Décidément Berlin est hantée. Après les visiteurs spectraux de Denis Côté, une autre de forme de fantômes est cette année à l’honneur au forum : ceux de films afghans inachevés, tournés entre 1978 et 1991, sous les différents régimes communistes dont ils ont subis les aléas. La documentariste Mariam Ghani exhume ces images inédites (dont la plupart n'avaient originellement ni sons ni dialogues), et en fait la matière principale de son film au titre si joliment évocateur : What we left unfinished (ce qu’on laisse inachevé), présenté dans la section Forum de la Berlinale.
Disons-le tout de suite, la partie purement documentaire, à savoir les témoignages des réalisateurs et comédiens de l’époque, est inégale. Bien sûr, les propos de la comédienne Yasamin Armal, qui a perdu toute sa famille à cause de sa vocation de comédienne, dès l’âge de 14 ans, sont à la fois touchant et passionnants. On sent en filigrane son désir d’émancipation, et la volonté d’offrir par procuration cette liberté aux spectatrices de ses films. Les souvenirs de tournage avec le président Hafizullah Amin en guest star ou sous le feu des balles réelles (celles utilisées sur le plateau, mais aussi celles des Moudjahidins qui attaquent l’équipe) sont également assez savoureux et inattendus. D’autres sont plus anecdotiques, voire un peu répétitifs.
Echos d'un passé à jamais révolu
Mais l’essentiel n’est pas là. Car ce qui compte, ce sont ces pépites présentées sous nos yeux, films clairement à la gloire de la révolution et de l'idéal communiste (comment, sinon, obtenir les moyens de tourner dans un système où l’industrie cinématographique a été nationalisée ?), qui donnent de l’Afghanistan une image particulièrement éloignée des clichés contemporains. Ce sont donc des femmes (trop) maquillées, des hommes en jean et en blouson de cuir, des chemises ouvertes et des robes légères qui se succèdent à l’écran. Toute l’imagerie hollywoodienne du cinéma d’action est aussi présente : explosions, combats, fusillades... L’un des héros, qui vient annoncer les bienfaits de la révolution, semble même tout droit sorti d’un épisode de Starsky et Hutch.
On regrette amèrement de ne pas en voir et en apprendre plus. Plutôt que l’histoire du cinéma en Afghanistan sous le régime communiste, on a envie de découvrir ces films dont on ne voit à l'écran que des bribes, mêlés les uns aux autres au gré du montage. Peut-être Mariam Ghani n'a-t-elle pas totalement pris la mesure du formidable potentiel cinématographique que représentent ces images au-delà de leur valeur historique. De la force qu’elles prennent ensemble, et de ce qu’elles disent certes d’une époque, mais aussi et surtout du cinéma en général.
Elles nous parviennent alors comme des fantômes privés de parole, échos d’un passé à jamais révolu, et riches d’une histoire qui en a totalement transformé la trajectoire et la signification. Elles nous incitent à penser le cinéma comme l'art de préserver le passé et de ressusciter les morts, mais aussi de remonter, et parfois d'arrêter, le temps qui n'en finit plus de filer. Terminés, ces films auraient été oubliés. Inachevés, ils gagnent un goût d'éternité.