Ce qui caractérise le Festival Lumière c'est son éclectisme. On peut, en une semaine, passer d'un film de Marcel Carné à Very Bad Trip ou Les Bronzés font du ski (La Nuit bande de potes), d'Ettore Scola à Jacques Demy, de Catherine Deneuve à Gong Li, des amours de Tarantino à ceux de Tavernier, de Buster Keaton à Jerry Schatzberg, de Park Chan-wook à Dracula... En neuf jours on réalise donc de véritables grands écarts cinématographiques à vous donner le tournis.
Jerry Schatzberg sème la Panique à Needle Park
Panique à Needle Park (second film de Jerry Schatzberg après Portrait d'une enfant déchue et avant L'épouvantail, Palme d'or en 1973) est qualifié par Thierry Frémaux comme "l'un des plus grands surgissements à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du Nouvel Hollywood!". Il était ici présenté en version restaurée.
Jerry Schatzberg, présent pour l'occasion, nous raconte une anecdote sur le choix de son acteur. "Quatre ans avant de réaliser mon premier film, j'ai vu, avec mon manager, Al Pacino à Broadway et je me suis dit que je voulais un jour travailler avec lui. Cinq ans après, j'avais donc tourné mon premier film mais j'étais très énervé car le laboratoire avait bousillé les six dernières minutes de mon film (Portrait d'une enfant déchue). Mon agent m'envoie à ce moment-là le script de Panique à Needle Park. Mais j'étais tellement en colère que je l'ai lu en diagonale et je l'ai refusé. Mon manager me parle aussi de ce script en me disant que Al Pacino voulait le faire. Je l'ai donc relu en imaginant Al Pacino dans le rôle principal. Je me suis excusé auprès du studio et j'ai dit que je voulais le faire avec Al. Mais la Fox ne veut pas de Al Pacino car elle le trouve trop vieux (31 ans à l'époque). On fait donc un casting, des essais. On était alors à New York et Robert de Niro se pointe au casting. Il était fantastique! mais pour moi il jouait le rôle, alors que Al était le rôle. Quelques jours après les essais, on me tape sur l'épaule. C'est Robert de Niro qui me dit: "Alors, on le fait ce film!?" Pris au dépourvu je lui ai donc dit la vérité. Il s'est alors retourné et est parti sans rien dire. Depuis on se croise de temps en temps, on se dit bonjour poliment mais c'est tout..." Voici donc la genèse du rôle qui a vraiment lancé la carrière de Al Pacino.
Panique à Needle Park, adaptation du roman de James Mills, est un film merveilleusement tragique qui se déroule à "Needle Park" (le parc des seringues). Plaque tournante new-yorkaise de la drogue, le film dépeint cette fin des années 60 où une pénurie d'héroïne crée un véritable vent de panique chez les toxicos. Acteurs professionnels et non professionnels se côtoient et donnent au film tout son réalisme, de l'achat au manque en passant par les injections et tout ce dont ils sont capables pour avoir une dose. Cette destruction semble inévitable pour tous ceux qui évoluent dans cet univers et c'est dans celui-ci que prend place l'histoire d'amour entre Bobby (Al Pacino), jeune héroïnomane adorable, et Helen (Kitty Winn) qui, errant dans les rues, retrouve goût à la vie grâce à Bobby. Mais entre la vie et la seringue, qui pèse le plus lourd?
Catherine Deneuve, malmenée par Polanski et abandonnée par Dupeyron
Parmi les 13 films de la filmographie, il y avait Repulsion (1965) de Roman Polanski. Régis Wargnier (avec qui elle a tourné Indochine) est présent pour nous dire quelques mots sur le film et son actrice. "Révélée dans les Parapluies de Cherbourg deux ans auparavant (1963) c'est déjà une audace d'avoir tourné une comédie musicale à même pas 20 ans. C'en est une autre également de tourner Repulsion à 22 ans et Belle de jour à 24. Elle est en réalité audacieuse dès son plus jeune âge! Polanski, dont c'est ici le troisième film, a passé son enfance dans le ghetto de Varsovie. Il a connu la guerre, les privations et c'est un être particulier qui traite souvent des maladies mentales. C'est courageux de la part de Catherine Deneuve qui, à 22 ans, se retrouve avec un homme très abîmé, Roman Polanski, enfermée dans un appartement londonien." Roman Polanski qui a dit d'elle: "Tourner avec Catherine Deneuve c'est comme danser le tango avec une cavalière farouche."
Carole partage un appartement à Londres avec sa soeur. Cette dernière part en vacances avec son amant et Carole se retrouve seule. C'est alors qu'elle a des hallucinations et sombre dans la folie. Introvertie Carole ne supporte pas la présence des hommes. Attirée et à la fois dégoutée par le sexe, sa solitude se transforme en véritable scène d'horreur. La caméra de Polanski filme cette folie au plus près. Les sons sont stridents et obsédants (la sonnerie du téléphone, les gouttes d'eau), les gros plans sont nombreux, déformants et déformés afin d'introduire le spectateur dans le cerveau malade de Carole. Le lapin en décomposition, les pommes de terre qui pourrissent rajoutent à cette atmosphère de dégout qui entoure ce personnage si étrange. La folie monte peu à peu pour atteindre son paroxysme où plans et sons perturbants se mélangent sans répit, sans pause, sans souffle... Catherine Deneuve est ici hallucinante de justesse dans cette folie, n'en faisant jamais trop mais juste ce qu'il faut.
La séance d'après on a pu découvrir une toute autre Catherine Deneuve devant la caméra de François Dupeyron dans Drôle d'endroit pour une rencontre (1988), son premier long métrage. Elle campe ici une femme bourgeoise que son mari abandonne en pleine nuit sur une aire d'autoroute après une violente dispute. La voilà paumée, géographiquement perdue, mentalement déboussolée. Elle fait alors la rencontre de Charles (superbe et très touchant Gérard Depardieu) qui est occupé à démonter et remonter le moteur de sa voiture et veut à tout prix rester seul, même si au final c'est lui qui parle le plus... Drôle de rencontre, drôle de film que cette histoire qui se déroule entièrement entre deux aires d'autoroute. Sorte de huis clos nocturne à ciel ouvert, où les personnages alentour ne font finalement que passer, Deneuve et Depardieu dansent ici une valse qui ne se fait qu'à deux. On s'éloigne tout en se rapprochant peu à peu pour mieux s'éloigner ensuite... Les aires d'autoroute où l'on ne fait normalement que passer deviennent ici le décor qui accueille cette histoire d'amour naissante, ce jeu du "je veux, moi non plus" qui s'installe entre les deux personnages. Film au décor improbable et aux dialogues percutants, Drôle d'endroit pour une rencontre est une très belle découverte. Un des films préférés de Deneuve. Mais aussi un souvenir douloureux puisque le tournage fut assez éprouvant et l'ambiance plutôt tendue.
Buster Keaton et un piano
Le Festival Lumière c'est aussi une rétrospective Buster Keaton avec un ciné-concert à l'auditorium joué par l'orchestre national de Lyon, des projections et des programmes de courts-métrages accompagnés superbement au piano par Romain Camiolo, pianiste lyonnais.
Buster Keaton est né la même année que le cinématographe. Et son nom vient d'une chute qu'il a fait dans les escaliers à l'âge de 6 ans après laquelle le grand magicien Houdini s'était écrié "what a buster!" (quelle chute!). Tout le destinait donc...
Tous les films projetés durant le festival sont présentés dans leur version restaurée par les laboratoires de Bologne grâce au Keaton Project mené par la cinémathèque de Bologne et Cohen Films. Une très belle occasion de revoir, découvrir ou faire découvrir cet "homme qui ne riait jamais", son univers et pourquoi pas de partager cela avec petits et grands.
Sorrentino passe sur petit écran
Le Festival Lumière cette année ce n'est pas que du cinéma, c'est aussi une série. Celle réalisée par Paolo Sorrentino (Les Conséquences de l'amour, Il Divo, Le grande bellezza), The Young Pope, présentée en avant première mondiale à Venise, et qui sera diffusée sur Canal Plus à partir du 24 octobre.
Sorrentino présent pour l'occasion nous en dit quelques mots: "C'est un sujet qui me tenait à coeur depuis quelque temps. J'ai recueilli beaucoup de matériel mais trop important pour un seul film, donc on en a fait une série." La différence entre l'écriture cinéma/série, selon lui, est que "l'une est l'opposée de l'autre. Dans le cinéma on se concentre sur l'essentiel. Dans la série on joue la dilatation du temps, l'extension du sujet. Mais mon histoire vient du cinéma alors j'ai essayé de greffer à la série des concepts propres au cinéma. Dans les séries par exemple, ce qui fait défaut, ce sont les scènes cruciales qu'on n'oubliera jamais. j'ai essayé de les intégrer ici."
Les deux premiers épisodes projetés en avant-première sont visuellement sublimes. Chaque plan est pensé, chaque mouvement est voulu, chaque parole est pesée. L'histoire de ce jeune pape (Jude Law) pas vraiment comme les autres, qui fume, boit du cherry coke au petit déjeuner et veut imposer une idée bien précise de ce que sera son pontificat est assez attrayante et intrigante. Néanmoins il ne faudrait pas que la dilatation du temps et l'extension du sujet soient telles qu'elles perdent le spectateur. Toujours est-il que la fin du deuxième épisode est assez fracassante pour qu'on ait hâte de voir le troisième!
Quant à son prochain film, "j'espère le tourner l'année prochaine mais je n'arrive pas encore à comprendre quoi!"