[La Rochelle 4/6] Arthur Penn: l’individu, la collectivité et la violence
Le Festival du film de La Rochelle, qui a lieu chaque année fin juin début juillet, est l’occasion de découvrir des films inédits, avant-premières, rééditions, et surtout des hommages et des rétrospectives. Cette année, furent notamment à l’honneur les films muets du Suédois Victor Sjöström (1879-1960) et les dix premiers films de l’Américain Arthur Penn (1922-2010), un des pères du Nouvel Hollywood. Parmi les nouveautés, fut remarqué le très bel essai de Frank Beauvais, Ne Croyez surtout pas que je hurle, qui sortira le 25 septembre 2019. Ces cinéastes questionnent chacun à leur manière la place de l’individu dans la collectivité. Tour d’horizon en trois chapitres.
Anti-héros et hors-la-loi
Si Bonnie et Clyde ont toutes les caractéristiques des personnages du cinéma de Penn, ils apparaissent davantage comme les chantres d’une Amérique privée de parole que comme des renégats. L’histoire se passe en 1930, en pleine crise, ils sont eux aussi poursuivis (par la police), mais le peuple américain est loin de les mépriser. Dans une scène, Bonnie, Clyde et leur acolyte, blessés, s’arrêtent sur un rivage quasi biblique, où une communauté en plein exode se repose. Au lieu de dénoncer les criminels, la petite communauté leur donne de l’eau et les touche du bout du doigt, geste christique, comme pour être certains qu’ils existent. En dépit de sa violence, le couple est l’image d’une révolte qui est celle de tout un peuple.
Une seconde scène, plus tôt dans le film, est encore plus symbolique. Dans une ferme abandonnée, au réveil, Clyde apprend à Bonnie à tirer. Soudain débarquent un fermier et son métayer noir. Ils se présentent. Clyde tend son arme au fermier – qui semble sortir des Raisins de la colère (1940) de Ford – qui lui-même la tend à son employé. C’est comme un relais, Clyde donne une arme à une femme, à un fermier ruiné, à un noir. Dans de nombreux plans, des personnages noirs sont assis au fond du cadre, comme attendant leur heure. Ce sont d’ailleurs deux fermiers noirs qui seront spectateurs involontaires de l’exécution du couple. Si l’histoire se déroule au début des années 1930, elle est bel et bien filmée en 1967, et les révoltes raciales des années 1950 trouvent ici des résonances directes.
Mauvais saints mais vrais martyrs, Bonnie et Clyde ne peuvent qu’être sacrifiés sur l’autel de la violence. Leur destin se joue au milieu du film lorsque, obligé de fuir en voiture dans la précipitation, Clyde tue à travers la vitre un homme qui s’accroche à la portière. Le visage de l’homme qui glisse, une trace de sang, et un trou au milieu du verre : ce miroir brisé est repris à la dernière image, quand une portière dessine un tableau mortifère, comme un écran télévisé, autour des personnages transpercés. Il n’y a pas d’autre espace pour Bonnie et Clyde que celui d’une voiture qui roule, qui roule jusqu’à n’être plus, là encore, qu’une carcasse sur le bas-côté.
Anti western et espace démythifié
Si les westerns Le Gaucher et Missouri Breaks (1976) suivent la trame du personnage recherché et démasqué, Penn réalise entre les deux Little Big Man (1970) qui prend un malin plaisir à défaire les codes du genre. A plus de 120 ans, Jack, recueilli adolescent par les Cheyennes, raconte sa vie, une succession d’allers et retours entre deux civilisations, celle des Blancs et celle des Cheyennes. Mais dès qu’il retourne chez les Blancs, il affronte l’hypocrisie et la bêtise : il y a quelque chose du conte voltairien dans cette satire, particulièrement vive quand le personnage de Faye Dunaway qui, sous couvert de devenir une mère pour lui, lui donne le bain et le tripote, tout en lui parlant de religion. Quand Jack, devenu adulte, la retrouve, la dévote travaille dans un bordel. La réversibilité de ce monde est totale : on fait dire aux mots et aux actes ce que l’on veut qu’ils disent, et on peut très bien faire l’inverse de ce que l’on annonce. En ce sens, le personnage du Général Custer va encore plus loin dans son analyse magistrale de bêtise : il décide d’attaquer les Indiens, suivant les conseils de Jack, car il pense que le jeune Cheyenne d’adoption veut le tromper en disant la vérité. Absurdité d’un monde qui se construit sur la guerre, la violence et une rhétorique vaine. A l’inverse, les Cheyennes sont toujours prêts à remettre en cause une parole, aussi légendaire soit-elle : le grand-père, sentant son heure venir, veut suivre la tradition et monte sur une colline pour attendre la mort, mais il ne tarde pas à redescendre, un peu déçu, car elle n’est pas venue. Jack est un des rares personnages du cinéma de Penn qui réussit à s’intégrer à une communauté, mais c’est au moment où celle-ci est en train de disparaître. Une mélancolie rageuse perce derrière l’humour.
Le territoire de l’amitié
Si une Amérique unie n’est donc définitivement plus un idéal, il reste cependant une association possible, celle de l’amitié – au sens le plus large, le fait d’aimer. L’amour entre Bonnie et Clyde, entre Jack et son grand-père cheyenne, l’amitié dans Georgia (1981) – dont le titre original est Four friends – est le dernier refuge des personnages.
Georgia débute avec l’arrivée de Danilo, enfant, aux Etats-Unis et s’achève par le départ de ses parents qui retournent en Yougoslavie. Entre les deux, trente années sont passées, et Danilo est devenu américain, mais à quel prix… Au commencement, ils sont quatre, la belle Georgia et ses trois amis amoureux d’elle. Il suffit d’un plan pour que la fragile unité du quatuor soit remise en question : alors qu’ils jouent dans l’herbe, le chemisier de Georgia s’ouvre sur un sein que, sans gêne, elle tarde à cacher. Elle se relève, les trois garçons sont au sol, habités par un trouble nouveau. Mais ce désir enfin avoué les sépare moins au fond que l’histoire de leur pays : l’un part au Vietnam, l’autre reprend l’entreprise familiale de pompes funèbres, et Danilo fait, dit-il, ce que les fils d’immigrés font pour s’intégrer, devenir professeur pour parler leur langue mieux que les Américains. Quant à Georgia, elle n’aura de cesse, à force de vouloir être anticonformiste, de fuir toute construction véritable.
Mais il y a un cinquième ami qui raconte plus encore la destruction et le chaos de l’Amérique. C’est Louie, grand bourgeois gravement handicapé avec qui Danilo partage sa chambre à l’Université. Condamné, Louie, personnage le plus bouleversant du film, voit sa santé se dégrader au fil du récit, il ne se départ pourtant jamais d’un large sourire. Sa maladie semble être l’incarnation de sa caste malade. Son père, qui rappelle le magnat de La Poursuite impitoyable, ira cette fois au bout de la violence de ses propres mains : fou de jalousie que sa fille, la sœur de Louie, épouse Danilo, il prend son arme et la tue. La famille américaine modèle est malade et incestueuse ; elle ne peut accueillir d’étranger sous peine de s’autodétruire. Malgré la différence de classes, Louie crée un lien inédit avec Danilo et lui propose un pacte : le jour où l’homme marchera sur la lune, ils penseront l’un à l’autre. Ce lien par-delà la mort, par-delà l’espace terrestre, Danilo l’expérimente avec cet ami avant de pouvoir, in fine, demander à son père, qui à l’inverse de Louie ne montre jamais le moindre signe de joie, de lui offrir un sourire, et d’aller vers Georgia accepter un amour que leurs trajets respectifs – s’intégrer pour lui, se désintégrer pour elle – condamnaient à l’échec. Entre les années 1950 et les années 1980, les rêves de chaque personnage s’effondrent, miroir d’une Histoire sanglante marquée par la Guerre du Vietnam, l’assassinat de Kennedy et le scandale du Watergate, et il ne reste finalement à Danilo qu’un seul possible, celui d’aimer.
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