Puisqu'on célèbre cette année les 50 ans de mai 68, et l'anniversaire de ce festival qui n'eut pas lieu, c'est l'occasion d'explorer les rapports de Cannes avec la Révolution. Sur la croisette, où les spectateurs défilent en smoking et robes de soirées, où un simple selfie est jugé "irrespectueux", et où toute la société festivalière est organisée en castes strictes, les mouvements de révolte et de contestation eurent souvent les honneurs d'une sélection. C'est là tout le paradoxe d'une manifestation très attachée à ses traditions, et qui n'a pourtant cessé de montrer, défendre et encourager ces moments de l'Histoire où des hommes et des femmes ont pris leur destin en mains.
En 2011, l'actualité la plus récente s'invite sur la Croisette. 18 jours, co-réalisé par dix réalisateurs égyptiens (Sherif Arafa, Yousry Nasrallah, Mariam Abou Ouf, Marwan Hamed, Mohamed Aly, Kamla Abou-Zikri, Chérif Al-Bendari, Khaled Marei, Ahmad Abdalla et Ahmad Alaa), raconte en dix chapitres la Révolution égyptienne qui vient de se tenir du 25 janvier au 11 février, et a abouti au départ du président Housni Moubarak, après 30 années de pouvoir sans partage.
Le projet s'est monté très vite, à l'issue d'une seule réunion de préparation. Les réalisateurs étaient libres de choisir leur sujet, tout en veillant à une certaine "cohérence thématique", et en respectant les consignes de tournage : deux jours de tournage maximum, avec des caméras numériques. Aucun budget n'a été alloué au film. "Pas de budget, c'est notre budget" a été la devise des producteurs.
Les dix courts métrages ont ainsi été tourné dans l'urgence (certaines images avaient été filmées au cœur des manifestations, avant même que le projet ne soit lancé), avec l'envie de témoigner de manière un peu brute des réalités de la Révolution. Chaque film aborde ainsi à sa manière la révolution en train de se produire : un couple sur le point de rompre à cause du contexte de révolte, la vision des événements depuis un salon de coiffure ou un établissement psychiatrique, la révolution en ligne avec un jeune homme qui vit le Printemps arabe sur son ordinateur, l'arrestation d'un leader révolutionnaire, les tentatives de deux marginaux de profiter du mouvement pour s'enrichir...
Avec ses scènes immersives au milieu de la foule, ses plans larges sur la place Tahrir occupée, sa manière de montrer l'impact du collectif sur les destins personnels, 18 jours propose un instantané précieux d'un moment finalement très bref, mais fondamental, de l'Histoire égyptienne. En l'invitant dans la foulée en séance spéciale, le Festival de Cannes affirme son désir de rester en prise avec l'actualité, et la volonté qui a toujours été la sienne de témoigner de son époque.
Au moment de la projection, des polémiques viennent gâcher la fête : Marwan Hamed et Sherif Araf sont accusés d'avoir collaboré avec le régime de Moubarak (en 2006, Sherif Arafa a filmé une interview de Moubarak et Marwan Hamed a réalisé une pub pour le Parti national démocratique de Moubarak). Tous les deux ont aussi réalisé des films critiques comme L’Immeuble Yacoubian pour Marwan Hamed et Terrorisme et Kébab pour Sherif Arafa. Yousri Nasrallah prend la défense de ses confrères en écrivant notamment ce commentaire sous un article des Inrocks qui les incrimine : "Le fait est que Marwan Hamed était avec nous (les manifestants anti-Moubarak) depuis le 28 janvier, et j’ai vu Sherif Arafa sur la place dès le 1er février. Il faut pouvoir vivre avec l’idée que certains cinéastes et intellectuels de talent puissent changer de cap, même à la dernière minute (qui n’est pas le cas de ces deux cinéastes, puisque Marwan était là dès le début et c’est lui qui, le 29 janvier, sur la place Tahrir, nous a proposé de tourner ces courts-métrages)."
La polémique s'essouffle, reste le film qui sort en salles le 7 septembre 2011. La révolution égyptienne, elle, connaît l'épilogue que l'on sait. Mais l'énergie et la réalité des événements sont fixées pour toujours, et Cannes a contribué à ce que le monde en prenne connaissance.