Cannes 2019 : 3 questions à Alaa Eddine Aljem, réalisateur du Miracle du saint inconnu

Posté par MpM, le 15 mai 2019

Alaa Eddine Aljem est un réalisateur marocain qui a étudié le cinéma à Marrakech et à Bruxelles, avant de réaliser plusieurs courts métrages. Son premier long, Le miracle du saint inconnu, est sélectionné en compétition à la Semaine de la Critique. Il raconte la vie d'un petit village perdu dans le désert, où se dresse le mausolée d'un Saint inconnu. Toute une galerie de personnages hauts en couleurs s'y croisent, d'un voleur cherchant à retrouver son argent caché dans la tombe du prétendu Saint à un gardien préférant son chien à son fils, en passant par un docteur qui n'a guère que de l'aspirine pour soigner ses patients, dressant un portrait cocasse et absurde du Maroc et de l'Humanité en général.

Ecran Noir : Quelle est la genèse du film ?
Alaa Eddine Aljem : C'est un film burlesque, une comédie absurde, dont j'avais l'idée depuis longtemps. Il y a une continuité avec les courts que je faisais avant, c'est-à-dire que je pars d'une situation absurde et que je cherche à l'exploiter à la fois dans son potentiel dramatique et comique. Ce n'est jamais de la grande comédie, mais c'est quelque chose qui fait sourire. Pour le long métrage, c'est un peu la même chose. Le point de départ, c'est donc ce voleur qui vole de l'argent et qui l'enterre, et qui à sa sortie de prison s'aperçoit qu'on a construit un marabout autour et qu'on pense qu'un saint est enterré là. Il s'installe dans un village qui s'est construit autour de ce mausolée et cherche à récupérer son argent. A chaque fois, il se retrouve dans des situations absurdes qui le mettent en interaction avec les habitants de ce village. Le point de départ, c'était à la fois ces situations, et des images de mon enfance. Ma mère vient du sud du pays, et je voyageais souvent avec elle quand j'étais petit, et ces paysages arides et désertiques me reviennent souvent en tête et sont souvent dans mes films.

EN : Quelle vision aviez-vous envie de donner du Maroc en faisant ce film ?
AEA : Il n'y a pas spécialement un message à délivrer sur le Maroc. C'est plus un constat, une observation. Il s'agit d'une micro-société qui est en mouvement, à la croisée des chemins entre le traditionnel et le moderne. Une société qui doit changer de mode de vie, et où la route et la modernité arrivent, et qui en même temps vit de ses vieilles croyances parce que c'est son seul gagne-pain. Le Maroc est un pays qui est en mouvement. On a atteint un point sensible entre tradition et modernité, et même entre croyance et matière, entre le règne d'un roi qui était jeune quand il est arrivé au trône, qui a apporté un nouveau souffle, et qui aujourd'hui n'est plus si jeune que ça. Il y a besoin d'autre chose, d'un nouveau projet national. J'ai des amis qui détestent le foot et qui priaient pour qu'on ait l'organisation de la Coupe du Monde, juste pour qu'on ait un événement national, quelque chose auquel on puisse croire, qui nous fasse aller de l'avant. Et dans le film c'est exactement ça. Un groupe d'individus qui ont besoin de croire en quelque chose ensemble pour aller de l'avant. C'est un besoin qu'on a tous. Ce n'est pas un film pour dire que telle croyance est bien ou pas bien. C'est plus une manière d'observer un changement, et comment il se reflète chez l'humain.

EN : Quels ont été vos choix de mise en scène pour le film ?
AEA : Dans tous les courts que j'ai fait, il y a une sorte de continuité dans la mesure où je n'ai jamais aimé les mouvements de caméra, je ne sais pas pourquoi. Donc ça a toujours été caméra sur pied et fixe, sans aucun mouvement. Je ne sais pas si c'est l'âge, mais je deviens de moins en moins sensible à certaines focales. J'ai tourné tout le film entre le 35mm et le 50mm, et un tout petit peu le 20mm. Tous les outils de la cinématographie se réduisent, je n'en garde que le strict minimum : une caméra, un pied, trois objectifs. J'aime beaucoup fragmenter les espaces et avoir comme des tableaux avec les personnages qui se déplacent d'un cadre à l'autre. Et souvent, dans les espaces, c'est les mêmes cadres et les mêmes axes, c'est juste monté différemment. Quelqu'un se lève et rentre dans 'autre cadre pour s'assoir. J'aime beaucoup les films japonais, l'esthétique de Ozu, j'aime cette rigidité qu'il y a dedans. Et même culturellement, je trouve qu'il y a quelque chose d'assez proche. Dans les décors marocains, on n'a pas de plan-tatami, mais on a des assises assez basses nous aussi, on a une position de caméra assez similaire.

J'ai aussi un côté assez maniaque sur le découpage, sur la préparation. J'ai besoin que tout soit prêt avant le tournage. Donc avec le chef opérateur, on a fait tout le film plan par plan en photos avant de commencer à tourner. On a pris 821 photos, avec des doublures sur tous les décors. Et des fois on cherchait, on faisait 25 photos avec différentes focales... En plus ce désert où on a tourné, il est habité aujourd'hui. Il y a des routes, des poteaux électriques, des quads, et du coup si on tourne un tout petit peu la caméra, on voit plein de choses dans le cadre ! Il a aussi fallu inventer tous les lieux, car rien n'existait : le mausolée, la colline... Donc j'ai tout préparé avant, méticuleusement. J'aime que tout soit bien préparé. Mais une fois sur le tournage, je ne regarde rien. J'ai tout dans la tête.