artiste et vidéaste Julian Rosefeldt réalise un premier film expérimental, sorte de "mash-up" de 53 manifestes artistiques. Sous la forme de courts-métrages érudits s'entrelaçant, la mise en scène met en exergue le texte à travers des séquences en apparence "banales" (une salle de trader, une répétition d'un ballet, un atelier de marionnettiste...). Cette "tranche de société", des bas fonds aux élites, use de codes cinématographiques rodés et familiers. Rosefeldt n'utilise que son actrice comme artifice et se concentre sur les textes dont les auteurs sont aussi variés que Guy Debord, Guillaume Appolinaire, André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard, ... Un manifeste cinématographique parce qu'il n' a rien à dire, mais aussi parce que tout a été dit. Il suffit de le filmer à sa manière.
- Un manifeste brillant. La force de Manifesto est de nous plonger sous la forme de courts-métrages abordant le situationnisme, le futurisme, le surréalisme, l'architecture, le fluxus, le créationnisme, le minimalisme, ... Trois séquences retiennent particulièrement le dadaïsme, le pop art et le cinéma. Le Dadaïsme, discours d'une veuve très insolent est jouissif pour les oreilles et rappelle l'humour noir qui peut se dégager d'une critique absurde du monde (mais est-ce si absurde?). Le long monologue, très "Sarah Kane" dans son élan à bout de souffle, de Claes Oldenburg, "Je suis pour un art", autour d'un déjeuner familial, comme une prière avant le repas, passionne par sa franchise et son irrévérence. Enfin, le cinéma, enseigné à une classe d'enfants, est porté par un ludisme enjoué pour expliquer le dogme, Godard, Herzog, Jarmusch... La création n'a rien d'original, c'est la sincérité et l'authenticité de son auteur qui en fait une œuvre. Assurément, le regard singulier et l'appropriation par Rosefeldt et Blanchett de ces manifestes font de Manifesto un film "original", et pédagogique.
Héritière directe de ceux qui voulaient affranchir le cinéma de ses chaînes en 1968, la Quinzaine célèbre cette année sa 50e édition. L'occasion d'une promenade à son image - en toute liberté, et forcément subjective - dans une histoire chargée de découvertes, d'audaces, d’enthousiasmes, de coups de maîtres et de films devenus incontournables.
En partenariat avec Critique-Film. Retrouvez tout le dossier ici.
La Quinzaine des réalisateurs naît d'une rupture, celle qui fit qu'en 1968, Cannes n'eut pas lieu. Dans cette programmation parallèle créée par la Société des réalisateurs de films (SRF), le rejet d'une certaine forme de cinéma sera intégrée par une critique de la représentation et de la narration, par une recherche de nouvelles formes cinématographiques (1).
La distinction opérée par Peter Wollen entre deux types d'avant-garde filmique (2) est utile pour approcher la question du cinéma expérimental à la Quinzaine. Malgré la perméabilité toujours possible entre ces catégories – Wollen cite Deux fois (1968) de Jackie Raynal en exemple –, il distingue deux courants cinématographiques en Europe dans les années 70 : celui qui s'inspirait du modèle américain des coopératives de distribution, rassemblé autour de la London Film-Makers' Co-op, comprenant par exemple Peter Gidal, Malcolm Le Grice ou Birgit Hein ; le second, plus proche des modèles de production et de distribution du cinéma commercial, qui correspondrait davantage à la notion de cinéma d'auteur, et serait représenté par des cinéastes tels que Jean-Luc Godard, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Miklós Jancsó ou Marcel Hanoun (tous ayant été présentés au moins une fois à la Quinzaine). La différence est également d'ordre esthétique : contrairement aux films de la seconde catégorie, les films de la première sont souvent des courts ou moyens métrages non narratifs, s'intéressant avant tout à l'expérimentation formelle.
Ainsi dans la première édition du festival, en 1969, sont présents des films qui maintiennent une certaine forme de narrativité, tout en la subvertissant, en jouant avec elle ou en la réduisant à ses composants les plus élémentaires : c'est la cas d'Acéphale de Patrick Deval, du Cinématographe de Michel Baulez, de Notre Dame des Turcs et de Capricci de Carmelo Bene, ou bien encore de Nocturne 29 de Pere Portabella. Cette rupture avec la narrativité classique s'opère sur un mode lyrique (Bene), humoristique (Baulez), emprunte au théâtre expérimental et aux aspirations communautaires (Deval), ou se rapproche du matérialisme marxiste, imprégné cependant de surréalisme (Portabella).
La pellicule déchirée dans la séquence d'ouverture de Nocturno 29 (1968) de Pere Portabella
Mais la présence du cinéma expérimental, au sens de la seconde avant-garde, se fait plutôt à travers le court métrage (3), et plus spécifiquement encore la section présentée par Progressive Art Productions (P.A.P.) lors des deux premières éditions. P.A.P., dont l'existence fut brève (69-72) reste aujourd'hui encore une initiative peu connue : fondée à Munich en 1969 par Karlheinz et Renate Hein, rejoints plus tard par Dieter Meier, pour promouvoir le cinéma expérimental dans les milieux cinématographiques et artistiques, elle présenta notamment des programmes à Art Basel de 1970 à 72 (4). Leurs deux programmes accueillis par la Quinzaine se composent essentiellement (5) de films américains – ou de cinéastes étrangers résidant aux Etats Unis et liés à l'Anthology Film Archives qui définit un canon filmique qui marquera l'historiographie du cinéma expérimental et fera l'objet de remises en question, en tant que champ majoritaire dans une sphère minoritaire (6) (Stan Brakhage, Paul Sharits, Gregory Markopoulos, Robert Beavers, Takahiko Iimura), autrichiens (Kurt Kren, Otto Muehl), suisses (HHK Schoenherr, Dieter Meier) et allemands (Hans Peter Kochenrath, Wilhelm et Birgit Hein, Fritz André Kracht).
La dimension expérimentale de ces films n'est pas seulement dans leur forme, mais dans le mode de fabrication lui-même : ici c'est la cinéaste qui réalise toute la chaîne de production du film hors de tout fonctionnement industriel, la plupart du temps sans équipe et sans production. Afin de donner quelques exemples de ces films parmi les plus radicaux présentés à la Quinzaine en 69, citons Scenes From Under Childhood de Stan Brakhage, qui prétend représenter une vision pré-natale (7), en rassemblant des séquences abstraites et des images de ses propres enfants sur lesquelles il use de nombreux effets et techniques propres au vocabulaire plastique du cinéma expérimental (surimpression, images en négatif, emploi de la tireuse optique, image anamorphosée) ; ou bien encore N:O:T:H:I:N:G de Paul Sharits, film-flicker (8) coloré, entièrement abstrait, mêlé à quelques motifs figuratifs sporadiques, graphiques (une ampoule se vidant de son liquide) ou photographiques (une chaise qui bascule en arrière), réflexion ironique sur le temps et sur sa décomposition par le film.
Rubans de pellicule (« frozen film frames ») du film N:O:T:H:I:N:G (1968) de Paul Sharits
Hormis l'ouverture sur le cinéma expérimental germanophone impulsée par P.A.P., la sélection reflète tout de même le canon américain établi par la Filmmakers Cooperative et l'Anthology Film Archive. Le cinéma expérimental est aussi présent hors de cette section, mais ce sont pour la plupart des cinéastes américains ou britanniques (une notable exception serait Shuji Terayama dont quelques courts ont été présentés, et le belge Roland Lethem pour Le vampire de la Cinémathèque) : ainsi ont été montrés des films de Carolee Schneemann, John Latham, Stephen Dwoskin, Michael Snow, Jeff Keen, Gunvor Nelson (suédoise mais habitant aux Etats Unis), Jerome Hill ou Bruce Baillie.
On remarque de même que le cinéma expérimental français (tel qu'il s'est constitué autour de coopératives de distribution – le Collectif Jeune Cinéma ou la Paris Film Coop notamment - ou bien dans des mouvements/collectifs comme le lettrisme ou le situationnisme) est à peu près absent de la Quinzaine (9), hormis les films à tendance plus narrative (ou dysnarrative) que nous avons déjà cités : les films reliés au Groupe Zanzibar (Garrel, Deval, Pommereulle, Serge Bard, Sylvina Moissonnas qui était la mécène du groupe), Le Cinématographe de Baulez, sans compter quelques films aujourd'hui oubliés en apparence plus détachés du narratif (Simplexes de Claude Huhardeaux (10), possiblement 5/7/35 de Jean Mazéas). De nombreux courts français (essentiellement des fictions, avec parfois des documentaires et des films d'animation) présentés à la Quinzaine sont réalisés par d'anciens étudiants de l'IDHEC ou sont parfois des films de promotion (11).
Daniel Pommereulle dans son film Vite (1969)
Peut-être les cinéastes expérimentaux français, poussant leur désir d'indépendance plus loin que celui de la SRF, considéraient encore la Quinzaine comme un cadre trop proche de l'industrie (12) ? Ou bien ces films ne trouvaient-ils pas grâce auprès des programmateurs ? Le Festival international de jeune cinéma de Hyères (1965-83), représenterait davantage un panorama de la création française dans le domaine du cinéma expérimental, notamment dans sa section Cinéma différent à partir de 73, dont l'organisateur, Marcel Mazé, avait fondé en 1971 la coopérative de distribution Collectif Jeune Cinéma, qui reprendra l'esprit du festival des années plus tard, en 1999, toujours sous l'impulsion de Mazé, et qui perdure aujourd'hui.
Dès le milieu des années 70, et ce, malgré la timide tentative de mettre en place une section nommée « En avant ! » entre 2000 et 2002, la présence de films expérimentaux à la Quinzaine se réduit considérablement - de nombreuses éditions ne contiennent même aucun court métrage - jusqu'à devenir véritablement ponctuelle, comme en témoigne la présence épisodique de Peter Tscherkassky (en 2002 pour Cinemascope Trilogy, en 2005 pour Instructions for a Light and Sound Machine et en 2015 pour Exquisite Corpus), qui tranche considérablement avec le reste de la programmation.
L'Arrivée (1998) de Peter Tscherkassky
Boris Monneau
1) Cependant le cinéma expérimental n'était pas tout à fait absent de Cannes avant 69 : notons par exemple le film de José Val del Omar, Fuego en Castilla, qui remporta en 1961 la Mention Spéciale de la Commission technique dans la section des court métrages pour ses recherches sur l'éclairage (« tactilvision »).
2) Peter Wollen, « The Two Avant-Gardes » dans Studio International, novembre-décembre 1975, vol. 190, n°978, p. 171-175.
3) Mais l'intérêt de la Quinzaine à ses débuts est aussi de présenter des long métrages expérimentaux, en l'occurrence deux films se rapprochant du documentaire : Image, Flesh and Voice d'Ed Emshwiller, sorte de film-essai incluant les expérimentations chorégraphiques pour lesquelles le cinéaste est principalement connu, ou encore le road-movie structurel Reason Over Passion de Joyce Wieland, le cinéma structurel étant cette tendance du cinéma expérimental désignée par le critique P. Adams Sitney, définissant des œuvres se focalisant sur les propriétés élémentaires du dispositif filmique et sur l'exploration de structures fondées sur la mise en question ou en jeu de ces propriétés. Notons aussi le film fleuve Mare's Tail de David Larcher.
5) Il n'y a guère que deux exceptions : Talla du britannique Malcolm Le Grice et Film oder Macht du croate Vlado Kristl, qui résidait en Allemagne.
6) Pour plus de détails sur cette question, voir : http://www.blogsandocs.com/?p=5899
7) Dans son manifeste poétique Metaphors on Vision (1963), Brakhage écrit : « Imaginez un œil qui ne soit plus soumis aux lois artificielles de la perspective, un œil dépourvu des préjugés de la logique compositionnelle, un œil qui ne réponde pas au nom de chaque chose et qui doive connaître chaque objet rencontré dans la vie par une aventure perceptive. Combien de couleurs y-a-t-il dans un champ d'herbe pour le bébé rampant qui ignore le « Vert » ? Combien d'arc-en-ciels peuvent-ils être créés par la lumière pour l'oeil inéduqué ? Imaginez un monde vivant d'objets incompréhensibles et scintillant en une infinie variété de mouvements et d'innombrables gradations de couleur. Imaginez un monde avant « au commencement était le verbe ».
8] « Flicker » signifiant clignotement, il s'agit de films utilisant le photogramme comme unité de composition visuelle : voir aussi Peter Kubelka ou Tony Conrad.
9) Il faut cependant noter que dès 1980 la Quinzaine de présente plus de film français, ceux-ci feront l'objet d'une section à part du festival de Cannes nommée « Perspectives du cinéma français ». Le cinéma français ne revient à la Quinzaine qu'en 1999.
10) D'après le synopsis : « Variations visuelles et musicales sur une structure logico-mathématique : les simplexes ».
11) Georges Albert, aventurier (1970) de Daniel Edinger est décrit de la manière suivante : « Première superproduction réalisée à l’IDHEC (grâce aux bouleversements intervenus à la suite de mai 68), ce film est, dans un style ultra-classique, léché et un peu pompier, une parabole politique sur la chute de De Gaulle et l’avènement de la « nouvelle société ». »
12) Des années plus tard, alors que la Quinzaine serait déjà pleinement intégrée à Cannes, Teo Hernández, cinéaste mexicain vivant à Paris, dira dans son film de 1984 Citron Pressé au Bluebar & Souvenirs/Cannes : « Le festival est fort de ses emblèmes : gloire, argent, politique. Ses drapeaux semblent bien le protéger. Aucun signe extérieur ne saurait désormais le troubler. Ici le cinéma fait partie de l'air du temps. Tout et tous sont à son service. […] Je me promène parmi les images du monde entier. S'agit-il d'un rêve ? Non, c'est un marché. Ici, on vend votre imaginaire. […] A Cannes, l'ancien et le nouveau cohabitent et se réclament. Pérennité et autorité du premier, respect et obéissance du second. La dévotion est le sentiment majeur de la corporation. […] Le cinéma en général est devenu une histoire de famille. Celui qui n'en fait pas partie n'aura pas sa ration. »
13) Malgré la timide tentative de mettre en place une section nommée « En avant ! » entre 2000 et 2002.
70 ans, 70 textes, 70 instantanés comme autant de fragments épars, sans chronologie mais pas au hasard, pour fêter les noces de platine des cinéphiles du monde entier avec le Festival de Cannes. En partenariat avec le site Critique-Film, nous lançons le compte à rebours : pendant les 70 jours précédant la 70e édition, nous nous replongeons quotidiennement dans ses 69 premières années.
Aujourd'hui, J-10. Et pour retrouver la totalité de la série, c'est par là.
Lorsque le message de Pascal Le Duff me proposant d’écrire un texte sur l’underground à Cannes est tombé sur la messagerie de mon portable, j’étais au Centre Pompidou en train de suivre une rétrospective consacrée au vétéran du cinéma d’avant-garde Peter Kubelka, pionnier du cinéma expérimental, inventeur du « flicker-film » en 1960 avec Arnulf Rainer, court-métrage qui alterne photogrammes avec ou sans lumière, donnant un effet de clignotement. Mais Kubelka était également fêté, ce soir-là, en tant que programmateur et militant de la cause, car, il y a quarante ans, à l’ouverture du Centre Pompidou, il avait, à la demande du directeur de l’époque, Pontus Hultén, conçu une programmation de trois cents films expérimentaux de toutes les époques et qui a fait l’ouverture du Centre : Une histoire du cinéma. Ce programme historique a légitimé et institutionnalisé ce cinéma.
Par le fait d’un «hasard objectif» tels que les affectionnait André Breton, j’étais tombé sur un de mes comptes-rendus cannois de 1975 où je signalais que, dans la grande salle du Palais du festivals, on avait vu 31 films underground américains cette année-là.
C’était apparemment un événement, sans en être vraiment un, car, avec le recul, on s’aperçoit que ce cinéma, sans être mis sous les feux des projecteurs, a toujours eu une légère visibilité à Cannes (et ailleurs). Dans le numéro 11 de La revue du Cinéma (mars 1948, page 44), dans un article titré L’avant-garde d’hier et d’aujourd’hui, Henri Langlois, après avoir vilipendé la sélection du dernier film du vétéran Hans Richter, primé à Venise, Dreams that money can't buy, pour son « académisme », écrivait : « À Cannes, vers le même temps, un autre jury international primait les films de Maya Deren pour l’audace de leur conception. Il s’agissait, il est vrai, d’une compétition de cinéma d’amateurs». Pour comprendre la chose, il faut préciser que jusqu’en 1976, il y avait une case libre entre les deux films de la Compétition vers 17 heures. Un Certain Regard et son prédécesseur Les Yeux fertiles étaient encore dans les limbes. Et on donnait la possibilité à diverses personnalités de faire des programmations en toute liberté.
Cette année-là, Gideon Bachmann, qui avait réalisé Ciao Federico sur le tournage du Satyricon du maestro italien, a eu la possibilité de faire une programmation de films underground, genre qu’il avait couvert en 1967 pour la télévision allemande, moyen-métrage qui était inclus dans la programmation : Underground New York.
J’ai retrouvé 25 des 31 films sélectionnés, cette rétrospective ne figurant pas sur le site du festival (voir détails sur les films dans l’encadré). Je ne vais pas faire une étude du genre, ce n’est pas ce qui m’a été demandé, mais je signalerai des faits apparemment contradictoires.
D’abord, il n’y a pas eu un Cannes mais au moins trois : le Cannes des stars et des paillettes (de 1946 à 1968), le Cannes des hippies et des cinéphages (1969 à 1978 ; Ah ! Paul McCartney sur le toit du Palais déposé en hélicoptère, la découverte de Pink Flamingo de John Waters au marché du film, la projection des films de John Lennon et Yoko Ono au Star rue d’Antibes, les premiers films porno qui vidaient la salle du Palais au profit des salles marginales) et, enfin, le Cannes des cinéphiles, renforcé par la multiplication des sections et l’apparition de services cinéma dans les quotidiens. Des croisements entre ces trois Cannes s’opèrent toujours.
Donc, en 1975, à 17 heures, on pénétrait dans la salle de l’ancien palais, presque vide : de 30 à 50 spectateurs pour voir des films underground. Dans ce grand festival, déjà « moins huppé » et non encore fliqué (quatre appariteurs gardaient la porte du palais et on y pénétrait avec un coupon, pas de cartes de couleurs discriminatoires, mais des cartes à souches avec trois tickets quotidiens : un pour chacun des deux films en sélection et le troisième pour les événements marginaux ou périphériques comme cet hommage à l’avant-garde américaine).
On voyait ces films sans a priori et en toute liberté. Après la rétrospective de Kubelka à l’ouverture du Centre Pompidou, cela allait changer. Le cinéma expérimental sera légitimé et des crispations apparaîtront entre partisans de ce cinéma (considéré comme noble et à forte potentialité culturelle) et détracteurs qui le rejetteront hors de la sphère du cinéma. Les institutions et les musées en prendront la relève en le programmant régulièrement. Des tentatives comme celles de Pascale Dauman créant en 1973 le Studio Christine (devenu un an après l’Action Christine), entièrement destiné au cinéma expérimental, n’auront plus, jusqu’à une période récente, la cote.
Ce qui était intéressant, c’est qu’on voyait ces films sans préjugés, on se laissait (ou non) séduire par des images flamboyantes, poétiques, qui cherchaient à toucher directement nos sens plutôt que notre intellect. Les scénarios n’étaient que prétextes ou même absents.
Le film de Gideon Bachmann, édité récemment par Re : Voir, est tout à fait en phase avec cet état d’esprit qui régnait alors (le premier livre sérieux théorique est publié en 1974, en anglais, Visionary Film: The American Avant-garde, de P. Adams Sitney, les livres de Dominique Noguez vont suivre et légitimer ce nouvel art). Chargé de réaliser une émission pour la télévision allemande sur ce cinéma underground dont on entendait parler mais qu’on ne connaissait pas, Bachmann s’entretient avec Shirley Clarke (la plus connue à l’époque avec The Connection, film narratif tiré d’une pièce de théâtre sur des musiciens camés), Jonas Mekas qui n’a pas encore monté son journal filmé et qui tourne des films de contestation comme The Brig, brûlot antimilitariste, mais également les frères Kuchar et Bruce Conner, eux déjà totalement expérimentaux. Sans oublier Andy Warhol qui était déjà une icône ! Il n’y a pas de théorie sur le cinéma underground qui émerge de ce documentaire, mais une vision sociétale d’un groupe de jeunes cinéastes, proches de Dylan, qui veulent bouleverser le cinéma américain. C’était le film séduisant d’un jeune amateur qui cherche ses repères. À voir donc pour se rendre compte de l’état d’esprit des amateurs de l’époque, en 1975, cela avait encore peu changé. Ce documentaire tranche évidemment sur la conférence qu’à donnée en avril 2017 Peter Kubelka au Centre Pompidou dans laquelle il soutient toujours que ce cinéma EST le cinéma par excellence.
Dans la liste des films que j’ai retrouvés, il y a des grands noms : James Whitney (pionnier de l’animation par ordinateur analogique) ; Stan Lawder, un des pratiquants du cinéma structurel ; Larry Jordan, un animateur de papiers découpés proche de Borowczyk ; Chick Strand programmée beaucoup à l’époque ; Jordan Belson, cinéaste abstrait et pionnier du cinéma assisté par ordinateur ; Gunvor Nelson, créatrice d’un cinéma impressionniste ; Robert Breer, animateur d’éléments découpés qui a fait presque toute sa carrière en France ; Robert Nelson qui demeure fidèle à un certain esprit « Beat », tel qu’illustré dans le film de Bachmann ; le pionnier James Broughton contemporain dans les années 1940 de Maya Deren ; l’artiste minimaliste Richard Serra…
Mais, dans ma liste cannoise, je ne vois pas les noms de ceux qui sont devenus, aujourd’hui, des artistes cardinaux qui dépassent la simple sphère du cinéma expérimental : Jonas Mekas, Stan Brakhage, Michael Snow, Hollis Frampton ou Ken Jacobs. Mais je n’ai pas la liste complète, peut-être ont-ils été programmés et que je devais voir un film à la Quinzaine des réalisateurs par exemple, et que j’ai sauté cette séance. La Quinzaine qui, sous la houlette de Pierre-Henri Deleau (1969-1999), a passé beaucoup de films expérimentaux en courts et longs métrages, dont certains comme Luminous Procuress de Steven Arnold (1972) ont été récemment reprogrammés par Nicole Brenez à la Cinémathèque française dans ses séances de « Contre-culture générale » Ce texte reflète de simples souvenirs et ne se veut pas exhaustif.
Raphaël Bassan de Bref, le magazine du court métrage
Annoncé hier dans le cadre des événements du 70e anniversaire du Festival de Cannes, Carne Y Arena (Virtually Present, Physically invisible), le nouveau film d'Alejandro G. Inarritu est le premier film en réalité virtuelle en sélection officielle du Festival. Le film sera ensuite présenté à la nouvelle Fondazione Prada de Milan à partir de juin avant de faire un tour de musées dans le monde l'année prochaine.
Le dossier de presse indique qu'il s'agit d'une exploration de la condition humaine, des migrants et des réfugies, une installation conceptuelle en réalité virtuelle et une occupation inédite d'un vaste espace visuel original.
Historiquement, c'est de facto le tout premier programme de réalité virtuelle présenté en Sélection officielle du Festival. Le fait qu'il soit signé par un réalisateur oscarisé (deux Oscars du meilleur réalisateur, un Oscar du meilleur film, un Oscar du meilleur scénario original) et également primé à Cannes (prix de la mise en scène pour Babel, Grand prix de la semaine de la critique pour Amores Perros) légitime en soi ce choix. D'autant que la photographie est assurée par le triple-oscarisé Emmanuel Lubezki (et indirectement palmé grâce à son travail avec Terrence Malik pour The Tree of Life L’Arbre de vie).
La condition humaine
Produite et financée par Legendary Entertainment et la Fondazione Prada, cette installation en réalité virtuelle est à la fois expérimentale et visuelle. "À partir de faits bien réels, les lignes qui semblent habituellement séparer le sujet observé de son observateur se trouvent ici brouillées quand chacun est invité à se déplacer à l’intérieur d’un vaste espace, en suivant des réfugiés et en en vivant intensément une partie de leur périple" explique le dossier. Ce qui n'éclaire pas vraiment et attise la curiosité. On sait juste que le film utilise la technologie virtuelle "pour créer un espace infini de narrations multiples peuplé de personnages réels."
Cela ne dure que six minutes trente. Même s'il a fallu quatre ans pour le faire. Cet "ovni" cinématographique est cependant (avant tout?) politique dans le contexte actuel (on le rappelle: le POTUS Donald Trump souhaite construire un mur entre les Etats-Unis et le Mexique). "J’ai eu la chance de rencontrer et d’interviewer de nombreux réfugiés arrivant du Mexique et d’Amérique centrale. Ce qu’ils me racontaient de leur vie continuait à m’obséder, je leur ai donc proposé de collaborer à mon projet", confie le cinéaste. "Je souhaitais pouvoir utiliser la réalité virtuelle pour explorer la condition humaine tout en m’affranchissant de la dictature du cadre à l’intérieur duquel on ne peut être que simple observateur pour prendre possession de la totalité de l’espace dans lequel je propose au visiteur de vivre l’expérience réelle des migrants, en marchant avec eux, en pénétrant sous leur peau et au plus profond de leur cœur" précise-t-il.
Transition et transformation
Selon Germano Celant, responsable des Arts et des Sciences au sein de la Fondazione Prada, "C’est une véritable révolution dans la façon de communiquer : quand, au cinéma, voir se transforme en ressentir, l’engagement physique est total. Il s’agit bien là d’une transition, d’un passage de l’écran au regard de l’homme dont tous les sens se trouvent alors sollicités."
Fusion des identités, dualité entre organique et artificiel, rapport vision/expérience: les éléments de langage n'aident pas forcément à comprendre ce projet qui sera, à coup sûr, pris d'assaut par les journalistes durant le Festival. Un espace sera dédié et Thierry Frémaux a promis que la presse serait un public privilégié pour vivre cette expérience.
Peu importe si le résultat apparaît comme un gadget aux yeux des critiques: le Festival de Cannes ne voulait pas manquer le train. L'an dernier, Michel Reilhac avait présenté "Viens!" à Sundance. Venise a annoncé il y a quelques semaines que la VR aurait sa compétition, en plus d'avoir déjà installé l'an dernier un atelier permettant de financer des projets (lire notre article du 29 mars. Les salles de cinéma commencent à s'en équiper (notamment MK2 et la Géode à Paris). Après la révolution numérique, le retour de la 3D, l'émergence de la 4D, le cinéma continue d'avancer pour rendre le spectacle encore plus immersif. A défaut de nouveau langage, il s'aventure là où la technologie l'emmène: vers un horizon mystérieux, où l'Homme, curieux, tâte le terrain, avec un casque.
Cinq fois oscarisé, double Palme d'or, Francis Ford Coppola planche actuellement sur son prochain long métrage, Distant Vision. Le film suivrait une famille d'italo-américain sur quatre générations. Lors d'une interview au Festival du film de Tribeca à New York, le réalisateur du Parrain et d'Apocalypse Now, désormais à l'écart des studios hollywoodiens, a confirmé qu'il s'agirait, une fois de plus d'une production indépendante, qu'il qualifie même d' "expérimentale". Distant vision prendrait plus de cinq ans pour être finalisée.
Le scénario actuel ferait, selon ce qu'il a exprimé, 500 pages. Il veut le réduire à 70 pages d'ici l'été. Le cinéaste souhaiterait mélanger des prises de vues captées en direct en tournant dans des conditions cinématographiques. "Ne serait-ce pas formidable si on pouvait faire du cinéma en direct?" s'enthousiasme-t-il, ajoutant ou se persuadant qu'il s'agissait ainsi de l'avenir du 7e art. Pour cela, selon lui, il lui faut cinq ans, car il s'agit de trouver les moyens techniques afin de produire et de tirer une performance en direct avec l'aspect visuel d'un film.
Depuis 1997, date de son dernier film de studio, le patriarche de la dynastie Coppola a réalisé trois films, L'Homme sans âge (2007), Tetro (2009) et Twixt (2012).