Bo Widerberg à l’honneur dans les salles et en DVD

Posté par redaction, le 13 juillet 2020

Après la ressortie de La Beauté des choses en février dernier, Bo Widerberg occupe à nouveau le devant de l'affiche. Le cinéaste suédois prolixe, habitué du Festival de Cannes, des récompenses internationales et des nominations aux Oscar, inaugure les "Collector Malavida", une nouvelle série d'éditions DVD consacrées aux titres qui ont marqué l'histoire de la société de distribution et d'édition.

C'est ainsi Joe Hill, road movie social primé à Cannes en 1971 qui ouvre le bal le 15 juillet dans une version restaurée, avec des bonus inédits et un livret de 20 pages. En parallèle, il est en salles depuis fin juin aux côtés de cinq autres films du réalisateur : Le Péché suédois, Le Quartier du corbeau, Amour 65 et Adalen 31, dans le cadre d'une rétrospective d'envergure également orchestrée par Malavida.

Conscience politique individuelle et grands combats collectifs


Joe Hill s'inspire d'un personnage réel, Joel Hagglund alias Joseph Hillstrom ou Joe Hill, émigrant suédois qui arrive à New York au début du XXe siècle, puis devient un hobo (travailleur qui se déplace de ville en ville, souvent en se cachant dans les trains) et sillonne les Etats-Unis. Prenant rapidement conscience du fossé qui sépare les travailleurs des classes dirigeantes, il milite pour le droit des ouvriers et rejoint les rangs des Industrial Workers of the World. Sa mort tragique en 1915, suite à un procès tendancieux, fait de lui un martyr, et un symbole de la lutte anticapitaliste. Une chanson, immortalisée par Joan Baez, et qui ouvre le film, est même écrite en son honneur.

Fidèle à son style à la fois naturaliste et léger, Bo Widerberg réalise un film romanesque, foisonnant et bourré d'humour, qui raconte la construction d'une conscience politique individuelle, dresse un portrait sans concession de la misère et de l'injustice régnant aux Etats-Unis au début du XXe, et propose un éclairage fascinant sur les prémisses des grands combats sociaux collectifs de l'époque. Comme toujours avec le réalisateur, tout cela est brossé par petites touches, au fil d'un récit vif et entraînant qui privilégie l'ellipse et le non-dit.

On peut même être étonné de voir à quel point le récit évacue le discours politique en s'appuyant sur des situations qui parlent d'elles-mêmes, et une mise en scène qui vient sans cesse apporter du sens aux images sans avoir besoin de recourir à de longs dialogues explicatifs. Bo Widerberg laisse beaucoup de place au spectateur, qui tisse lui-même les fils logiques du récit : la découverte décevante de l'Amérique tant rêvée à travers les quartiers tristes et pauvres de l'East Side, l'apprentissage de l'injustice avec l'arrestation du petit garçon, le refus des conditions de travail déplorables avec le chantier du chemin de fer... Chaque séquence semble apporter un degré de compréhension supplémentaire à la trajectoire du personnage comme à l'Histoire en train de se faire.

Un être éminemment humain, aux fragilités assumées


La dernière partie, plus sombre, évite l'hagiographie, et n'hésite pas à souligner l'ambivalence des propres amis de Joe Hill, pour lesquels un nouveau martyr était utile à la cause. Le récit, qui semblait jusque-là s'égrener à toute vitesse, prend d'ailleurs le temps de montrer les temps forts du procès (en utilisant les verbatim de l'époque), puis les recours tentés pour sauver le personnage. On le voit en prison, tantôt plein de vitalité, inventant de nouvelles compositions, et tantôt abattu, terrifié par la proximité de la mort. Bo Widerberg n'en fait ainsi pas un héros flamboyant, mais un être éminemment humain qui, s'il est sûr de ses convictions, n'en a pas moins de fragilités assumées.

Si Joe Hill est évidemment un incontournable dans l'oeuvre de Bo Widerberg, toute son oeuvre est hantée par une observation sociale réaliste mais lumineuse à laquelle s'ajoutent au gré des films une vision gourmande de l'existence, un amour de l'art en général et de la peinture en particulier ainsi qu'un regard moderne sur la condition féminine. Influencé par la Nouvelle vague française, le réalisateur a inventé un cinéma au ton extrêmement naturel qui repose sur une méthode de travail particulièrement libre. Cherchant à capter la vie de la manière la plus anti-théâtrale possible, il laisse une grande marge de manœuvre à ses comédiens, donnant l'impression au spectateur d'assister à de vrais moments de vie volés à la réalité. Démonstration rapide avec ses cinq autres longs métrages actuellement en salle, en attendant la suite de la rétrospective.

Le péché suédois (1963)


Il s'agit du premier long métrage de Bo Widerberg, celui qui porte probablement le plus l'influence de la Nouvelle Vague. Le réalisateur s'essaye à des audaces formelles (caméra qui tourne sur elle-même ou choisit des angles de vues atypiques, récit ultra elliptique, images qui se figent, zooms...) qui donnent d'emblée un ton extrêmement libre au récit.

On y suit le parcours d'une jeune fille qui choisit la voie de l'émancipation et décide, au final, d'élever seule son enfant mais de garder le géniteur comme "sex friend". Accompagnée par une bande son qui privilégie un jazz sautillant, la jeune héroïne déambule dans les rues de sa ville, travaille, drague, tombe amoureuse et prend sa vie en mains comme dans un seul mouvement. Un film étonnamment moderne dans son propos comme dans son désir de capter le flux de la vie plutôt que de l'expliquer.

Le quartier du corbeau (1963)


Tourné dans la foulée du premier, le deuxième long métrage de Widerberg est sélectionné en compétition officielle à Cannes et connaît un grand succès public. Il représentera même la Suède à l'Oscar du meilleur film étranger.

Son héros, Anders, a 18 ans. Il vit dans un quartier ouvrier de Malmö et rêve de devenir écrivain afin de pouvoir dénoncer l'injustice sociale dont il est témoin, mais aussi échapper à son milieu. L'occasion d'une plongée bouleversante dans les milieux défavorisés de la Suède des années 30, filmée dans un très beau noir et blanc, et portée par Thommy Berggren, l'acteur fétiche de Widerberg, qu'il retrouvera dans Elvira Madigan et surtout dans Joe Hill.

Amour 65 (1965)


Un réalisateur, marié et père, est séduit par la femme d'un conférencier. Une liaison adultère commence alors. Elle sera brève, mais pas tout à fait secrète. Le héros étant cinéaste (un double du réalisateur ?) on assiste à la fois à plusieurs scènes de tournage et à des séquences de vie de famille au foyer. L'histoire se déroule sur une longue période et montre l'histoire d'amour illégitime autant que ses conséquences. « Mais si on aime vraiment, on préfère être utilisé que le contraire, non ? »

C'est le troisième film de Bo Widerberg, toujours sous une certaine influence Nouvelle Vague : une séquence qui montre des visages comporte en voix-off le dialogue d'une autre séquence, l'histoire de la romance des personnages principaux est agrémentée de diverses réflexion sur le cinéma et sur l'art... La liaison amoureuse passée sera ensuite commentée avec le point de vue de l'épouse et du mari ayant été trompé avec une redéfinition du couple et de l'amitié. Et puis c'est dans ce film que figure l'une des plus magnifiques scènes de cinéma d'un baiser exalté.

Elvira Madigan (1967)


Un lieutenant de l'armée suédoise déserte son régiment pour une artiste de cirque danoise qui elle aussi a tout quitté pour lui. Les deux amants sont très amoureux, mais leur histoire est scandaleuse pour les autres : il y a un avis de recherche dans le journal, lui en tant que déserteur risque la prison...

Le film débute sur leur fuite très romantique, avec batifolages dans les champs à la campagne et dans une petite auberge : « emprunter le regard de l'autre, on a envie de voir et de sentir le monde comme la personne aimée, c'est ça l'amour, non ? » Mais ils ont été reconnus, il faut partir à nouveau, et les deux amants se retrouvent peu à peu sans aucune ressource.

Vivre d'amour et d'eau fraîche, de framboise et de champignons, ça ne dure qu'un temps et des scrupules surviennent. Faute d'argent et face aux difficultés de se cacher longtemps, il va falloir faire des choix... Le film Eliva Madigan est en compétition au Festival de Cannes 1967 où il vaut le Prix d'interprétation féminine à son actrice Pia Degermark.

Adalen 31 (1969)


Là encore, comme dans Joe Hill auquel il s'apparente, le ton léger et presque sensuel de la première partie du film contraste avec le sujet historique qu'il aborde : la répression dans le sang d'une grève d'ouvriers dans la région d'Andalen en 1931. C'est que le cinéaste, loin de réaliser un film social à suspense, choisit au contraire de s'attacher aux pas de ceux dont on sait dès le départ qu'ils seront confrontés à la tragédie finale.

Presque conçu comme une chronique estivale adolescente, Adalen 31 parle donc d'amitié, d'éveil des sens et d'insouciance joyeuse. Les jeunes héros du film aiment le jazz et la peinture (Renoir, à nouveau), le cinéma de genre et la simplicité d'un bon repas entre amis. On sent encore poindre dans les petits détails du récit le désir qu'avait Bo Widerberg de communiquer au public sa vision hédoniste des plaisir de la vie.

Mais la seconde partie prouve que le réalisateur sait aussi filmer des séquences monumentales mettant en scènes des centaines de figurants. Le propos politique, bien présent, reste irrémédiablement lié à une vision humaniste de la société et du monde. L'émotion et la révolte ont leur place dans Adalen 31, mais dans les derniers plans, c'est bien la vie (et donc l'espoir) qui reprend le dessus, comme une métaphore du travail et de la philosophie personnelle de Bo Widerberg. Le film recevra d'ailleurs le Grand Prix du jury à Cannes et de nouvelles nominations aux Oscar et aux Golden Globes.

Kristofy & MpM

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Bo Widerberg, Cinéaste rebelle - Rétrospective partie 1
Actuellement au cinéma

Joe Hill en DVD chez Malavida dès le 15 juillet
A noter : un dossier spécial consacré au film sera publié dans le prochain numéro de notre confrère L'Avant-Scène Cinéma

La Beauté des choses de Bo Widerberg en version restaurée au cinéma

Posté par MpM, le 4 février 2020

Ce sera l’un des grands plaisir de cette année 2020 : (re)découvrir au cinéma l’oeuvre passionnante du cinéaste suédois Bo Widerberg, grâce au travail de la société Malavida qui va ressortir tout au long de l'année une partie de ses films en version restaurée. Avant la sortie de Tom Foot le 29 avril, et la rétrospective Bo Widerberg, cinéaste rebelle le 24 juin (comportant Le péché suédois, Le Quartier du corbeau, Amour 65, Elvira Madigan, Adalen 31 et Joe Hill), on peut redécouvrir depuis le 29 janvier La Beauté des choses, le dernier long métrage du cinéaste, inédit en France, qu'il avait tourné en 1995, presque dix ans après son précédent film Le chemin du serpent.

C’est un film d’une grande vitalité, profondément liée au passé de Widerberg, tourné dans sa ville natale avec son propre fils. L’Histoire en est en apparence ambiguë : un jeune adolescent tombe sous le charme de Viola, sa professeure plus âgée, et devient son amant. Mais, peu à peu, il se lie avec le mari de la jeune femme, avec lequel il développe une véritable complicité. Le récit se mue alors en une comédie joyeuse et décomplexée, qui oscille entre l’histoire d’amour atypique et le trio peu conventionnel.

En parallèle, on découvre l’atmosphère de Malmö, petite ville de province suédoise à la fois d’une immuable tranquillité, et secouée malgré tout régulièrement par les échos de la deuxième guerre mondiale qui bat son plein. Bo Widerberg réussit un portrait espiègle de l’adolescence (au travers notamment des interrogations très concrètes de Stig et de ses camarades, émoustillés par les mystères de la sexualité) et presque un feel good movie dans lequel la chair, le coeur et l’esprit sont libres. Pendant les trois quart du film, l’humour le dispute à la fantaisie et à une certaine forme d’audace scénaristique, surprenant le spectateur par la manière dont le réalisateur déjoue et bouleverse les codes du film d’adultère.

C’est le cas par exemple lors de la première rencontre entre Stig et Franck, le mari de Viola, qui le prend pour un étudiant prenant de cours particuliers. La relation qui se noue entre eux est ensuite une succession de moments cocasses, dont le clou est l’utilisation (ingénieuse) que fait Franck du coucou de sa cuisine, transformé en distributeur de gin. Le mari trompé, passablement alcoolique, fait d’ailleurs une apologie simple mais incontestable de son alcool préféré, qui est trop bon pour qu’il lui résiste.

On l’aura compris, Bo Widerberg se soucie assez peu du politiquement correct et des ligues de vertu, donnant une vision à la fois décalée et ironique de la “beauté des choses” vantée par le titre. D’autant que tout se gâte dans la dernière partie du récit, lorsque Stig fait peu à peu l’amère expérience de la réalité sournoise du monde adulte. Viola, ne pouvant accepter qu’il la néglige (d'autant que c'est pour lui une manière de prendre clairement parti pour son mari), lui donne à voir un autre visage lors d’une scène assez brutale où elle abuse de son autorité sur lui. On pense, alors, à la notion d’emprise si souvent évoquée dans le cadre d’une relation amoureuse ou sexuelle entre adultes et adolescents. De la même manière, Franck, l’ami-confident, n’est d’aucun secours, trop inféodé à sa femme pour aller contre sa volonté, et d'une lâcheté veule quand il s'agit de défendre le jeune homme.

Stig se retrouve ainsi seul, violemment renvoyé à sa place d'élève soumis au bon vouloir de ses professeurs. L’injustice est criante, insupportable, humiliante. Elle renvoie des adultes et de leurs jeux une image tout sauf flatteuse, dénuée de loyauté et d'honneur, et même d'intérêt.

De tous les personnages adultes, Bo Widerberg ne sauve d'ailleurs guère que le projectionniste, celui par qui la magie du cinéma opère, et qui en plus vient en aide à Stig, et la mère du jeune homme, avec laquelle il entretient une complicité heureuse et spontanée. Les autres donnent de l’avenir une vision terriblement pessimiste qui est comme le modèle de ce qu’il ne faut pas devenir. Le dernier plan rassure le spectateur, Stig a bien compris la leçon, et suivra son propre chemin dans le monde en homme libre et indompté.

[Reprise] « Kanal » de Andrzej Wajda, un joyau primé à Cannes à redécouvrir

Posté par kristofy, le 4 décembre 2019

Cette année 2019 est celle de la (re)découverte du réalisateur Andrzej Wajda : sa filmographie en fait le symbole du cinéma polonais. Il a raconté à travers de multiples récits l'Histoire de la Pologne (la guerre contre les nazis, la domination russe, le mouvement Solidarnosc...), souvent en les axant autour de personnages à un tournant de leur vie.

Avant son décès en 2016 Andrzej Wajda avait déjà été célébré plusieurs fois à l'international : Oscar pour l'ensemble de sa carrière en 2000, Ours d'or d'honneur en 2006 et Ours d'argent pour sa contribution au cinéma en 1996 à Berlin, Palme d'or en 1981 pour L'homme de fer et prix spécial du jury en 1957 pour Ils aimaient la vie (Kanal) à Cannes, Lion d'or d'honneur en 1998 à Venise, César d'honneur en 1982 et César du meilleur réalisateur pour Danton en 1983...

Les deux premiers films qui ont fait rayonner Andrzej Wajda sont à découvrir maintenant avec des copies restaurées : Cendres et diamant était déjà ressorti en salles le 3 juillet et est désormais disponible en DVD, et après avoir été applaudi dans la section Cannes Classics en mai au dernier Festival de Cannes, c'est au tour de Kanal de ressortir dans une trentaine de salles de cinéma.

Le pitch : 1944, ultime résistance des Polonais de Varsovie contre l'occupant. Acculés, épuisés, et encerclés par les Allemands, un détachement de soldats est contraint de fuir par les égouts pour rejoindre le centre-ville où les combats se poursuivent encore. Tous ont une histoire, tous ont peur de mourir, tous ont tellement envie de vivre. Mais les égouts ressemblent de plus en plus à un piège...

Le contexte historique est introduit dès le début, avec un beau et long travelling dans un vaste décor. On est en septembre 1944 et une compagnie de soldats réduite à 43 sur 70 va se retrouver dans un bâtiment en ruine, encerclés et assiégés par les nazis. La tragédie de la guerre est ressentie de plusieurs manières : on voit une femme qui a perdu une jambe, on entend au téléphone la voix de gens qui vont être emmenés pour être exécutés. On est alors pris dans un épisode d'une guerre, qui passionnera n'importe quel spectateur, même sans rien connaître de la Pologne. C'est une des forces de Andrzej Wajda avec ce film: en faire une histoire qui traverse les frontières. Ici point d'héroïsme trop patriotique, car, au contraire, c'est plutôt une période de défaite face à l'ennemi. Il s'agit ici de résistance face à l'adversité.

L'ordre est donné à la troupe subissant l'attaque des nazis de s'enfuir en passant par les égouts. C'est  là que le film déploie son sujet, soit une histoire de survie. Les égouts sont un labyrinthe de couloirs sombres et étroits. Dans certains, il y a du gaz mortel et il faut rebrousser chemin pour trouver une autre sortie. Certaines issues sont bloquées...

Kanal est autant un film de guerre historique qu'un 'film de genre'. Autour des militaires, il y a aussi un musicien et deux femmes, mais la troupe sera séparée en plusieurs petits groupes, et on y suit le désespoir qui arrive quand il faut résister à un autre ennemi, la folie... Kanal est le deuxième film d'un Andrzej Wajda de 30 ans qui ose beaucoup de choses formelles comme ces scènes dans le noir éclairées uniquement par la lampe d'un personnage. C'est aussi la réussite d'une ambiance d'oppression par le son de ce qui est hors-champs...

Le film qui était moderne en 1957 à Cannes l'est toujours aujourd'hui avec une version restaurée éblouissante.

Sortie DVD : La Clepsydre de Wojciech J. Has

Posté par MpM, le 25 novembre 2019

Rendu célèbre par son adaptation du Manuscrit trouvé à Saragosse en 1965, le réalisateur polonais Wojciech J. Has a remporté en 1973 le prix du jury à Cannes pour La Clepsydre (ex-aequo avec L'invitation de Claude Goretta), oeuvre inclassable dont le point de départ est la visite que rend Jozef, le personnage principal, à son père, pensionnaire d'un sanatorium sinistre, et comme à l'abandon. Dans ce lieu hors du temps où les patients traitent un mal incurable, à savoir la mort, le jeune homme se perd dans une déambulation mentale

Ce film détonnant et étrange, qui ressort en DVD dans une copie restaurée, grâce aux bons soins de la société de distribution Malavida, est l'adaptation de deux oeuvres de Bruno Schulz : Le sanatorium au croque-mort et Les Boutiques de cannelle. Cette dualité d'origine ne suffit pourtant pas à expliquer le caractère singulier et déroutant du film, qui semble un voyage aléatoire dans les souvenirs, les fantasmes, les angoisses et les projections psychiques de Jozef. Comme si ce dernier avait soudain la faculté de traverser les temporalités et les réalités mais qu'incapable de maîtriser ce pouvoir, il était condamné à errer entre des passés révolus ou n'ayant jamais existé, et des futurs incertains et flous.

Cela se traduit à l'écran par une succession de séquences que l'on pourrait qualifier d'incohérentes ou de décousues, nous menant sans cesse d'un lieu à un autre (en passant sous une table, le personnage arrive dans un jardin ; en rampant sous un lit, il se retrouve dans un marché sud-américain), ou face à des personnages mythiques ou historiques.

Tour à tour baroque et inquiétante, anxiogène et débridée, poétique et désespérée, l'ambiance du récit oscille au gré de ces découvertes qui ne semblent jamais obéir à la moindre logique, si ce n'est celle de la pensée humaine. Des motifs, d'ailleurs se font écho et se répètent d'une séquence à l'autre, identiques ou travestis, à l'image de la figure du père, tantôt bienveillante ou tyrannique, fragile ou toute-puissante.

Le film fait ainsi l'effet d'un gigantesque jeu de pistes surréaliste, ou plutôt d'un puzzle constitué de sensations, de thèmes, de lieux, de détails infimes qui plongent le spectateur comme le personnage dans un labyrinthe foisonnant et hypnotique. Rêve éveillé, ou plutôt cauchemar dont il est impossible de sortir, La Clepsydre allie la thématique du temps qui passe (et qu'il est impossible de retenir, ou de retrouver) au désir cinématographique de l'expérimentation formelle.

Le spectateur, balloté au gré des circonvolutions de l'esprit de Jozef, n'a pas un instant de répit, immergé dans le fleuve virtuose des longs travellings, des plans-séquences et des raccords vertigineux qui l'emportent dans un tourbillon sans fin ni moments de répit. Extravagant, onirique et d'une incroyable maîtrise de mise en scène, La Clepsydre est une expérience sensorielle qu'il faut vivre pleinement, sans se soucier d'en comprendre à la première vision les innombrables clés de lecture.

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La Clepsydre de Wojciech J. Has, 1973. Malavida.
En DVD, version restaurée.
Visuels © Malavida

L’incinérateur de cadavres de Juraj Herz : une hallucination cinématographique à (re)découvrir en version restaurée

Posté par MpM, le 21 novembre 2019

Tourné en Tchécoslovaquie en 1968 et rapidement frappé par la censure, L'incinérateur de cadavres de Juraj Herz (adapté du roman éponyme de Ladislav Fuks) ressort sur nos écrans dans une version restaurée 4k de toute beauté grâce aux bons soins de la société de distribution Malavida. Cette terrible fable antinazie décortique avec un mélange d'humour froid et de lucidité cruelle le processus conduisant un père de famille à embrasser, et même devancer, l'idéologie nazie.

Monsieur Kopfrkingl, employé d'un crématorium sobrement intitulé "le temple de la mort", est un bourgeois rangé et tranquille que l'on jugerait plutôt insipide s'il ne cultivait une dévotion envahissante pour son travail, et surtout pour l'acte de "libérer" les âmes des défunts par la "purification" de la crémation. A de multiples reprises, il explique que la mort est une bénédiction, venant abréger les souffrances terrestres des individus, et que le four qui transforme en 1h15 seulement leurs dépouilles mortelles en cendres leur permet d'accéder plus rapidement que par le biais de la décomposition naturelle à l'apogée de leur existence : redevenir poussières parmi les poussières.

Un personnage qui, dans le contexte de la montée du nazisme et de l'occupation de la Tchécoslovaquie par les nazis, ne semble pas seulement dérangé, mais s'avère carrément terrifiant, et cristallise en lui toute l'ambivalence d'une époque. Tout ce qui, dans le film, a trait aux fours et aux corps réduits en cendres a par ailleurs un aspect extrêmement malaisant, évoquant sans cesse, avec une ironie d'autant plus insoutenable, l'indicible tragédie en cours.

L'incinérateur de cadavres n'en est pas moins une inclassable comédie noire, sorte d'hallucination cinématographique qui plonge le spectateur dans une spirale vertigineuse de violence et de mort (l'élaboration de la machine d'extermination nazie) à travers la figure ambigüe d'un homme à la banalité exemplaire. Kopfrkingl n'est pas, et ne deviendra jamais au cours du récit, un nazi convaincu. Il se moque de la pureté de la race ou des discours d'Hitler. Envoyé comme émissaire dans une fête juive, il s'extasie sur la mélancolie absolue et sur la douceur des chants qu'il y entend. Et pourtant, cet homme en apparence sensible n'hésite ni à alimenter sciemment la haine contre les Juifs, ni à assassiner sa famille, ni même à fantasmer sur des fours pouvant accueillir jusqu'à mille corps, tant que cela vient nourrir son objectif obsessionnel de crémation généralisée.

Le film nous oblige alors à regarder en face des manifestations transparentes et continues d'une horreur tangible dont le spectateur sait qu'elle n'est justement pas fictionnelle. La visite guidée dans le crématorium, comme les propos répétitifs de Kopfrkingl sur la "purification" des corps, sont par exemple des échos insupportables de la réalité concrète de la Shoah. La facilité avec laquelle le personnage se laisse convaincre d'adopter les idéaux nazis (et notamment son revirement face à la question de cette "goutte sang allemande" qui courrait dans ses veines) est elle un rappel des effets rapides et pervers de la propagande. Si c'est pour Juraj Herz une manière de rappeller sans fard à ses compatriotes leur part de responsabilité dans la machine de mort nazie, on peut aussi y lire une mise en garde face aux balbutiements de l'Histoire, au moment même où l'URSS envahissait la Tchécoslovaquie. Ce qui, on le comprend, a irrémédiablement conduit à l'interdiction du film dont le succès en salles était une provocation pour Moscou et ses partisans.

Mais au-delà de sa force politique, L'incinérateur de cadavres bouleverse par son écriture cinématographique en toute liberté, qui vient à chaque scène apporter visuellement un contrepoint à l'intrigue, ou au contraire appuyer la singularité fulgurante du propos. Dès la séquence d'ouverture qui se déroule dans un zoo, le montage ultra découpé qui alterne de gros plans sur les yeux des personnages et des plans tout aussi rapprochés sur les animaux, suivi par des plans en plongée sur les personnages aux visages déformés, annonce à la fois la tonalité étrange du récit et le contraste évident entre la voix-off lénifiante de Kopfrkingl (qui vante sa "famille bénie") et la réalité déjà a priori glaçante. Dans le générique, qui nous fait littéralement pénétrer dans le crâne du personnage, c'est une succession de corps morcelés qui disent tout azimut les fantasmes sexuels du bon père de famille et son absence absolue d'empathie pour ses semblables, morceaux de corps qu'il faut réduire en cendres.

Tout au long du récit, des inserts très brefs viennent ensuite régulièrement nous informer sur les pensées du personnage, flashs presque subliminaux sur des femmes nues, des poitrines en gros plan, ou... la salle de bains dont Kopfrkingl est si fier. Les plans déformés (par le biais du fish eye) se répètent aussi, nous donnant sans cesse l'impression d'évoluer dans une réalité dégradée et absurde, reflet de la Psyché dérangé de celui qui regarde.

Mais ce qui déroute sans doute le plus le spectateur, apportant au film cette sensation de ronde incessante et vertigineuse qui ne s'arrête jamais, exactement comme si on était dans la tête du personnage, ce sont les effets de transition qui semblent abolir tout effet temporel entre les séquences. Ainsi, lors de la séquence de la réception qui a lieu au début du film, la caméra qui filmait en gros plan le visage de Kopfrkingl effectue tout à coup un lent zoom arrière qui dévoile de manière inattendue un tout autre contexte, celui d'une galerie d'art dans laquelle se déroule la séquence suivante. A plusieurs reprises, de la même manière, et sans que le spectateur puisse le prévoir puisque le son continue lui de courir d'une scène à l'autre, le récit subit ainsi des ellipses brusques et déconcertantes, donnant la sensation persistante que chaque moment est comme "fondu" dans le suivant, dans une logique et un ordonnancement qui nous semblent purement subjectifs.

Cette mise en scène inventive et audacieuse, alliée à la beauté d'une image en noir et blanc quasi hypnotique, contribue à faire de L'incinérateur de cadavres une expérience sidérante, dont la singularité est toujours aussi étourdissante 50 ans après sa sortie. C'est une chance inouïe que de pouvoir (re)découvrir ce chef d'oeuvre sur grand écran, surtout à une époque où son message politique intrinsèque a quelques raisons de résonner en nous.

Sortie DVD : « Le Trésor de l’île aux oiseaux » de Karel Zeman

Posté par MpM, le 24 septembre 2019

Attention, exclusivité mondiale ! La société de distribution Malavida, connue pour son travail sur le cinéma de patrimoine, complète sa collection autour du cinéaste Karel Zeman (déjà forte de sept titres parmi lesquels L'arche de M. Servadac, Voyage dans la préhistoire et Les aventures fantastiques) avec le tout premier long métrage du réalisateur tchèque, Le Trésor de l’île aux oiseaux, qui était resté totalement inédit en France depuis sa sortie en 1952. C’est pourtant un film d’une grande poésie, bourré d’inventivité, qui porte en germe tout le travail de Zeman dans le domaine de l’animation en volume et du mélange des techniques.

Adapté d’un conte d’Emil Frantisek Misek, il raconte sous la forme d’un récit en voix-off comment la découverte d’un trésor fabuleux bouleverse complètement la vie des paisibles habitants de l’île aux oiseaux.

Si le propos respecte les grands principes collectivistes du régime communiste de l’époque (les villageois partagent équitablement les richesses et le travail est la seule clef du bonheur), on n’y sent jamais la moindre tentation propagandiste ou même politique, mais plutôt un regard tendre et amusé sur les travers et les faiblesses de l’être humain.

Karel Zeman adopte en effet les codes du conte oriental, mâtinés de ceux des récits d’aventures, qui lui permettent de jouer sur l’humour des situations (le jeune Ali, rentré bredouille de sa pêche aux perles, utilise par exemple son savoir-faire pour “pêcher” de la nourriture chez les marchands) et le suspense des rebondissements, mais aussi sur l’émerveillement suscité visuellement par certains passages, comme la rencontre avec le riche bateau ou la découverte des joyaux du pirate.

Il mêle par ailleurs l’animation de marionnettes, de papiers découpés et de dessins afin d’ajouter une dimension poétique et parfois presque fantastique (notamment lors des séquences sous-marines) à une narration qui prend le parti de n’être jamais trépidante, pour mieux laisser le spectateur s’abandonner à la rêverie.

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Le Trésor de l’île aux oiseaux de Karel Zeman, 1952. Malavida.
En DVD à partir du 25 septembre

[Dossier] Cannes, centre du monde cinématographique ? — Episode 6 Anne-Laure Brénéol et Lionel Ithurralde de Malavida Films

Posté par MpM, le 13 mai 2019

Le Festival de Cannes, ses palmiers, son tapis rouge et ses paillettes… Il y a des images dont on a parfois du mal à se défaire. Pourtant, si certains considèrent Cannes comme le plus grand festival du monde, et si des professionnels du monde entier s’y précipitent chaque printemps, ce n’est pas pour aller à la plage. Qu’est-ce qui fait que le Festival occupe cette place privilégiée dans l’agenda de la planète cinéma, et qu’il s’impose chaque année comme le centre de ce petit monde ? Et au fait, comment “vit-on” Cannes lorsqu’on est producteur, distributeur, organisateur de festival ou réalisateur ? A quelques jours de l’ouverture de cette 72e édition, nous sommes allés à la rencontre de ces festivaliers pas comme les autres dont les réponses nous aident à comprendre pourquoi Cannes bénéficie depuis si longtemps de cette indéfectible aura internationale.

Si Cannes a résolument le regard tourné vers le cinéma d'aujourd'hui et de demain, cela ne l'empêche pas de faire une place croissante aux films qui ont marqué son histoire. Ainsi, depuis la création de la section Cannes Classics en 2004, le cinéma de patrimoine a véritablement toute sa place sur la Croisette, permettant aux festivaliers de revoir les chefs d'oeuvre du passé dans des conditions de projection optimales. Anne-Laure Brénéol et Lionel Ithurralde, fondateurs de Malavida Films, société de distribution de films et d'édition et distribution DVD, ont eu plusieurs fois l'occasion de présenter l'un de leurs films à Cannes Classics. Cette année, ce sera d'ailleurs Kanal d’Andrzej Wajda, fraîchement restauré. Ils nous parlent de "leur" Festival de Cannes, et du moment privilégié qu'il représente dans leur agenda.


Ecran Noir : Cannes est-il un rendez-vous incontournable dans votre agenda ? Depuis quelle année ?
Anne-Laure Brénéol et Lionel Ithurralde : Premier Cannes en 1992 pour Anne-Laure, étudiante en cinéma ayant réalisé un court métrage, en bande, on courait d’une salle à l’autre et on discutait des films pendant des heures à feu la Brasserie du Casino. Une projection manquée et c’était la fin du monde… Une période enchantée.
Ensemble avec Malavida depuis 2006, en tant qu’éditeurs DVD puis distributeurs. C’est aujourd’hui toujours un rendez-vous précieux, aimé, épuisant mais exaltant, chaque année riche de belles rencontres et de joyeuses retrouvailles comme de nouveaux coups de coeur cinématographiques. Du travail donc, mais aussi beaucoup de plaisir...

EN : Vous y serez cette année avec un film en sélection à Cannes Classics, KANAL d’Andrzej Wajda en version restaurée. Pouvez-vous nous parler du film en quelques mots ? Que change cette sélection pour lui ?
ALB et LI : Quand le film sort, Andrzej Wajda en est au tout début de sa carrière, c'est son 2e long. Et Il s'attaque à un sujet dont les Polonais ne veulent pas entendre parler. Le film, qui renvoie l'image d'un conflit "sale" et dont les protagonistes, malgré leur héroïsme jusqu'au boutiste, ne trouvent aucun avenir meilleur, aucun espoir… Condamné par ses contemporains, désarçonnés par la liberté d'un auteur qui s'affranchit de toute contrainte idéologique, ce chef d'oeuvre condense un étonnant mélange de récit de guerre, l'expression d'une sensualité farouche et une mise en scène d'un modernisme absolu.

Ce deuxième film d'Andrzej Wajda le consacre déjà comme un auteur unique à la maitrise éblouissante et au regard sans concessions. Il est mal reçu et par la critique et par le public. Mais Cannes, en 1957, le distingue avec le prix du jury et fait émerger Wajda comme un auteur majeur. Il est alors soutenu par une partie de la critique française, avant sa 1ère oeuvre reconnue de tous : Cendres et diamant.

60 ans plus tard, Kanal apparait comme un chef d'oeuvre indiscutable. Aujourd'hui plus que jamais, nous sommes heureux de pouvoir partager des films aussi beaux et aussi puissants, magnifiquement restauré par Kadr, enrichi de nouveaux sous-titres, pour que sa beauté brutale et sensuelle, la puissance de son propos politique et son humanité touchent à nouveau le plus possible de regards. "Survival" avant l'heure, Kanal est un film d’une intensité inoubliable. A l'heure où Malavida travaille à la redécouverte de l'oeuvre d’ Andrzej Wajda, le Festival adresse un signal fort, qui opère comme un lancement de notre travail sur le long terme, un mise en lumière essentielle. Cannes Classics offre un label de qualité inégalable pour la vie du film ensuite, en France comme à l’international pour ses vendeurs.

EN : D'une manière générale, en tant que distributeur, et notamment de distributeur de films de patrimoine, en quoi consiste votre présence là-bas ? Avez-vous des attentes ou des buts spécifiques ?
ALB et LI : Cannes Classics propose un état des lieux du patrimoine mondial : les plus belles restaurations, la politique des cinémathèques et de leurs pays respectifs. C’est passionnant et un plaisir aussi, toujours, d’y découvrir des films que nous ne connaissions pas, aux côtés de chefs d’oeuvre. La sélection est toujours riche de surprises.

Pour Malavida qui travaille énormément avec des ayants droits européens, Cannes permet de rencontrer tous nos interlocuteurs internationaux en un laps de temps très court. Tout le monde est présent, on passe de la Norvège à la Pologne en une heure, cela permet de garder les contacts établis, de donner de nos nouvelles et de se tenir au courant, c’est indispensable pour nous. Un verre partagé est toujours précieux et les rendez-vous sont bien plus efficaces que les mails pour débloquer certaines situations complexes. La complexité des questions de droit et de matériel est une des caractéristiques du cinéma que l’on défend, Cannes est d’autant plus précieux pour nous.

Nous attendons des nouvelles rencontres comme des retrouvailles, des découvertes, et tentons au maximum avec la super équipe de Malavida présente à nos côtés - Marion Eschard pour la presse et Gabrielle Martin-Malburet à la programmation - de profiter de cette mise en lumière essentielle pour favoriser la diffusion de nos films parfois très méconnus, en multipliant les dialogues avec journalistes et exploitants !

EN : Avez-vous le souvenir d'une rencontre, d'une découverte ou d'un événement décisif durant le festival par le passé ?
ALB et LI : Nos projections à Cannes Classics restent des souvenirs inoubliables et ont beaucoup contribué à faire (re)connaître Malavida comme un acteur important de la distribution de patrimoine. Le départ en 2018, J'ai même rencontré des Tsiganes heureux en 2017, Joe Hill en 2015 ont toujours été des moments d'une grande intensité émotionnelle et un jalon essentiel dans leur exploitation.

La projection sur la plage en 2015, de l’extraordinaire Joe Hill, invisible depuis 40 ans et résultat de plus de 7 ans de recherches, de négociations et de défis divers, en présence de la famille de Bo Wideberg, autour duquel nous avons - et allons encore - tant travaillé, restera bouleversante pour chacun d’entre nous. L’archétype du moment où on est pleinement heureux et fiers du boulot accompli. Le Départ l’an dernier, avec Jerzy Skolimowski, si ému et si impressionnant, devant la plage bondée est aussi inoubliable. Nous adorons la plage, qui permet de partager avec tous, professionnels ou non, ces émotions intenses.

La joie de voir grandir ici des cinéastes importants que nous avons été les touts premiers à accompagner dès leurs débuts, comme Joachim Trier ou Bertrand Mandico ces dernières années, est également très intense. A titre plus personnel, des dizaines de découvertes, de rencontres et de moments magiques attachés à Cannes, bien sûr.

EN : En quoi le festival et son marché se distinguent-ils selon vous des autres festivals internationaux ?
ALB et LI : Cannes est un festival unique. Il a été le premier à accorder un place essentielle au patrimoine, il y a plus de 10 ans... En terme de marché, la création par Thierry Frémaux avec Gérald Duchaussoy - les âmes de Cannes Classics - du Marché International du Film Classique lors du Festival Lumière à Lyon est une idée formidable et se développe à chaque édition. C’est pour nous un moment très fort de l’année, un temps dédié au patrimoine où l’on voit à quel point il passionne les spectateurs et possède un intérêt économique réel.

Les enjeux sont importants, en particulier pour nombre de pays qui restaurent le plus et le mieux possible leurs trésors : la Tchèquie, la Slovaquie ou la Hongrie par exemple, ou encore la Pologne, qui nous permet de proposer cette magnifique copie de Kanal, enrichie par Malavida de tous nouveaux sous-titres anglais et français, comme les premiers Skolimowski en début d’année.

Le festival est un moteur essentiel dans la reconnaissance de l'importance du patrimoine, en associant par exemple les cinéastes, comme Skolimowski en 2018, aux montées des marches au même titre que pour les films inédits, les valorisant et permettant ainsi à tous de les découvrir.

Sortie DVD : « L’arche de Monsieur Servadac » de Karel Zeman

Posté par MpM, le 2 mai 2018

En 1970, le génial réalisateur tchèque Karel Zeman adapte à sa manière le roman de Jules Verne Hector Servadac qui raconte l'aventure farfelue d'une poignée de personnages emportés malgré eux sur une comète géante qui a heurté la Terre. On est à la fin du XIXe siècle en Afrique du Nord et les guerres coloniales font rage. Mais face aux menaces nouvelles induites par leur situation précaire, le capitaine Servadac tente de convaincre les forces en puissance qu'une alliance est nécessaire.

On redécouvre le film aujourd'hui à l'occasion de sa sortie en DVD par le distributeur Malavida, et c'est un pur bonheur ! Karel Zeman était évidemment l'homme de la situation pour donner vie aux visions fantasques et aux inventions baroques de Jules Verne. Recourant à un émouvant mélange des genres (noir et blanc et couleurs, prises de vues réelles et marionnettes, peintures sur verre et dessins...), il recrée pour nous l'univers enchanté de l'écrivain, et y apporte une touche de poésie lunaire qui rappelle évidemment le pionnier Georges Méliès. On aime tout particulièrement les dinosaures et le monstre marin, qui donnent lieu à deux séquences à la fois drôles et émouvantes. La manière dont les héros parviennent à faire fuir leurs agresseurs est par ailleurs irrésistible, et se décline en une série de gags tout aussi savoureux, avec une mention toute particulière pour la "danse aux casseroles" sur le bateau.

Car ce qui est peut-être le plus formidable dans ce film fantaisiste et joyeux, c'est son irrévérence assumée face aux représentants de l'autorité, des diplomates aux militaires, tous traités comme des fantoches ridicules.

Le sous-texte politique n'en est que plus fort : Servadac se veut en effet l'instigateur d'une trêve qui conduit tous les ennemis d'hier à fraterniser (autour de quelques bouteilles, et de danseuses sensuelles). La belle utopie de la solidarité et de l'entraide entre les peuples et les classes sociales ne durera hélas qu'un temps. Et on pense, bien sûr, à la fin d'un autre rêve, celui que fut le Printemps de Prague, avorté par l’invasion des troupes du Pacte de Varsovie en 1968.

Profondément antimilitariste et anticolonialiste, L'arche de Monsieur Servadac frappe également par son féminisme. Son héroïne, la belle Angélique, n'a en effet pas son pareil pour se tirer seule des situations les plus délicates (elle s'évade de la cellule où elle était retenue prisonnière, s'enfuit par la mer, puis descend en rappel le long d'une falaise), et va même jusqu'à sauver Servadac de la noyade. Aux prises avec un diplomate libidineux qui veut l'offrir en cadeau comme une vulgaire marchandise, puis avec ses frères qui veulent à tout prix protéger sa vertu, elle résiste vaillamment et démontre la supériorité de l'intelligence et du cœur sur la brutalité et la bêtise.

Le film s'avère ainsi une oeuvre d'un étonnant modernisme, ironique et mordante autant que joyeuse et fantaisiste. Il ravira le jeune public par ses folles aventures et son humour potache, tout en séduisant un public plus mature par ses trouvailles visuelles et son message satirique éminemment pacifiste et fraternel. Sans oublier sa dimension patrimoniale, témoignage d'un pan de l'Histoire du cinéma que l'overdose d'effets spéciaux et de fonds verts actuelle ne parviendra jamais à faire oublier totalement.

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L'arche de Monsieur Servadac de Karel Zeman, en DVD le 2 Mai (Malavida)

Alice comedies 2 : un programme burlesque moderne et indispensable signé Walt Disney

Posté par MpM, le 17 janvier 2018

Et si le Walt Disney de l’année avait presque 100 ans ? Loin de son image un peu proprette de fournisseur officiel de gentils contes de fées politiquement corrects, le cinéaste a produit à ses débuts une série de courts métrages mettant en scène une petite fille nommée Alice vivant des aventures peu ordinaires. La particularité des films était de mélanger prises de vue réelle et animation, Alice étant incarnée par une véritable petite fille évoluant tantôt dans des décors réels, tantôt dans un monde de cartoon.

Dans ces récits burlesques, pas vraiment d’histoires de princesses se languissant de leur prince charmant mais une héroïne bagarreuse, casse-cou et téméraire, n’hésitant jamais à aller au devant du danger, ou à se lancer dans d’incroyables aventures. Féministe avant l’heure, elle mène son petit monde à la baguette (c'est une chef de bande hors pair) et vit des aventures extraordinaires sur la banquise, dans le Far Wast ou encore en équilibriste intrépide dans un cirque.

En tout, plus d'une cinquantaine de courts métrages ont été réalisés sous l'égide de Walt Disney entre 1924 et 1927. Ce sont ces films, redécouverts et numérisés par Eye, la cinémathèque néerlandaise, que la société de distribution Malavida a décidé en 2015 de ressortir sous la forme de programmes d’une quarantaine de minutes particulièrement adaptés au jeune public.

Tout un travail a notamment été effectué pour restaurer l’image et lui adjoindre une musique originale et une voix-off lisant le texte des cartons afin de permettre aux enfants non lecteurs d’en comprendre le sens. En décembre 2016,  on découvrait le premier volet (Alice comédies), proposant notamment une plongée sous-marine dans un univers extraordinaire et une étrange visite dans une maison hantée. A noter que ce très beau programme est actuellement visible en salles à Paris dans le cadre du dispositif l'Enfance de l'art mais aussi disponible en DVD édité par Malavida.

Dans le deuxième volet qui sort en salles ce 17 janvier, on peut une nouvelle fois admirer toute la fantaisie de Disney qui multiplie les gags visuels hilarants et les situations cocasses dans lesquelles se mêlent irrévérence et idées surréalistes. Ainsi, lorsque Julius, le chat fidèle compagnon d'Alice, poursuit Pat Hibulaire, le terrible Ours, on se croirait presque dans un Tex Avery, avec des personnages qui marchent dans le vide et tombent quand ils s'en aperçoivent, des têtes non solidaires de leur corps et des grosses pierres qui se transforment soudain en animaux.

De même, dans le dernier film du programme, Disney s'amuse à pasticher le Joueur de flûte de Hamelin, prétexte à d'irrésistibles gags mettant en scène d'infernales souris farceuses qui ne sont pas vraiment décidées à se laissez noyer sans combattre. Le tout sur une musique dansante et joyeuse spécialement composée par Manu Chao !

Si Alice nous enthousiasme tant, c'est probablement parce qu'elle est paradoxalement une héroïne bien plus moderne que nombre de personnages féminins dans les films pour enfants d'aujourd'hui. Insolente et courageuse, bagarreuse et pleine de vie, elle ne cherche pas à plaire au public adulte ni à inculquer une quelconque morale, mais s'adresse au contraire directement aux enfants à qui elle fait notamment découvrir la grande liberté offerte par l'imagination. Sans doute n'est-elle pas un modèle de sagesse et d'obéissance, mais depuis quand compte-on sur le cinéma pour faire l'éducation des enfants ? On préfère mille fois une Alice faisant les 400 coups (avec ce que cela sous-entend de cathartique) à la gentillesse ultra formatée de certains produits contemporains des studios Disney.

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Alice Comedies 2 de Walt Disney
Programme de courts métrages (1924-1927), avec Virginia Davis, Margie Gay, Lois Hardwick.
En salles le 17 janvier

Photos © Malavida

Mon premier festival 2017 : une semaine d’aventures en salles obscures

Posté par MpM, le 31 octobre 2017

A chaque édition, on le répète : Mon premier festival est une formidable occasion d'initier les enfants au cinéma sur grand écran, en jonglant avec les styles et les époques, et en profitant des chouettes ateliers organisés en marge des projections. Cette année, nous avons décidé d'aller plus loin en vivant le festival de l'intérieur, en conditions réelles, c'est-à-dire en compagnie d'un jeune cinéphile de 5 ans, cobaye plutôt consentant. Récit d'une semaine d'aventures en salles obscures.

Jour 1


Il est 10h du matin, nous sommes au cinéma L'entrepôt (XIVe), l'un des 14 cinémas partenaires de Mon premier festival. L'accueil est chaleureux dès l'entrée, entre fébrilité et excitation. Dans la salle, ton convivial et complice : "C'est la première séance du festival !" s'exclame la présentatrice. "Au fait, les enfants, vous savez ce qu'est un festival ?". Participation ravie du public, qui réagit au quart de tour aux différentes questions et explications, et fait sagement silence dès que la salle s'éteint.

On a décidé de commencer doucement, avec le très joli programme de courts métrages Neige et les arbres magiques du studio Folimage (sorti en 2015). Le jeune cinéphile aime beaucoup l'arbre qui part en balade, entraînant avec lui une foule disparate, dans One, two, tree de Yulia Aronova. Il est aussi séduit, mais également interpellé, par les Tigres à la queue leu leu de Benoît Chieux, qui provoquent une quantité astronomique de questions ("Mais par où il sort, le chien, quand il est dans l'estomac du tigre ?"). Enfin, Neige fait son petit effet avec ses personnages inuits et son hymne à l'amitié interculturelle.

Jour 2


"Bon, alors, qu'est-ce qu'on fait, aujourd'hui ?" Cette fois, le jeune cinéphile prend les choses en mains, et ouvre son programme de festivalier. "D'accord, on va au cinéma, mais au festival, hein !" Après réflexion, son choix finit par se porter sur Cadet d'eau douce de Buster Keaton et Charles Reisner. Ca tombe bien, la séance (qui a lieu au Chaplin Denfert, XIVe) s'accompagne d'un quiz sur le cinéma muet.

Quiz plutôt ambitieux qui aborde à la fois les spécificités techniques du cinéma muet, ses grands auteurs, le cinéma burlesque, et l'oeuvre de Buster Keaton. Le jeune cinéphile n'a pas l'air d'avoir tout retenu, et pourtant le lendemain on le trouvera en train de pérorer sur Charlie Chaplin. Pas si mal.

Le film, lui, rencontre un immense succès. Dans la salle, les fous rires devant les irrésistibles (et indémodables) gags de Buster Keaton alternent avec les moments d'apnée, yeux écarquillés face aux ravages de la tempête finale. Voilà comment on inculque (très) jeune l'amour du cinéma muet et en noir et blanc !

Jour 3


Le jeune cinéphile est un inconditionnel de Wallace et Gromit, il a donc sursauté en voyant un visuel de Chicken run dans le catalogue : "Regarde maman, on dirait Wallace déguisé en poule". Comme il ne faut jamais laisser passer l'occasion d'emmener un enfant voir un film sur la résistance et la désobéissance civique, ce matin, ce sera donc Chicken run au Luminor Hôtel de Ville (IVe) !

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