Annecy 2018 : des longs métrages d’animation qui dressent un certain état du monde

Posté par MpM, le 22 juin 2018, dans Festivals, Films.

Cette édition 2018 du Festival d'Annecy aura redit avec efficacité et panache le dynamisme et la belle diversité du cinéma d'animation mondial, qui s'adresse à tous les publics et explore tous les genres cinématographiques. Côté longs métrages, la tendance principale était clairement à un cinéma fort et engagé, voire politique, qui regarde en face les réalités de son époque comme celles du passé. La guerre et la violence étaient ainsi omniprésentes à l'écran, du conflit israélo-palestinien à la guerre civile en Angola, en passant par l'Afghanistan des Talibans et le Cambodge des Khmers rouges.

Ce sont d'ailleurs ces deux propositions qui ont emporté l'adhésion du jury et du public. Sur un mode assez classique, Funan de Denis Do, qui a reçu le Cristal du meilleur long métrage, et Parvana de Nora Twomey, qui a fait le doublé prix du Jury et prix du Public, racontent de manière linéaire et simple le quotidien dans un régime d'ordre totalitaire.

Vivre sous un régime totalitaire


Dans Funan, le réalisateur s'attache à un couple, déporté par le régime, qui se retrouve séparé de son fils. Contraints aux durs travaux des champs, malmenés par les cadres du nouveau régime, sous-alimentés, et sous surveillance permanente, les personnages se battent pour leur survie en même temps que pour retrouver leur fils. C'est l'occasion d'un plongée toute en nuances dans la vie de ces déportés privés de tout : on découvre la cruauté et la bêtise de cadres qui se raccrochent à des idéaux fallacieux de pureté et d'égalité absolue, l'inhumanité d'un système qui nie toute individualité, puis contamine insidieusement victimes comme bourreaux, l'impuissance de tous, la nécessité de survivre coûte que coûte... N'étant jamais à charge, si ce n'est contre le système lui-même, le film montre à la fois les gestes cachés de solidarité (deux cadres aident fugacement le couple de protagonistes, les membres de la famille essayent de rester soudés) et l'impossibilité de cette solidarité dans un contexte où se joue, à chaque instant, la survie de chacun, et où il devient tout à coup acceptable d'accepter un viol (parce que le violeur peut fournir de la nourriture) ou de ne pas venir en aide à une enfant (parce qu'elle est la fille d'un des bourreaux).

Il s'agit de l'histoire vraie de la famille du cinéaste, qui s'est attaché, on le sent, à retranscrire toutes les nuances d'une réalité complexe. Là où on aurait pu craindre une certaine forme de complaisance ou de misérabilisme, il préfère la sécheresse narrative de l'ellipse et une mise en scène très ample qui fait la part belle aux vastes paysages comme aux très gros plans sur les visages, et surtout les yeux, de ses personnages. Le regard voilé de cette mère séparée de son enfant se suffit à lui-même, et l'absence devient une forme de fantôme présent à chaque scène, même quand il n'est pas question du petit garçon. Le cinéaste a aussi tenu à ne pas transformer l'histoire douloureuse de ses proches en une matière à suspense facile. Il limite donc ses effets dans une écriture très sobre qui se contente de raconter, au jour le jour, les moments les plus prégnants de ces destins tragiques, où la douleur des uns ne prend jamais le pas sur celle tout aussi réelle des autres.

Parvana, adapté d'un roman de Deborah Ellis, s'attache aux pas d'une petite fille contrainte de se déguiser en garçon à la suite de l'arrestation arbitraire de son père. Le stratagème, bien que risqué, est le seul moyen pour elle d'assurer la subsistance de sa mère, de sa soeur et de son petit frère, confinés à la maison car le régime taliban interdit à une femme de sortir seule dans la rue. Une fois ce postulat de départ posé, le film patine un peu dans une forme d'auto-complaisance à l'égard des exactions commises et des obstacles qui s'amoncellent sur le chemin de la petite fille. On sent parfois le regard occidental qui force le trait et adopte un ton manichéen destiné à mieux dénoncer les absurdités du régime.

Même la très belle idée du film, celle de raconter en parallèle, sous forme de conte, le combat qui se joue entre Parvana et ses ennemis, est plombée par des maladresses d'écriture (notamment la mère qui ne cesse de réclamer la suite de l'histoire) qui alourdissent tout. C'est pourtant cette partie, réalisée dans une forme de "papiers découpés" numérique, qui est de loin la plus amusante et la plus riche, débordant d'une fantaisie et d'une légèreté qui font défaut au reste. Malgré tout, et même si les bons sentiments n'ont jamais fait les bons films, on ne peut qu'applaudir sur le fond, à savoir un discours engagé sur la culture, l'éducation et l'art comme remèdes contre l'obscurantisme, et le rappel nécessaire du travail qu'il reste à accomplir dans le domaine des droits des femmes.

Questionner le conflit israélo-palestinien


Autre sujet d'actualité brûlant, la situation au Moyen Orient était également au centre de plusieurs longs métrages.  Projeté en compétition, Wall de Cam Christiansen est l'adaptation d'un monologue du dramaturge David Hare, qui s'interroge sur les répercussions du "mur de sécurité" construit autour de l'état d'Israël.  Le documentaire nous emmène sur ses pas, de Jérusalem à Ramallah et Naplouse, montrant concrètement les effets du "mur" sur la vie quotidienne des Palestiniens.

David Hare se met ainsi beaucoup en scène : assis seul sur un banc en train de discourir sur les origines du mur, en pleine conversation avec ses amis israéliens qui se sentent honteux, ou arrêté à un checkpoint avec son chauffeur palestinien, sans raison aucune. Chaque séquence (filmée en prise de vue réelle, puis rotoscopée, ce qui donne une image assez laide sans que l'on comprenne exactement l'intérêt de ce traitement) est l'occasion de dénoncer les absurdités induites par cette barrière infranchissable, et de mettre l'état israélien face à ses contradictions. Sur le fond, le film est assez captivant, notamment lorsqu'il nous amène à Naplouse, "capitale de la pauvreté" que les Israéliens ont rendu quasiment inaccessible, ou qu'il se lance dans une démonstration ironique sur les bienfaits supposés du mur après avoir vu un portrait de Saddam Hussein sur le mur d'un café (il fallait effectivement un mur pour se protéger des gens qui affichent ce genre de choses, déclare-t-il avec malice, avant de feindre le doute : et si c'était la construction du mur qui les avait amenés à se radicaliser de la sorte ?).

Pourtant, formellement, Wall est souvent maladroit, en raison notamment de son didactisme forcé (on se serait franchement passé de la séquence de torture), de sa musique d'ascenseur omniprésente, et surtout de sa construction ultra scolaire ponctuée par les remarques artificielles du narrateur qui commente sans cesse son propre récit. Malgré son indéniable force, le propos finit par être dilué dans cette agaçante logorrhée auto-centrée.

La Tour de Mats Grorud parvient au fond à un résultat plus prégnant en passant par le biais de la fiction et d'une certaine forme de classicisme. Son intrigue se situe de nos jours, dans un camp de réfugiés où cohabitent quatre générations de Palestiniens en exil. Le film suit une famille dont l'arrière grand-père a connu l'exode (la Nakba) et vit au Liban depuis 1948. A travers les yeux de son arrière petite-fille, on découvre les grandes étapes du conflit racontées par les différents membres de la famille et l'épineux droit au retour qui hante leurs existences.

Là encore, la construction est relativement systématique, chaque rencontre donnant naissance à un récit relatant un épisode historique et faisant ainsi alterner presque mécaniquement temps présent et flashbacks (réalisés en animation 2D pour contraster avec l'univers de marionnettes et d'animation en volume des sections se déroulant dans le camp). La tour du film, c'est ainsi celle dans laquelle habite symboliquement la famille ("à chaque génération, un nouvel étage"), mais aussi plus métaphoriquement les différentes strates d'histoire, collective comme individuelle, qui forment le terreau de la jeunesse actuelle. Pour ceux qui sont nés dans le campn les options sont peu nombreuses : reprendre le flambeau d'un espoir qui s'amenuise de génération en génération, celui d'un hypothétique retour (matérialisé par la clef que l'arrière grand-père transmet à Wardi), se révolter, se résigner, ou fuir à l'étranger pour une autre forme d'exil définitif.

Bien sûr, on peut reprocher à Mats Grorud de jouer en permanence sur la corde sensible, quitte à réintroduire une dose importante de fiction (avec ce que cela induit d'effets scénaristiques parfois maladroits, notamment avec la mort de l'arrière grand-père)  dans un récit pourtant basé sur des témoignages et des histoires réelles. Mais il parvient à retracer avec intelligence l'histoire de ces réfugiés de naissance, dressant un tableau sincère, et complexe, de leur impossible situation.

Les religions au pilori


Seder-Masochism de Nina Paley est à considérer à part dans la sélection d'Annecy comme dans le paysage cinématographique en général. Ce film déjanté et hilarant, extrêmement brillant dans son propos, véhicule un discours politique fort qui aborde, par la bande, la question israélo-palestinienne, même s'il ne s'agit pas de son sujet principal. Le point de départ du récit est en effet le rite du Seder (propre à la fête de Pessah dans la religion juive) qui consiste à "revivre" l'exode du peuple juif guidé hors d'Egypte par Moïse.

La réalisatrice se représente sous la forme d'une chèvre. Elle converse avec son père qui ressemble au Dieu des Chrétiens, avec barbe, moustaches et cheveux blancs organisés en couches successives, et dont le visage est le sommet d'une pyramide surmontée d'un oeil, façon "oeil de la providence". Leur dialogue est extrait d'une conversation qu'ils ont eue en 2011, peu de temps avant sa mort, et qu'elle avait opportunément enregistrée. Interviennent également Moïse, Aaron et l'ange de la mort, ainsi que des prophètes réunis autour d'un banquet, et quantité d'autres symboles religieux et patriarcaux toujours utilisés à bon escient, c'est-à-dire de manière à produire le rire et la réflexion.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Nina Paley ne porte aucune religion dans son cœur, et tire à boulets rouges sur leurs dogmes figés comme sur le système patriarcal qu'elles ont chacune contribué à instaurer. Son propos est d'autant plus irrévérencieux, drôle et parfois violent, qu'elle utilise une animation naïve et simpliste, jouant des motifs qui se répètent, à laquelle elle ajoute des chansons issues de la pop culture comme des rites traditionnels. On adore l'emploi du chant folklorique américain "This land is your land" sur des scènes joyeuses de gens qui s’entretuent en boucle (l'une des nombreuses références à la situation au Moyen Orient), ou "The things we do for love" de 10CC qui accompagne, notamment, des scènes d'explosions et des vues des attentats contre le World Trade Center en 2001. Sans oublier le fameux duo "Paroles, Paroles" d'Alain Delon et Dalida pour illustrer les rapports entre les religions et les femmes (avec Alain Delon en Dieu, et Dalida en Déesse). Inoubliable. Tout comme le film, qui porte un regard au vitriol mais pétillant de malice et d'humour sur les religions, mises face à leurs contradictions et à leurs absurdités, comme sur la bêtise humaine en général.

Témoigner sur la guerre


Les hasards du calendrier font que deux films présents à Annecy, et avant cela à Cannes, abordent le rôle et la fonction du reporter de guerre, tous deux en se basant sur des faits réels. Chris the Swiss d'Anja Kofmel revient sur la guerre en ex-Yougoslavie à travers le cousin de la réalisatrice, un jeune journaliste tué pendant le conflit alors qu’il avait rejoint une brigade paramilitaire d’extrême droite. Another day of Life de Raúl de la Fuente et Damian Nenow suit le reporter polonais Ryszard Kapuscinski au cœur de la guerre civile angolaise dont il rencontre les principaux acteurs, et assiste aux affrontements.

Les deux films mêlent séquences en animation mettant en scène leurs personnages, images d’archives d'époque et témoignages contemporains, dans une forme hybride cherchant à rendre compte de la complexité des faits. Dans les deux cas, chacun à leur manière, les personnages ont pris part au conflit qu’ils couvraient, franchissant la barrière invisible qui sépare les journalistes des combattants. Le premier, Chris, y a laissé la vie, et le film est une forme d’enquête menée par Anja Kofmel pour comprendre ce qui lui est réellement arrivé. Le second, Ryszard Kapuscinski, a pratiquement influé sur le cours de la guerre, par son choix de garder certaines informations pour lui. Dans les deux cas, les films sont autant des témoignages forts sur le passé que des réflexions plus nuancées sur le rôle du journaliste pris dans la guerre, et sur l’importance de son travail. Témoigner, jusqu’à quel point ?

Formellement, Chris the Swiss est plus abouti, peut-être parce qu’Anja Kofmel a passé tant de temps à travailler sur ce film, qui fait suite à son premier court métrage sur le même sujet, qu'elle n'en a gardé que l'essence, s’abstrayant de tout mélodrame ou facilités de scénario. Elle recentre ainsi systématiquement son propos sur Chris, et laisse à distance les tentations complotistes ou complaisantes, là où Raúl de la Fuente et Damian Nenow appuient systématiquement leur propos par l'utilisation de témoignages actuels qui doublent sans cesse l’émotion, plus fine et plus ténue, ressentie devant les séquences animées se déroulant dans le passé. Faire revenir Artur sur les lieux du massacre auquel il avait assisté en 1970 avec Kapuscinski est par exemple d’une redondance assez maladroite (pour ne pas dire racoleuse), surtout lorsque la caméra s'attarde en de longs plans sur la route que l'on vient de voir jonchée de cadavres. Globalement, ces images contemporaines alourdissent la force par ailleurs bien réelle du récit, qui dans ses passages animés atteint des sommets de puissance dramatique et d'allégorie visuelle.

On est toutefois frappé par l'efficacité de l'animation pour aborder ce type de sujets complexes et multi-facettes. Cette forme de cinéma hybride, qui ne s'emprisonne dans aucun genre ni format, permet de reconstituer avec justesse des événements historiques précis et de leur apporter un éclairage a posteriori parfois indispensable pour éviter tout manichéisme. Elle offre également la possibilité de parenthèses oniriques et de recours à l'abstraction pour exprimer visuellement, et non de manière didactique, la violence des situations, le trouble des personnages, ou encore le mal tapis dans l'ombre, prêt à resurgir à chaque nouveau conflit.

Anatomie d'un mouvement social


Dans ce panorama d'un cinéma engagé, politique et attaché au réel, il faut enfin mentionner Un homme est mort d'Olivier Cossu, dont nous avions déjà parlé ici, qui offre un témoignage éclairant sur l'important combat social mené par les ouvriers du bâtiment brestois en 1950. On y admire la reconstitution habile du Brest d'après-guerre et des conditions de vie déplorables des ouvriers, ainsi que la manière dont il décrit le sentiment ambiant de révolte et d'injustice et la solidarité qui unit les grévistes. Là encore, le recours à l'animation permet un petit miracle : redonner vie à un film disparu, celui de René Vautier, déjà intitulé Un homme est mort, et tourné au cœur du mouvement social, avec et surtout pour les ouvriers eux-mêmes.

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