Le film d'Ettore Scola, Nous nous sommes tant aimés (1974), était le choix du cinéclub de La Cinetek cette semaine, avec Michel Hazanavicius et Cédric Klapisch en présentateurs. Et en ces temps de confinement, un petit détour à Rome ne peut faire que du bien.
César du meilleur film étranger en 1977, cette fresque qui s'étend de la fin de la seconde guerre mondiale au début des années 1970, suit trois amis unis dans la Résistance, Gianni (Vittorio Gassman), Nicola (Stefano Satta Flores) et Antonio (Nino Manfredi). Utopistes, activistes, révolutionnaires dans l'âme, ils rêvent d'une Italie juste et libre. Luciana (Stefania Sandrelli), comédienne en devenir, croise alors Nicola, brancardier, avant de tomber amoureuse de Gianni, avocat, qui la quitte pour un bon parti, puis de se consoler auprès d'Antonio, enseignant. Le destin va les séparer, parfois le hasard provoquera leurs retrouvailles. Mais au fil des décennies, leur amitié se délite jusqu'à s'apercevoir que "le futur est passé" et qu'ils n'ont pas changé le monde, alors que le monde les a changés.
Un hommage au cinéma. Une archive avec Vittorio de Sica (à qui le film est dédié) racontant une anecdote du Voleur de Bicyclette, une reconstitution du tournage de La dolce vita, avec Federico Fellini et Marcello Mastroianni en personne, une reprise du Cuirassé Potemkine et un clin d'oeil à des films comme Vacances romaines, Partie de campagne, La Porte du ciel, Mademoiselle Julie, L'Année dernière à Marienbad et L'Éclipse, avec l'incommunicabilité du couple de Gianni et Elide (Giovanna Ralli). Le cinéma est omniprésent dans le film. On se dispute entre réacs et progressistes sur le néo-réalisme, on étale sa cinéphilie dans un jeu télévisé ou on imite les soliloques intérieurs de Monica Vitti. Ettore Scola fait une véritable déclaration d'amour au 7e art.
Un film très politique. Amoureux du cinéma, Ettore Scola a d'abord écrit un magnifique scénario, très subtil, très riche, où se confrontent à la fois les contradictions et faiblesses humaines et l'histoire politique d'un pays, le regard aiguisé sur les classes sociales et l'observation des idéaux face à la réalité. Il y a les riches et les prolos de la classe moyenne, ceux qui doivent faire le pied de grue toute une nuit devant une école pour inscrire leur enfant. C'est une succession d'injustices et de souffrances intimes, allant de la solitude à l'humiliation. Si on devait faire écho à notre époque, on pourrait aussi dire que ces trois amis représentent trois gauches politiques: celui qui devient libéral, Gianni, celui qui reste insoumis, Antonio, et celui qui met de l'eau dans son idéal rouge tout en continuant de protester, Nicola. Cela donne une bataille de garçons après une soirée bien arrosée: trois hommes qui avaient les mêmes idées et qui se battent pour des détails, trois gauches qui, désunies, laissent les dominants au pouvoir.
Des audaces cinématographiques. Derrière ce récit à plusieurs lectures, soit le décryptage de l'Italie d'après guerre comme la déliquescence de l'amitié au fil du temps, Ettore Scola se fait plaisir avec plusieurs partis pris de mise en scène pour ce film proustien. D'abord cette première partie du film en noir et blanc, représentant le passé, l'époque pré-moderne de l'Italie, qui vire progressivement à la couleur avec une transition subtile autour d'une madone peinte sur le sol en bitume. Et puis il y a cette pièce de théâtre de O'Neil que Nicola et Luciana vont voir: un personnage qui évoque sa pensée intérieur est éclairé tandis que les autres sont plongés dans l'obscurité et Scola reprend le procédé pour son film. Tout comme lors d'une conversation téléphonique à distance, il reprend un procédé théâtral où il met en lumière le correspondant avant de le renvoyer dans les ténèbres. Ce jeu d'apparition et de disparition atteint son summum dans la plus belle scène du film où Eliade apparaît fantômatique et sublimée au volant de sa voiture pour parler à son mari.
Il utilise tous les artifices narratifs possibles: des personnages qui prennent le spectateur à témoin en parlant à la caméra, inspiré de la Nouvelle vague, la répétition de la scène du générique, les références aux Trois mousquetaires de Dumas, le burlesque à la tati (les fauteuils modernes et grotesques du future beau-père) ou encore de multiples ellipses. Parfois la mise en scène se fait voyante, mais elle est toujours surprenante, d'une exquise liberté qui nous emballe de bout en bout.
Un récit sur les désillusions du temps. Le film est évidemment teinté d'amertume et de nostalgie. Le titre Nous nous sommes tant aimés signifie tout. Nous nous sommes tant aimé ô cinéma italien, nous nous sommes tant aimés ô amis du maquis, nous nous sommes tant aimés ô femmes belles et folles, nous nous sommes tant aimés ô idéaux progressistes. De l'allégresse de la victoire contre le fascisme aux années 1970 en plein chaos (années de plomb, crise pétrolière), Ettore Scola raconte le désenchantement d'une génération, les regrets d'une révolution qui n'a jamais eu lieu, la mélancolie es amours et des amitiés qui se sont évaporés. Les liens se relâchés jusqu'à les séparer. Les choix se sont avérés mauvais ou regrettables jusqu'à ne plus pouvoir rien réparer. Les idéaux ont été sacrifiés par pragmatisme ou fatigue jusqu'à les égarer.
C'est toute la beauté de ce film : nous faire vivre les itinéraires de chacun sans qu'on ait à les juger. Du rire aux larmes, cette œuvre fascinante nous emporte dans un tourbillon de la vie. Avec cette dose de fatalité. A la recherche de ce temps perdus, Gianni, Nicola, Antonio et les autres nous rappellent que le vrai combat est bien celui d'aimer au présent.