Clermont-Ferrand 2020 : rencontre avec Marion Lacourt, réalisatrice de Moutons, loup et tasse de thé

Posté par MpM, le 17 février 2020, dans Courts métrages, Festivals, Films.

Sélectionné au dernier festival de Locarno, puis auréolé du prestigieux prix Emile Reynaud, Moutons, loup et tasse de thé fut l'une des grandes découvertes de 2019, qui figurait déjà en bonne place dans notre florilège des courts métrages français de l'année.

Sa sélection en compétition nationale à Clermont-Ferrand, d'où ses productrices Nidia Santiago et Edwina Liard (Ikki Films) sont d'ailleurs reparties avec le prix Procirep 2020 du meilleur producteur, est l'occasion de revenir plus longuement sur le film avec sa réalisatrice Marion Lacourt.

Dans un entretien au long cours, elle nous parle de son processus de création particulier, de la technique du multiplans qui donne à cette fable hypnotique des teintes lumineuses et chatoyantes, de dessin sur celluloïd, mais aussi de rituels familiaux, de contes enfantins et de gravure.

A noter que Moutons, loup et tasse de thé est en ligne sur le site d'Arte jusqu'au mois d'octobre 2020, ainsi qu'un making-off qui permet d'en savoir plus sur la conception du film et de voir la réalisatrice au travail.

Ecran Noir : Quelle place occupe le film dans votre parcours personnel ?

Marion Lacourt : C’est mon premier film en tant qu’auteure. Avant, j’ai eu une expérience de film de commande dans le cadre de « En sortant de l’école » [une collection de courts métrages animés consacrés à la poésie], produit par Tant Mieux Prod et diffusé sur France Télévisions. J’avais fait le film Page d’écriture, sur le poème de Jacques Prévert du même nom. C’était mon premier challenge avec la technique du multiplans, et c’est ce qui m’a donné le courage et l’ancrage pour partir dans un projet personnel avec cette technique. Sur Page d’écriture, je n’ai pas eu autant de temps pour le développement que pour Moutons, loup et tasse de thé... .C’est-à-dire pour tout ce qui est purement dessin et recherches sur la palette chromatique. Il y a donc un côté beaucoup plus direct, très flashy, mais qui collait bien avec l’idée de faire un film « pour les petits ».

EN : Pouvez-vous nous parler de cette fameuse technique du multiplans ?

ML : Je travaille avec l’outil banc-titre multiplans : le principe est d’avoir un appareil-photo fixé au-dessus de plusieurs plaques de verre et un rétro-éclairage en-dessous de ces dernières. La lumière remonte à travers mes quatre plaques de verre pour finir dans l’objectif de l’appareil. Sur les trois plaques du bas, j’utilise des encres de gravure dont les pigments attrapent la lumière, ce qui me permet d’avoir ces couleurs justement très lumineuses. Sur la dernière plaque, il y a tout un travail de cernes noirs qui vont définir les contours du décor et des personnages. La majeure partie du temps, les décors sont dessinés directement sur la plaque de verre. Ensuite, en fonction du type d’animation que je veux, je vais soit animer directement sous la caméra, en dessinant au feutre sur ma plaque, image par image, soit je vais passer par une animation plus traditionnelle sur celluloïd.

EN : Qu’apporte le dessin sur celluloïd ?

ML : Il me fallait un support transparent, pour pouvoir poser mes feuilles sur la plaque de verre. C’est pour cela que j’ai utilisé du celluloïd. Dessiner les images sur un support permet un acting plus précis que l'animation directe sur verre. Le celluloïd n’est pas une matière évidente non plus, surtout quand on ne l’a jamais utilisé. Mais c’est aussi ce qui m’a permis de travailler avec d’autres personnes, quatre dessinateurs qui progressivement sont venus m'aider, car sur le banc-titre, j’étais seule du début à la fin.

EN : Et comment se passe l’animation directe sur la plaque de verre ?

ML : L’intérêt de l’animation directe sur le banc-titre, c’est que ça permet de créer de la matière par les résidus subsistant d'une image à l'autre. Chaque fois que je prends une image, j’efface une partie du trait, je le redessine un peu plus loin, et ainsi de suite. Je fais aussi bouger les plaques de couleurs : si je veux plus de blanc, je laisse passer la lumière en « débouchant » une partie de mes trois plaques couvertes d'encre, par exemple. Ces trois plaques de couleurs s’animent donc en fonction de l’animation de la ligne sur la plaque du dessus.

En raison de ma pratique de la gravure, j’ai été très attentive tout au long de la fabrication, à ce qui se passait sur mes plaques de verre quand j’effaçais mes décors d’un plan à l’autre. Souvent, au fil du temps, ça crée des résidus, et il y a là des matières que je n’imaginais pas avant de commencer le film. Par exemple, dans l’univers cosmique, je savais que j’allais faire des nébuleuses au coton-tige, en étalant une encre bleue dans laquelle je ferais des percées de lumière, mais tout le reste, je l’ai trouvé en regardant ce qui se passait lorsque j’effaçait mes plaques. C’est un travail que j’ai fait en amont, en notant à chaque fois comment j’obtenais chaque effet. J’ai beaucoup aimé travailler comme ça.

EN : Qu’est-ce que vous aimez dans la technique du multiplans ?

ML : Ce qui me plait, c’est qu’il y a une dimension expérimentale qui nous rattrape toujours. Ce qui n’est pas du tout péjoratif. Quand on commence à contrôler certains paramètres, à obtenir une stabilité et une fluidité que l’on avait pas au départ, on peut continuer à approfondir le procédé en fonction des matières et du nombre de plans qu’on utilise, ou de la lumière. Cela a donc été une recherche continuelle. Le projet était écrit, mais cette recherche a continué à nourrir l’écriture tout au long du processus. L’intention première était que le film soit une expérience d’immersion. Mine de rien, quand on se lance, d’écriture en réécriture, il ne faut pas perdre ça de vue. J’ai mis un temps à trouver la distance entre le support scénaristique et l’image. A comprendre qu’il y avait un magma entre les deux, et que c’est ce flux-là que je suivais.

EN : Avec une telle technique, il y a forcément des accidents, des imprévus…

ML : Généralement, quand on s’oriente vers des techniques d’animation directe, c’est qu’on recherche l’accident. Ca reste une machine qu’on manipule, l’image vit en direct. Si la main se trompe et n’exécute pas le bon geste, ça peut être compliqué de revenir en arrière. En même temps, moi, c’est ce qui m’intéresse. Par rapport au fonctionnement du film par strates, que ce soit l’emboitement des différents univers, ces rituels avec des motifs qui reviennent tout au long du récit pour partager cette impression onirique, plus un système de couches dans le son, ce n’est pas anodin d’utiliser une technique où, à chaque image, on va laisser une trace dans le décor. Il y a comme une mémoire progressive du film qui se trace. J’ai fait le choix de développer ma technique de manière à ce que la trace de l’outil ne soit pas trop prégnante, pour que ce soit assez vaporeux, assez doux. Il y a eu toute une période d’ajustements au moment des recherches. Dans la manière de déplacer les encres, par exemple. Quand un personnage traverse le décor, le décor va se redessiner et légèrement changer de couleur, le but était qu’on le sente mais que ça reste un mouvement naturel, qui ne soit pas trop visible, pour respecter ce principe d’immersion.

EN : Vous parliez du travail effectué sur le son, pouvez-vous nous en dire plus ?

ML : Le son représentait 50% de mon intention de départ. Cette étape-là s’est construite en parallèle tout au long de la fabrication mais est arrivée de manière beaucoup plus concentrée à la fin du processus. C’était assez intense, le moment où le son a raccordé avec l’image, de voir que l’on retombait sur nos pieds. Tous les points de transition entre les différents univers que décrit le film étaient des talons d’Achille. Dans tout ce qui se passe de nuit dans la maison, quand on observe les différents personnages, s'inscrit un rythme très lent, assez contemplatif. A partir de là, passer dans une strate plus rythmée, où il se passe plus de choses, mais sans perdre cette douceur sur le fond, ce n’était pas évident. Ça se voyait sur les premières versions de l’animatique, donc on savait qu’il faudrait travailler ce principe de couches sonores, qui permettent d’étendre des textures existant dans les univers précédents vers les nouveaux qu’on faisait apparaître. J’ai aussi eu besoin de retravailler le montage en parallèle. C’était comme du tissage… J’ai d’ailleurs eu beaucoup de chance de travailler avec Nathan Blais [l’auteur de la musique].

EN : A l’écran, le cadre est mouvant d’une partie du film à l’autre. Ainsi, l’image est comme entourée d’un halo noir dans les scènes en intérieur…

ML : Ca tient au vignettage dessiné directement au banc-titre, c’est-à-dire des masses d’encre noire que j’ajoute sur ma première plaque. J’avais envie qu’en entrant dans cette maison, les personnages émergent de l’obscurité. Ca faisait sens d’aller creuser dans une masse noire existante. Donc quand on regarde le film en salle, toutes les bordures de l’image qui sont noires font qu’il n’y a plus d’écran délimité. On retrouve une notion de cadre seulement dans la séquence d’extérieur jour, qui correspond justement à un moment d’ouverture chez le personnage principal, à une respiration. Il n’y avait pas de raison de conserver ce vignettage une fois qu’on se retrouvait en extérieur. J’avais au contraire envie qu’on profite du ciel, des nuages qui passent, des textures du paysage, de la profondeur de champ, de l’horizon… Dans la première partie, il y a aussi le fait d’être dans une mise en scène extrêmement frontale, on est proche des personnages. Il y a aussi une échelle de plan différente. On est dans une forme d’intimité, mais aussi dans quelque chose d’oppressant qui se révèle peu à peu.

Je me suis aussi vite rendu compte que le vignettage est un outil pour jouer sur la lumière. Comment la lumière va s’orienter par rapport à mon objectif. Plus on met de noir sur les côtés, plus on va avoir une lumière concentrée là où les plaques sont débouchées. Parallèlement au vignettage, la lumière est un outil dramaturgique en soi, au même titre que la ligne, les couleurs ou le son. J’ai eu envie qu’elle soit au service de ce que raconte cette ouverture vers l’extérieur. J’ai compris aussi que j’avais besoin d’avoir un éclairage plus constant. Je cherchais une impression dorée, de chaleur. Quelque chose de plaisant qui emmène le spectateur vers cette végétation très dense, la jungle où l’enfant se trouve à nouveau enfermé sans s’en rendre compte.

Dans la troisième partie, la séquence cosmique, on revient à cet effet de fermeture. Mais ce n’est pas la même vignette. Ce n’est pas ce noir opaque qui peut même correspondre à du vide dans lequel apparaissent les personnages. On est dans un univers flottant, avec des matières qui sont censées être impalpables, des galaxies, des étoiles, des nébuleuses… Et en même temps ça devient plus concret que ce noir du début. C’était amusant de le traiter comme ça. Ca raconte quelque chose par rapport à mon personnage qui est certes dans une expérience psychédélique, mais qui gagne aussi en définition dans sa vision. Quand on revient dans la maison à la fin, la vignette revient, avec une sensation de rondeur. On n’est plus dans cet esprit d’observation, presque de voyeurisme, qui était perceptible au début. C’est la même recette mais pas la même sensation, parce que la forme inscrite dans le cadre est plus régulière, plus ronde.

EN : D’où est venue l’idée du film?

ML : Je pars d’images documentaires, de scènes que j’ai observées autour de moi. Ce sont des rituels plutôt nocturnes pour se préparer au coucher. Par exemple, ma grand-mère avait ce rituel avec les sachets de thé qu’elle se mettait sur les yeux avant d’aller dormir. On discutait, et moi je la regardais dans son fauteuil et c’était fou, parce que de ce moment se dégageait un truc hyper mystérieux, surnaturel, et drôle à la fois. Ce sont des images qui ont beaucoup contribué à la manière dont je me suis construite en terme d’imaginaire. Le rétro-éclairage vient de là : de ces images nocturnes, peu éclairées. Ma grand-mère, quand je la regardais, elle brillait dans la nuit ! C’est le premier personnage que j’ai développé avec le rétro-éclairage. J’avais l’idée que la lumière vienne des personnages eux-mêmes, pas de l’environnement. Je pensais que ça raconterait déjà quelque chose en soi. Comme les blancs sont créés par la lumière, ça dépose une douceur dans l’image. Je l’utilise de manière différente en fonction des temps du film. C’est pareil, à partir du moment où j’ai découvert ça, j’ai su comment j’allais faire apparaître mes moutons, par exemple. J’ai eu l’idée que les personnages les expirent, et qu’ils deviennent une masse gazeuse luminescente. Ca s’est tissé de manière assez naturelle.

EN : Vous jouez également avec un personnage traditionnel du conte, le loup, habituelle figure des peurs enfantines…

ML : Je me suis beaucoup amusée. La figure du loup est importante pour moi. C’est un animal dans lequel je me suis beaucoup projetée depuis l’enfance. Je l’ai souvent trouvé maltraité dans les contes. Menaçant, mal intentionné, alors que ce n’est pas ce qu’il m’inspire. J’avais envie de lui restituer cette dimension fascinante avec laquelle j’ai grandi. Et puis il y a un côté très réconfortant dans la manière dont je le traite : il est très doux, très poilu, même s’il fume de grosses cigarettes ! Il y avait aussi l’envie de se jouer des contes traditionnels en imaginant justement le loup malfaisant qui bascule vers une figure d’ami, de confident, ou à l’échelle du film, d’un être manquant dans le foyer. L’idée de lui donner une connotation positive.

Et en parallèle, il y a le mouton dont je force un peu le trait. Souvent, il est considéré comme une victime. J’avais envie de redessiner ça à ma manière, parce que le mouton m’évoque aussi la masse, des gens victimes d’un phénomène de masse, le côté « troupeau », habitudes… Ca allait bien avec ce principe de carcan d’habitudes que j’avais commencé à décrire, avec lesquelles on grandit sans trop y réfléchir. Souvent, quand on se rend compte qu’elles existent, c’est presque trop tard, elles font déjà partie de nous. C’est pour cela que j’avais envie de les personnifier. Au-delà des rituels perpétrés par les membres de la famille, les moutons me semblaient une extension naturelle de cette idée. Ils ont aussi une dimension assez poétique. Et puis je travaillais également autour de ce glissement progressif vers le sommeil, ce moment où l’on se prépare à partir comme pour une autre journée… Or, « compter les moutons », c’est une expression qui ne m’a jamais semblé anodine. Voilà comment ils sont apparus. On les compte par expiration et on rentre dans le rythme d’une autre vie, nocturne.

Symboliquement, il y a à nouveau pas mal de couches ! Mais elles ne sont pas totalement affirmées, parce que c’est important de laisser de la place au spectateur pour qu’il prenne plaisir à raccorder lui-même les éléments. Ca flotte volontairement, j’aime bien cette idée. Depuis que j’ai commencé à partager le film, les retour sont très émouvants. Il y a des gens qui viennent me parler en s’identifiant soit à un petit garçon, soit à une petite fille. Moi, le personnage, je l’ai conçu comme un enfant, et je me suis dit qu’il serait asexué. C’est chouette que les gens s'y projettent, ce film est de toute façon un support de projection. Pour moi, c’est sûr ! C’est un beau film-psychanalyse, mais je l’assume complètement.

EN : Quelle a été la principale inspiration visuelle pour ce projet ?

ML : En fait, ça part d’un travail qui se présentait différemment graphiquement. Il se trouve que je suis partie à Hambourg pendant huit mois pour apprendre la lithographie dans un atelier. La gravure est souvent associée à un processus assez lourd et pendant cette période-là, j’ai eu envie de me diriger vers cette technique d’une manière plus spontanée. Le monotype représente ça : on étale de l’encre sur une plaque de métal, et on dessine directement dessus, puis on plaque la feuille de papier, et on obtient une impression qui est comme un miroir de ce qu’on a tracé sur la plaque. A cette époque, je rêvais beaucoup, et tous les matins en arrivant je prenais une plaque où je dessinais les résidus des rêves de la nuit précédente. Progressivement, ça m’a fait comprendre comment ça marchait. Comment on fait passer cette impression entre le moment où on part dans le sommeil et celui où on en ressort. Au bout d’un moment, je me suis mise à travailler sur la même plaque chaque jour. Il restait toujours des résidus de la fois précédente et ça a été la base de ma technique. Je l’ai ensuite appliqué sur une plaque de verre. Ce qui est intéressant, c’est que visuellement, ça ne ressemble pas au film, mais l’énergie du graphisme vient de là.

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