[La Rochelle 1/6] Victor Sjöström: l’homme, la communauté et la nature

Posté par Martin, le 20 juillet 2019, dans Festivals, Films, L'instant vintage.

Le Festival du film de La Rochelle, qui a lieu chaque année fin juin début juillet, est l’occasion de découvrir des films inédits, avant-premières, rééditions, et surtout des hommages et des rétrospectives. Cette année, furent notamment à l’honneur les films muets du Suédois Victor Sjöström (1879-1960) et les dix premiers films de l’Américain Arthur Penn (1922-2010), un des pères du Nouvel Hollywood. Parmi les nouveautés, fut remarqué le très bel essai de Frank Beauvais, Ne Croyez surtout pas que je hurle, qui sortira le 25 septembre 2019. Ces cinéastes questionnent chacun à leur manière la place de l’individu dans la collectivité. Tour d’horizon en trois chapitres.

Chapitre 1 : Victor Sjöström

Si la carrière de Sjöström semble se partager en deux périodes, la suédoise et l’américaine – il fut appelé à Hollywood après le succès des Proscrits (1917) et de La Charrette fantôme (1921) – elle n’en reste pas moins profondément unie. L’intrigue de ses films repose en effet toujours sur une dialectique qui oppose l’homme et la communauté dans laquelle il vit, souvent une petite ville perdue au bord de la nature : un homme ou une femme cherche à faire partie d’un groupe puis à le fuir. C’est de la tension entre ses deux mouvements que naissent des récits riches en tensions qui donnent la part belle aux paysages.

Les larmes du monde

Femmes infidèles ou considérées comme telles dans La Fille de la tourbière (1917) ou La Lettre écarlate (1926), patronne qui tombe amoureuse d’un proscrit dans le film du même nom, homme qui sort du bagne dans Terje Viegen (1916) mais aussi dans Les Proscrits : comment être dans ce monde qui nous rejette ? Larmes de clown (1924) raconte bien aussi la même souffrance : après avoir été volé à la fois de sa découverte scientifique et de sa femme par un ami, Lon Chaney est giflé aux yeux d’un groupe de scientifiques hilares. Cette humiliation première, il n’a pas de cesse de la rejouer puisque, scientifique déchu, mari abandonné, il devient clown qui se fait gifler dans un cirque : c’est le sens du titre original, He who gets slapped. L’espace du chapiteau devient un miroir déformant de la scène originelle – il fait rire en recevant des gifles qui lui coupent constamment la parole, tombe amoureux d’une jeune acrobate qui n’a d’yeux que pour un autre. Chaney se réapproprie son humiliation autant qu’il n’arrive pas à la dépasser. A la fin, il se confond avec son personnage de scène et détache le cœur de son costume pour le tendre à la jeune acrobate. L’élan comique du clown rejoint le geste tragique de l’homme. La place du public, donc du groupe, est centrale : dans la vision subjective du clown, les scientifiques moqueurs se transforment en clowns grimés, tandis les spectateurs du cirque se transforment en scientifiques. En devenant clown, il n’est plus le scientifique qu’il était, mais il renonce également à sa place d’homme dans la communauté : il est l’objet des regards au centre d’un chapiteau, il n’est ni partie prenante du public ni même, à l’inverse des autres artistes, d’un groupe sur scène – le couple d’acrobates, le dompteur et son lion. Il est montré du doigt, désigné par la foule comme à jamais exclu, par ce rire qui le condamne tel Sisyphe à revivre le même calvaire.

La chair qui brûle

En adaptant le roman de Nathaniel Hawthorne, Sjöström trouve un personnage idéal, moins dans Hester, l’héroïne (divinement incarnée par Lillian Gish) qui, croyant son mari mort, tombe amoureuse du Révérend, que dans le personnage du Révérend lui-même (Lars Hanson). En effet, il est l’ordre. Au début de La Lettre écarlate, Hester est dénoncée pour avoir regardé son reflet – les miroirs sont présents dans le décor, mais recouverts de tissu, comme une tentation perverse – et elle est punie comme il se doit, mais le Révérend prend pitié d’elle, si frêle, les mains liées dans un bout de bois au centre du village. Elle est déjà persona non grata, exclue, même à l’intérieur du cercle. Et c’est pourtant l’homme des lois qui tombe amoureux d’elle. Leur amour ne peut avoir lieu qu’à l’orée du village, lorsque qu’il découvre un sous-vêtement de la jeune femme, partie à la rivière laver le linge. Dans l’alcôve soudain protectrice d’une clairière, le désir se libère. Il faudra pourtant au personnage tout un film pour assumer cet amour et déclarer être le père de l’enfant que la jeune femme met au monde. Cette tension parcourt son corps tout entier, et son geste final rappelle celui du clown qui tend son cœur : il ouvre sa chemise libérant le signe infamant, le « A » de l’adultère. Mais alors qu’Hester le porte sur son vêtement – et le cache parfois avec l’enfant qu’elle porte devant sa poitrine, ce qui ne manque pas d’ironie – le Révérend, lui, a gravé la lettre écarlate dans sa chair, sur son cœur. Aveugle village qui n’a pas voulu voir derrière les apparences – un bout de tissu – aveugle révérend qui a succombé aux interdits qu’il a lui-même nommés. Appartenir à une communauté, c’est faire brûler ses interdits dans sa propre chair.

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