Le festival de La Rochelle aime le cinéma portugais. Cette année, il rendait hommage à deux réalisateurs contemporains : Miguel Gomes (dont le dernier film Tabou sort le 5 décembre en salle) et Joao Canijo. Penchons-nous sur l’œuvre foisonnante du second.
Dans toute son œuvre, Canijo mêle une structure et des personnages de tragédie à un contexte très contemporain, celui d’un Portugal pauvre. Ce geste donne naissance à des films uniques à la fois par leur noirceur et par leur ampleur. Canijo n’hésite pas à adapter au monde contemporain la Electre d’Euripide (Mal née, 2007), et, dès Chaussures noires (1998), le cinéaste réinvente le film noir américain pour en faire une tragédie : une femme veut faire tuer son mari par son amant. L’intrigue rappelle celle du Facteur sonne toujours deux fois, dont il serait une version crasseuse, filmée à même la boue. L’utilisation de la vidéo est pour beaucoup dans cette impression, mais c’est aussi une façon de donner aux acteurs une présence physique paradoxale : ce sont à la fois de purs masques, souvent grotesques – les coiffures et couleurs changeantes de l’héroïne – et des corps modernes, dénudés avec une certaine crudité. Ou plus exactement : des corps d’aujourd’hui dans des rôles tragiques atemporels.
C’est surtout la mise en scène de Canijo qui élève ses personnages dans la tragédie. Dès que deux personnages sont dans le même espace, ils se heurtent et se détruisent physiquement : mère et fille, mari et femme, femme et amant, femme et policier... Sur ces corps cherchant l’amour, plane la mort. La vengeresse Dalila ne fait-elle pas l’amour avec son amant sur le lieu même où son mari vient d’être violemment abattu ? Les sangs se mêlent dans un lit ou à même le sol : la tragédie dit bel et bien toute l’horreur de ce monde. Il faut voir comment il filme les visages dans Chaussures noires qui est un vrai film fétichiste. Bien sûr, les objets entrent dans l’intrigue comme autant de signes (le bijou qui cause la perte du héros, les chaussures qui trahissent l’héroïne), mais ce sont essentiellement les visages qui jouent ici le rôle de fétiches. Car le grain vidéo leur donne une aura sale, et quand deux visages sont filmés dans le même plan, les peaux se dévorent littéralement l’une l’autre. Le dernier plan du film ne montre pas autre chose : deux visages – deux masques, donc – se rapprochent l’un de l’autre dans une terreur sans nom.
Si Chaussures noires trouve des accents comiques dans l’outrance (les références à Almodovar), le dernier film en date de Canijo creuse le filon tragique sans ironie aucune : Liens du sang (2011) est son film le plus abouti, reprenant et transcendant toute son œuvre. D’abord, la structure devient chorale, mêlant habilement plusieurs histoires : une mère essaie de séparer sa fille de son amant marié (on comprend assez vite que c’est le propre père de la fille qu’elle n’a jamais connu) tandis qu’une femme (la sœur de la mère) aide son neveu à payer sa dette (on comprend assez vite qu’elle va se prostituer pour lui). Le déroulement du récit se joue de façon attendue, destin oblige, mais ce sont des scènes et de leur traitement que naît la surprise. Car les deux intrigues ont lieu, non seulement en même temps, mais aussi dans les mêmes plans : ainsi le cadre de l’appartement emprisonne au premier plan (ou droite cadre) un duo pendant que l’autre se déchire à l’arrière plan (ou gauche cadre). Dans l’appartement du dealer, quand le jeune fils vient lui dire l’échec de sa mission, ou bien des petites filles mangent d’un côté du cadre, ou bien la télévision diffuse un film pornographique : deux idées s’opposent toujours dans un même espace. Ce morcellement de l’image se double d’un travail sur le son qui fait se répondre les conversations. Les deux intrigues, archétypales prises séparément, deviennent passionnantes ensemble, transcendées par le style de Canijo. C’est que, plus encore que pour ses autres films, le cinéaste place les acteurs au cœur de son travail : Liens de sang est né d’un an de répétition avec eux. Ainsi les personnages semblent, pour la première fois véritablement, avoir une chance d’échapper à leur destin tragique.
Le film est le magnifique portrait d’une famille unie, parfois même trop unie : la mère avoue préférer coucher près de sa fille de 22 ans que de dormir avec son compagnon, tandis que la tante ne cesse de soigner son neveu, de le caresser, jusqu’à finir nue dans ses bras. Mais c’est moins la tentation de l’inceste qui est ici questionnée que le rapport des liens du sang qui est mis en valeur. Le titre original Sangue do meu sangue (« sang de mon sang ») dessine bien ce double rapport de continuité et de dévoration. La cellule familiale, fermée sur elle-même, dans un tout petit espace, devient l’allégorie du mal-être d’un pays. Mais cette souffrance à vif ne serait rien si les personnages n’étaient pas autant aimés : c’est tout le talent de Canijo d’aller aussi loin dans la noirceur pour capter la lumière de ses personnages, de les plonger dans la réalité la plus crue pour les sauver telles les figures d’une tragédie universelle.