A voir à lire menacé, Chaos Reigns s’arrête

Posté par redaction, le 8 juillet 2018

aVoir-aLire.com, webzine culturel, a lancé l'alerte: une menace apocalyptique risque de s'abattre sur les magazines en ligne culturels. Ces "parasites" qui osent défier la critique officielle, éparpiller le lectorat sur d'autres sites que ceux des "grandes marques", et se sont installés comme des références pour leurs lecteurs, las du "dogme" critique de la presse écrite des ancêtres.

Le site a 18 ans d'existence. Il est composé de bénévoles. Il est indépendant.

"Aujourd'hui, nous sommes condamnés en justice pour avoir publié en illustration de notre critique du film A Bout de Souffle, deux photographies que nous pensions issues du film et destinées à la presse mais ce n'était pas le cas et l'auteur des photographies s'est fait connaître et a exigé le retrait immédiat de ses oeuvres. C'est ce que nous avons fait en nous excusant mais malgré cela, le photographe nous a assigné en réparation de son préjudice tiré de la violation de ses droits d'auteur. Malgré nos excuses, notre retrait immédiat des photographies litigieuses, le Tribunal de Grande Instance de Paris nous a condamné à verser 11 000 €, sans compter les sommes que nous avons déjà exposées pour nous défendre. Même si la somme est inférieure à ce que l'auteur des photographies demandait, pour nous le coup est dur et nous n'avons tout simplement pas les réserves financières pour régler cette somme qui est exigible immédiatement" explique aVoir-aLire dans un appel à soutien (et à moyens).

Ce n'est pas le seul. Chaos Reigns, dans un message de soutien, a décidé de tout foutre en l'air: "Les nouvelles ne sont pas bonnes. Tout d'abord, nous exprimons notre soutien le plus total à nos confrères de AVoir ALire. Leur site est clairement menacé, une décision de justice a lourdement sanctionné l'équipe pour l’utilisation de deux clichés issus du film "A bout de souffle". Et ce n'est pas le seul site dans le collimateur, manifestement (d'autres ont reçu des courriers d'avocat il y a peu). Face à cette envie de fouiller et de s'attaquer à tous les sites culturels, nous fermons (pour l'instant) le site, histoire de ne pas être à notre tour menacé d'extinction. Merci de votre compréhension et bisous chaos." L'accès est désormais impossible à ce webzine décoiffant, décapant, impertinent, et là encore indépendant, coécrit par de formidables plumes.

Un pluralisme en danger

Ce sont deux mauvaises nouvelles, qui ne raviront que ceux qui veulent transformer internet en un agglomérat de "marques" industrielles et "officielles". Le web a toujours été un espace de liberté permettant à chacun de créer son espace d'expression. A cause de cette industrialisation des médias et de la dépendance à Facebook et Google, le marché publicitaire s'est réduit pour la plupart des webzines indépendants. Aussi, l'économie n'a jamais été au rendez-vous de ces "petits" sites (qui malgré tout, cumulés, font une sacrée fréquentation), qui se permettent encore de faire de la critique, de choisir librement les films, livres, spectacles dont ils parlent, et qui se produisent avec des moyens associatifs ou coopératifs. Cela donne de la visibilité à des journalistes comme cela permet un débat (virtuel) sur des œuvres culturelles alors même que la culture se réduit dans la presse écrite et à la télévision. Autrefois une référence, Les Cahiers du cinéma ne se vendent plus qu'à 16000 exemplaires en moyenne quand un Sens Critique compte quelques centaines de milliers d'utilisateurs.

aVoir-aLire ne menaçait pas grand monde, Chaos Reigns non plus. Mais ils sont utiles. Comme tous les autres. Leur économie est fragile (moins d'aides d'Etat, beaucoup moins, moins de publicité, largement moins) mais leur visibilité était indéniable et leurs contenus respectés.

Sanctions judiciaires disproportionnées

Bien sûr, un photographe mérite d'être rémunéré. Les photographes aussi deviennent précaires. Eux-mêmes se lancent d'ailleurs dans l'autopublication (sur les réseaux, dans des livres, sur le web). Généralement d'ailleurs ce sont plutôt "les vieux de la vieille" qui portent plainte. Ceux qui avaient des clichés exclusifs d'avant les années Internet. Ceux qui croient encore vivre dans une époque où le photographe était partie prenante des rédactions. L'arrivée de la diffusion numérique a bouleversé leur modèle économique, leur profession, leur statut.

En l'occurrence, ici la justice est-elle juste? Pourquoi tuer un site éditorial et 18 ans d'existence pour deux photos? Une photo, au tarif actuel, ne dépasse pas les 100-200 euros. Pourquoi réclamer à un site de bénévoles une somme astronomique (que même beaucoup de pigistes ne gagnent pas en une année, les obligeant à travailler à côté) ? Pourquoi cette cupidité meurtrière ? D'autant, que ces photos sont propagées sur Google Images. C'est Google qu'il faudrait attaquer pour la diffusion publique de ces images. Ce ne sont que des reprises, dont le copyright n'était pas mentionné. Des agences ont pris l'habitude de bien "marquer" leurs photos pour identifier la provenance et la propriété.

Si le plaignant était un réel amoureux du cinéma, et un artiste défendant la culture pour tous, il aurait du demander une somme normale, hors justice, contractualisée pour la diffusion de ses œuvres, avec mention du droit d'auteur. Là, on a juste l'impression qu'il veut encore toucher "un pognon de dingue" avec un travail effectué il y a près de 60 ans. Au final il aura tué quelques sites culturels par égoïsme. A bout de souffle ne sera connu qu'à travers des extraits et son affiche. Bref, il aurait pu voir et pu lire que ce ne sont pas les petits webzines qui le spolient, puisqu'ils contribuent, au contraire, à la perpétuation de son travail.

On peut le dire: le chaos règne désormais. L'apocalypse c'est now. Un jour plus personne ne saura à quoi ressemblait Jean Seberg faisant la bise à Jean-Paul Belmondo sur les Champs-Elysées. Ni pourquoi ce film en noir et blanc de Godard fascinait encore des jeunes critiques 50 ans après sa sortie.

L'extinction des magazines culturels indépendants a commencé. Google s'en fout. Les grands journaux seront ravis.