Tourné en Tchécoslovaquie en 1968 et rapidement frappé par la censure, L'incinérateur de cadavres de Juraj Herz (adapté du roman éponyme de Ladislav Fuks) ressort sur nos écrans dans une version restaurée 4k de toute beauté grâce aux bons soins de la société de distribution Malavida. Cette terrible fable antinazie décortique avec un mélange d'humour froid et de lucidité cruelle le processus conduisant un père de famille à embrasser, et même devancer, l'idéologie nazie.
Monsieur Kopfrkingl, employé d'un crématorium sobrement intitulé "le temple de la mort", est un bourgeois rangé et tranquille que l'on jugerait plutôt insipide s'il ne cultivait une dévotion envahissante pour son travail, et surtout pour l'acte de "libérer" les âmes des défunts par la "purification" de la crémation. A de multiples reprises, il explique que la mort est une bénédiction, venant abréger les souffrances terrestres des individus, et que le four qui transforme en 1h15 seulement leurs dépouilles mortelles en cendres leur permet d'accéder plus rapidement que par le biais de la décomposition naturelle à l'apogée de leur existence : redevenir poussières parmi les poussières.
Un personnage qui, dans le contexte de la montée du nazisme et de l'occupation de la Tchécoslovaquie par les nazis, ne semble pas seulement dérangé, mais s'avère carrément terrifiant, et cristallise en lui toute l'ambivalence d'une époque. Tout ce qui, dans le film, a trait aux fours et aux corps réduits en cendres a par ailleurs un aspect extrêmement malaisant, évoquant sans cesse, avec une ironie d'autant plus insoutenable, l'indicible tragédie en cours.
L'incinérateur de cadavres n'en est pas moins une inclassable comédie noire, sorte d'hallucination cinématographique qui plonge le spectateur dans une spirale vertigineuse de violence et de mort (l'élaboration de la machine d'extermination nazie) à travers la figure ambigüe d'un homme à la banalité exemplaire. Kopfrkingl n'est pas, et ne deviendra jamais au cours du récit, un nazi convaincu. Il se moque de la pureté de la race ou des discours d'Hitler. Envoyé comme émissaire dans une fête juive, il s'extasie sur la mélancolie absolue et sur la douceur des chants qu'il y entend. Et pourtant, cet homme en apparence sensible n'hésite ni à alimenter sciemment la haine contre les Juifs, ni à assassiner sa famille, ni même à fantasmer sur des fours pouvant accueillir jusqu'à mille corps, tant que cela vient nourrir son objectif obsessionnel de crémation généralisée.
Le film nous oblige alors à regarder en face des manifestations transparentes et continues d'une horreur tangible dont le spectateur sait qu'elle n'est justement pas fictionnelle. La visite guidée dans le crématorium, comme les propos répétitifs de Kopfrkingl sur la "purification" des corps, sont par exemple des échos insupportables de la réalité concrète de la Shoah. La facilité avec laquelle le personnage se laisse convaincre d'adopter les idéaux nazis (et notamment son revirement face à la question de cette "goutte sang allemande" qui courrait dans ses veines) est elle un rappel des effets rapides et pervers de la propagande. Si c'est pour Juraj Herz une manière de rappeller sans fard à ses compatriotes leur part de responsabilité dans la machine de mort nazie, on peut aussi y lire une mise en garde face aux balbutiements de l'Histoire, au moment même où l'URSS envahissait la Tchécoslovaquie. Ce qui, on le comprend, a irrémédiablement conduit à l'interdiction du film dont le succès en salles était une provocation pour Moscou et ses partisans.
Mais au-delà de sa force politique, L'incinérateur de cadavres bouleverse par son écriture cinématographique en toute liberté, qui vient à chaque scène apporter visuellement un contrepoint à l'intrigue, ou au contraire appuyer la singularité fulgurante du propos. Dès la séquence d'ouverture qui se déroule dans un zoo, le montage ultra découpé qui alterne de gros plans sur les yeux des personnages et des plans tout aussi rapprochés sur les animaux, suivi par des plans en plongée sur les personnages aux visages déformés, annonce à la fois la tonalité étrange du récit et le contraste évident entre la voix-off lénifiante de Kopfrkingl (qui vante sa "famille bénie") et la réalité déjà a priori glaçante. Dans le générique, qui nous fait littéralement pénétrer dans le crâne du personnage, c'est une succession de corps morcelés qui disent tout azimut les fantasmes sexuels du bon père de famille et son absence absolue d'empathie pour ses semblables, morceaux de corps qu'il faut réduire en cendres.
Tout au long du récit, des inserts très brefs viennent ensuite régulièrement nous informer sur les pensées du personnage, flashs presque subliminaux sur des femmes nues, des poitrines en gros plan, ou... la salle de bains dont Kopfrkingl est si fier. Les plans déformés (par le biais du fish eye) se répètent aussi, nous donnant sans cesse l'impression d'évoluer dans une réalité dégradée et absurde, reflet de la Psyché dérangé de celui qui regarde.
Mais ce qui déroute sans doute le plus le spectateur, apportant au film cette sensation de ronde incessante et vertigineuse qui ne s'arrête jamais, exactement comme si on était dans la tête du personnage, ce sont les effets de transition qui semblent abolir tout effet temporel entre les séquences. Ainsi, lors de la séquence de la réception qui a lieu au début du film, la caméra qui filmait en gros plan le visage de Kopfrkingl effectue tout à coup un lent zoom arrière qui dévoile de manière inattendue un tout autre contexte, celui d'une galerie d'art dans laquelle se déroule la séquence suivante. A plusieurs reprises, de la même manière, et sans que le spectateur puisse le prévoir puisque le son continue lui de courir d'une scène à l'autre, le récit subit ainsi des ellipses brusques et déconcertantes, donnant la sensation persistante que chaque moment est comme "fondu" dans le suivant, dans une logique et un ordonnancement qui nous semblent purement subjectifs.
Cette mise en scène inventive et audacieuse, alliée à la beauté d'une image en noir et blanc quasi hypnotique, contribue à faire de L'incinérateur de cadavres une expérience sidérante, dont la singularité est toujours aussi étourdissante 50 ans après sa sortie. C'est une chance inouïe que de pouvoir (re)découvrir ce chef d'oeuvre sur grand écran, surtout à une époque où son message politique intrinsèque a quelques raisons de résonner en nous.