Ayant idéalement lieu au cours de la première quinzaine de novembre, le festival de courts métrages de Winterthur permet à la fois de faire un bilan de l'année écoulée, en réunissant les films les plus marquants passés par les principaux festivals européens comme Berlin, Cannes, Locarno et Venise, et en lançant ceux qui sont en début de carrière sur le continent. Comme à son habitude, cette 23 édition faisait la part belle au cinéma expérimental et à des films singuliers, souvent peu narratifs, qui s'affranchissent du carcan de la fiction traditionnelle pour donner une vision singulière du monde contemporain.
L'un des meilleurs exemples est probablement le lauréat du Grand Prix de la compétition internationale, Bab Sebta de Randa Maroufi (France/Maroc), qui reconstitue dans un dispositif dépouillé la frontière de Ceuta, enclave espagnole sur le sol marocain et théâtre d'une économie parallèle constituée notamment de multiples petits trafics. Le décor est simplement dessiné au sol, sur une vaste surface plane découpée en diverses zones qui représentent la géographie de cet espace frontalier. En voix-off, des témoignages émanant des différents protagonistes, passeurs ou douaniers. Mais ce sont surtout les images, ces longues files de gens qui attendent, ces hommes endormis, ces femmes qui fixent sur leur dos d'énormes ballots de marchandises..., qui captent à la fois la réalité du lieu, et son écho symbolique dans le monde actuel. Allégorie de la frontière, enjeu de pouvoir et de rapports de force induits par la nécessité de la traverser, mais aussi du mirage européen et de son reflet économique presque absurde, s'il n'était aussi violemment concret.
L'autre grand gagnant de la compétition internationale est un autre film français, portrait intime d'une jeune femme en pleine confusion. Automne malade de Lola Cambourieu et Yann Berlier, prix "d'encouragement", est une fiction pensée comme un documentaire, à moins que cela ne soit l'inverse. C'est au départ l'actrice principale, Milène Tournier, qui a donné envie au duo de réalisateurs de tourner un film sur elle. Ils ont eu l'idée de mettre sur son chemin "Momo" (Michel Maciazek), et de les laisser improviser lors de longues conversations qui ponctuent le récit. Pour ajouter au portrait, véritablement singulier, qui se forme ainsi, des images d'enfance de la jeune femme viennent alterner avec la partie plus fictionnelle dans laquelle Milène, qui prépare le concours de l'ENA alors que sa mère malade est sur le point de mourir, s'enfuit dans le Cantal. En parallèle, la nature, en pleine décomposition automnale, vient sans cesse rappeler aux protagonistes la brièveté de la vie terrestre comme sa forme cyclique.
Il y a beaucoup de choses dans ce court métrage autoproduit, au départ pensé comme un long, qui n'est pas exempt de maladresses (l'effet facile du bébé dans sa couveuse juste après l'évocation du décès de la mère) et de bizarreries formelles (le visage presque déformé de Milène dans de très gros plans malaisants), et qui malgré tout ménage des instants de grâce suspendus, justement parce qu'ils ne sont ni calculés ni formatés. On ne peut qu'approuver cet "encouragement" (qui n'a rien d'honorifique, il est doté de 10 000 francs suisses), qui salue la sincérité du projet et ouvre la porte aux prochains.
D'autres films, s'ils n'ont pas eu les honneurs du palmarès, ont également retenu notre attention, à commencer par l'incontournable Physique de la tristesse de Théodore Ushev, notre grand coup de coeur dont vous pouvez retrouver la critique intégrale ici. Ce film-somme intime et introspectif, qui frôle les 30 minutes de plaisir cinématographique pur, est réalisé dans une technique d'animation unique que le cinéaste est le premier à mettre au point, celle de la peinture à l'encaustique. Jouant sur la perpétuelle métamorphose de l'image et sur la dualité lumière-obscurité, ce récit poignant raconté à la première personne nous entraîne dans les souvenirs d'un narrateur qui se remémore son enfance et sa jeunesse, tout en évoquant le déracinement et la mélancolie prégnante de ceux qui ne se sentent chez eux nulle part.
Face à un tel déferlement de maîtrise artistique et d'émotions profondes, les autres films de la compétition auraient parfois pu nous sembler fades, si la sélection dans son ensemble n'était pas aussi riche en propositions singulières et en expérimentations formelles. Certains n'étaient pas tout à fait des inconnus, à l'image de Hector, le premier film de Victoria Giesen Carvajal (sélectionné à Berlin), fable étrange imprégnée par un paysage époustouflant, dans lequel un jeune Chilien en vacances est troublé par sa rencontre avec Hector, être androgyne et mystérieux dont l'existence même est incertaine ; Deux soeurs qui ne sont pas soeurs de Beatrice Gibson (sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes), film inclassable en forme de rêve fragmenté qui interroge notamment la maternité et la grossesse ; ou encore Acid Rain de Tomek Popakul (vu notamment à Annecy), qui nous fait vivre une immersion effectivement sous acide dans un monde de la nuit tour à tour peuplé de cauchemars et d’hallucinations.
A noter également la présence de trois films qui ont eu les honneurs de la Semaine de la critique à Cannes cette année : le thriller fantastique et formaliste Please speak continuously and describe your experiences as they come to you de brandon Cronenberg, Community gardens de Vytautas Katkus, portrait ténu d'une relation père-fils en demi-teinte, et The manila lover de Johanna Pyykkö, subtile romance déçue entre un quinquagénaire norvégien et sa maîtresse philippine.
D'autres films, malgré un beau parcours, avaient jusque-là échappé à notre vigilance, ou faisaient à Winterthur leur première internationale ou européenne. C'est le cas de Mary, Mary, so contrary de Nelson Yeo, court métrage singapourien qui mêle des images de deux films tombés dans le domaine public et des images personnelles du réalisateur. Constitué de rêves et de cauchemars imbriqués, que même les protagonistes sont incapables de distinguer de la réalité, il installe une atmosphère surnaturelle et étrangement esthétique, renforcée par l'utilisation de filtres de couleurs, de surimpressions et de déformations (personnages dédoublés, corps démesurément étirés...) qui transforment le récit en terrain d'expérimentation cinématographique.
On a également été séduit par Gujiga de Sunjha Kim, sorte d'ode aux tortues qui emprunte autant aux traditions coréennes (mythes, légendes, chants) qu'aux préoccupations actuelles de retour à l'harmonie entre l'homme et la nature. C'est une évocation à la fois éthnologique et poétique, filmée dans de très beaux beaux plans fixes en noir et blanc, avec une approche "macro" qui place le spectateur aux premières loges pour assister à l'éclosion des oeufs et aux premiers pas des "nouveaux-nés". Mais au-delà de l'aspect purement esthétique, voire très mignon des images, on est frappé par les résonances diverses que peut avoir l'observation des moeurs de cette sorte de tortues (qui enfouit ses oeufs au bord de la rivière et les y "abandonne") avec des questionnements beaucoup plus humains. Un entrelacement entre la destinée des deux espèces qui apporte une dimension métaphysique passionnante.
Passionnant également, No History in a room filled with people with funny names 5 de Korakrit Arunanondchai et Alex Gvojic est une oeuvre dense, foisonnante et complexe qui aborde la notion de collectif dans la Thaïlande contemporaine. Dans une esthétique très soignée où se mêlent éclairages au néon et magnifique lumière naturelle, il réunit des séquences qui ressemblent à des performances (à l'image de ces "fantômes" qui assistent à une projection nocturne), des passages plus documentaires et même des images d'actualité, dont le fil rouge est un fait divers médiatisé à travers toute la planète, le sauvetage de treize personnes qui étaient coincés dans une grotte inondée par les pluies. Interrogeant cet événement et ses répercussions, le film dérive sur des croyances ancestrales mettant en scène les nagas, ces créatures mythiques de l'hindouisme, et entame une réflexion plus générale sur le monde animal, tel un poème visuel ultra-contemporain et allégorique.
Egalement passé par Rotterdam, Little lower than the angels de Neozoon (qui avait fait sa première à Rotterdam), est un essai ironique sur les croyances religieuses, et notamment le créationnisme, à travers un montage percutant d'images trouvées sur youtube, combinées à des musiques tantôt sacrées, tantôt lénifiantes, et aux effets faciles des vidéos amateurs qui circulent sur internet. Le film tourne en dérision les prêcheurs de toutes sortes qu'il montre répétant à l'envi les mêmes phrases ("Dieu a choisi de faire l'homme à son image") ou les témoignages anonymes de ceux qui ont "vu Jésus" et entreprennent de le décrire et de le dessiner. Une oeuvre pas très charitable, mais tellement savoureuse, qui livre un instantané fascinant de l'époque dans laquelle nous vivons.
Dans un style plus austère, Volcano : what does a lake dream ? de Diana Vidrascu (qui a fait sa première à Locarno) s'appuie sur des récits et des images de l'archipel des Açores pour interroger les réalités d'un lieu situé sur une zone tectonique en mouvement. A quoi rêve le lac au-dessus du volcan momentanément endormi ? Il se dérobe aux yeux des spectateurs, emporté au son d'une musique lancinante dans des jeux de surimpressions et de projections qui mettent en perspective la géographique et l'histoire de ce petit coin du monde où se manifeste plus qu'ailleurs la volonté toute puissante de la nature. On est comme à l'écoute de ce mystère insondable, yeux écarquillés et sens en alerte.
Il faut enfin mentionner Douma underground de Tim Alsiofi (repéré lui aussi à Locarno), tout à la fois document brut sur les réalités concrètes de la guerre et réflexion sur l'acte de filmer. Pendant les bombardements incessants sur la région de la Goutha orientale, en Syrie, les civils se réfugient dans les sous-sols où s'organise un semblant de vie. Tim Alsiofi est l'un d'entre eux. Caméra au poing, il capte justement ces instants suspendus entre angoisse et besoin d'extérioriser, dérision noire et désespoir. On est là au-delà du cinéma à proprement parler, face à témoignage direct qui nous intègre littéralement à la guerre, et nous fait sortir vacillant de la séance.
A noter qu'en parallèle de la compétition et des différentes séances thématiques était proposée une sélection de courts métrages en réalité virtuelle, dont les spectateurs étaient invités à faire l'expérience de manière collective dans une salle dédiée. Une douzaine de films étaient ainsi proposés en trois séances d'une trentaine de minutes. L'occasion de vérifier que le format, a priori passionnant, et dont on sait qu'il peut produire d'excellents films, reste malgré tout balbutiant. La majorité des films présentés n'avaient pas de réel intérêt cinématographique, et certains n'exploitaient même pas réellement les possibilités de la VR en restant très directifs et peu immersifs.
On soulignera quand même l'efficacité de Claude Monet, l'obsession des nymphéas de Nicolas Thépot qui nous plonge littéralement dans les tableaux du peintre ; l'expérience Das Totale Tanz Theater 360 de Maya Puig, adaptation en VR du concept de théâtre total imaginé par le mouvement Bauhaus, dans lequel les danseurs mi-humains, mi-robots nous environnement de toutes parts ; ou encore la quête presque mystique du musicien Molécule dans le grand Nord arctique, transcendée par le réalisateur Jan Kounen accompagné d'Aumaury La Burthe (-22,7°C).
Pour finir, impossible de ne pas mentionner la séance la plus hallucinée du festival qui était consacrée aux liens entre couleurs, musique et films, dans le cadre du focus "Color Moods". On a pu y (re)découvrir un documentaire scientifique d'Eric Duvivier (La perception et l'imaginaire) qui explore les changements de perception opérés par la prise de substance hallucinogènes, mais aussi plusieurs courts métrages (projetés pour la plupart en 16mm) d'Oskar Fishinger (Kreise, Allegretto), pionnier du cinéma abstrait, de Len Lye (Trade Tattoo, Rainbow dance), artiste néozélandais expérimental, ou encore de Walter Ruttmann (Lichtspiel Opus III et IV), lui aussi chantre du cinéma expérimental.
Explosion de couleurs et de notes, vibrations intenses, matérialisation graphique des sons (dont certains joués en direct par un DJ), formes en surimpression, musique oppressante, pellicule qui semble prendre feu... le spectateur passe par une succession de sensations physiques et psychiques qui reposent sur des formes abstraites, du mouvement et parfois un détournement d'images en prises de vue réelles. Un feu d'artifices sensoriels qui est un parfait hommage aux cinéastes de l'avant-garde, pour qui le cinéma était avant tout un art de l'expérimentation, et à leurs héritiers, nombreux à Winterthur cette année encore.