C'était une icône. Une figure emblématique de la France d'après-guerre, entre effervescence artistique, bouillonnement intellectuel et trente glorieuses insouciantes. Reine de la nuit, vêtue de noir et la peau très blanche, dame de pique au cœur, Juliette Gréco, femme libre et interprète légendaire, voix aux milles nuances et artiste traversant 70 ans d'histoire, est morte à l'âge de 93 ans. Juliette au pays des songes...
Flirt avec le 7e art
Ses passions amoureuses- le pilote Jean-Pierre Wimille, le trompettiste Miles Davis, les acteurs Philippe Lemaire et Michel Piccoli, le compositeur Gérard Jouannest, le producteur de cinéma hollywoodien Darryl Zanuck - l'ont souvent amenée à fréquenter d'autres cercles que ceux de Saint-Germain-des-Prés, dont elle fut un symbole, avec ses robes noires et sa grâce élégante. Oui, elle a fréquenté Sartre, Sagan, Merleau-Ponty, Mauriac et bien sûr Boris Vian, dont elle fut la muse. Oui, elle chantait Prévert, Queneau, Brel, Aznavour, Gainsbourg, Ferré et Béart. Elle a chanté devant Cocteau et Brando, à Rio et Tokyo. Culte de Berlin à New York, des baby-boomers aux millenials, toujours curieuse de travailler avec les talents de son époque (Biolay, Ruiz), honorée dans un slam d'Abd Al Malik, respectée par les féministes et les LGBT. Une existentialiste rebelle qui aura su traverser les miroirs et le temps.
Juliette Gréco, la chanteuse, a connu de grands succès populaires, maintes fois repris : Je suis comme je suis, Les feuilles mortes, Sous le ciel de Paris, je hais les dimanches, Jolie môme, C'était bien, La javanaise, Déshabillez-moi... La liste est sans fin. Elle était une résistante au sale caractère, capable d'envoyer une baffe à un patron trop tactile, de caresser nos oreilles avec des mots doux, de cracher dans la main d'un homme qui refusait de faire entrer Miles Davis dans son restaurant parce qu'il était noir. Frondeuse et insoumise, délicate et déterminée, elle refuse les diktats d'une époque encore trop engoncée pour elle.
Elle aurait voulu être une actrice
Logiquement, vu ses fréquentations, sa beauté et son mystère, le cinéma l'a désirée. Elle voulait devenir actrice, avant d'être accrochée au micro des salles de spectacle. Elle débute au théâtre, fréquente Gérard Philipe, Alice Sapritch, loge chez Hélène Duc. La vie de bohème malgré elle, pendant que sa mère et sa sœur sont déportées dans les camps pendant la guerre.
Elle n'a pas eu la carrière d'un Chevalier ou d'un Montand, mais sa filmographie comporte quelques grands noms. A commencer par ses premiers films en 1949: Orphée de Jean Cocteau, Au royaume des cieux de Julien Duvivier. Puis en 1954, elle trouve son premier vrai grand rôle chez Jean-Pierre Melville, dans Quand tu liras cette lettre. Il disait d'elle: "Juliette n'a jamais été du cinéma. Même à l'époque où elle vivait avec Darryl Zanuck, elle n'a jamais fait partie de ce monde. […] J'aimais beaucoup Juliette, une fille intelligente, vraiment très belle. Quand on se souvient de la petite boulotte de 47-48… Pendant le tournage elle était tellement mince que je l'appelais la limande…"
Elle traverse l'Atlantique pour jouer aux côtés d'Ava Gardner dans Le soleil se lève aussi d'Henry King. Juliette Gréco n'est pas forcément dans leurs meilleurs films, mais elle aligne Otto Preminger (un caméo), John Huston (Les Racines du ciel), Richard Fleisher (Drame dans un miroir, avec Orson Welles, Le grand risque). On la croise aussi chez Henri Decoin (Maléfices), Jacques Brel (Le Far West), Maurice Dugowson (Lily aime moi).
Mais c'est sur le petit écran, en 1965, qu'elle doit son éternité, en schizophrène dans Belphégor ou le Fantôme du Louvre. Telle une momie énigmatique qui ne mourra jamais. Gréco est spectrale, errante, et cela lui va bien.
Belle de nuit
Le cinéma et Juliette, c'est aussi l'alliance de la chanson et de l'image. Nombreuses de ses chansons illustrent des films; Les feuilles mortes dans Les portes de la nuit de Marcel Carné, Sous le ciel de Paris dans le film éponyme de Julien Duvivier, Je hais les dimanche dans Boum sur Paris de Maurice de Canonge, L'amour est parti dans Le gantelet vert de Rudolph Maté, Mon cœur n'était pas fait pour ça dans La châtelaine du Liban, C'est le destin qui commande dans Oeil pour oeil, Bonjour tristesse chez Preminger, Tant pis, tant pis pour moi dans La case de l'Oncle Tom de Géza von Radcanyi, L'amour est plus jeune que la mort dans La nuit des généraux... On entend sa voix, ou on la voit, silhouette en arrière plan ou en pleine lumière.
Enfin, Gréco a été incarnée par d'autres. Parodiée même dans Drôle de frimousse. Juliette a eu les traits de Myriam Moraly dans V comme Vian, téléfilm de Philippe Le Guay, et par Anna Mouglalis dans Serge Gainsbourg: vie héroïque de Joann Sfar. Mouglalis qui l'évoquait ainsi: "Gréco se fout des conventions avec une grâce inouïe. C'est une femme qui a eu un répertoire d'homme. Elle a cristallisé énormément de fantasmes sans jamais devenir un objet du désir."