Ceux qui ont vécu une fois dans leur vie l'expérience Sharunas Bartas (Corridor, Few of us, Seven invisible men) s'en souviennent à jamais, tant chaque film de ce réalisateur lituanien est une expérience sensorielle et humaniste dont on sort bouleversé. Chez lui tout est dépouillement et contemplation, perception aigüe de l'existence et acuité des sens. Ses personnages n'ont pas besoin de parler pour s'exprimer, et ses histoires se passent d'intrigue, de rebondissements, de fioritures. On est comme face au cours d'une rivière, brut et sauvage.
D'où l'immense surprise face à son nouvel opus, Indigène d'Eurasie (présenté en section Forum de la Berlinale), un polar noir qui nous entraîne de la France jusqu'en Russie, sur les pas de Gena, un Lituanien impliqué dans divers trafics. Sombre et désenchanté, le film observe la globalisation morose d'un monde où tous les lieux se ressemblent et où les êtres sont condamnés à une solitude émotionnelle qui les tue à petit feu. L'humanisme, ici, se mue en une sorte d'autopsie d'humanité, dénuée de chaleur ou de compassion.
L'utilisation des codes du polar semble avoir permis au cinéaste de trouver un langage cinématographique non moins ambigu, mais plus accessible qu'autrefois. Pourtant, bien qu'il s'agisse probablement de son œuvre la plus "abordable" (pleine de dialogues, de suspense et de rebondissements), c'est aussi celle qui semble la plus désespérée. La plus fondamentalement éloignée de son cinéma bienveillant et abrupt.
Interrogé sur ce changement radical de style, Sharunas Bartas botte en touche. "J'ai vieilli", déclare-t-il en préambule. Avant d'expliquer qu'il faut passer par différentes étapes avant d'arriver au film suivant. "On ne peut pas sauter plusieurs étapes d'un coup. C'est une progression." On n'en saura pas plus, et c'est peut-être le plus beau paradoxe du cinéaste que de conserver son mystère avec son film le plus limpide.