Depuis le 4 mars et jusqu'au 18 mai, le musée du quai Branly accueille une exposition aussi passionnante qu'enrichissante, "L'Atlantique noir - Nancy Cunard, Negro Anthology (1931-1934)". La personnalité singulière et iconoclaste de Nancy Cunard (1896-1965), artiste avant-gardiste et citoyenne engagée contre le colonialisme et le racisme, permet de redécouvrir la lutte anti-discriminatoire des années 20 et 30. A partir de 1931, elle entreprend un travail documentaire exceptionnel qui dura trois ans avant d'aboutir à la publication de Negro Anthology: 855 pages qui mélangent culture populaire, sociologie, politique, histoire, histoire de l’art à travers des articles, des archives, des photographies, des extraits de presse, des partitions musicales et des témoignages. Les contributeurs sont militants, journalistes, artistes, universitaires, africains-américains, antillais, africains, malgaches, latino-américains, américains, européens, femmes et hommes. L'ouvrage est une revendication affirmée sur l'apport des noirs dans l'Histoire et notamment dans notre culture.
Le visiteur débute son parcours avec la découverte de cette femme anticonformiste puis découvre ceux qui ont participé à cette anthologie avant de rappeler le contexte de l'époque, ce qui inclut le cinéma.
Les premières vedettes afro-américaines
L’histoire culturelle des Noirs d’Amérique, des Antilles et d’Afrique est abordée dans des textes de Negro Anthology traitant de différents arts. L’aspect documentaire de l'ouvrage est illustré par la publication de photographies, de biographies et d’autobiographies d'artistes, incluant celles de comédiens et mais aussi des photos de tournages de films. Parfois ce sont des seconds-rôles, souvent ce sont aussi des chanteurs ou danseurs utilisés pour des comédies musicales.
La section « Negro Star » présente ainsi 45 photographies d’artistes noirs, de spectacles et de films. Les premières "vedettes" de "couleur" du grand écran.
Dans le couloir qui mène vers la fin de l'exposition, un pan entier consacré au 7e art va plus loin et s'interroge sur la représentation du noir au cinéma, souvent cantonné dans le rôle du descendant d'esclaves, dans les champs de coton. Les noirs sont ainsi des nounous, des bouffons ou des fainéants (Wooing and wedding of a coon en 1905, The Masher en 1907, Coon Town Suffragettes en 1914), des métisses et mulâtres mal dans leur peau (The debt en 1912, In Humanity's cause, In slavery days, The octoroon en 1913, Naissance d'une nation en 1915, Within Our Gates en 1919) ou encore des sous-fifres souvent exploités. D.W. Griffith n'hésite pas à ajouter le personnage du sauvage, de la brute, du barbare dans Naissance d'une nation. Le criminel est un animal s'il est noir. Et même s'il est esclave et qu'il hait son propriétaire, il n'est pas légitime à prendre sa revanche ou à s'insurger.
Ce débat se retrouve dans la discussion entre le célèbre acteur/chanteur afro-américain Paul Robeson et le réalisateur écossais Kenneth Macpherson (photo). L'exposition la synthétise tout en montrant quelques extraits du film qu'ils ont tourné ensemble, Borderline (1930).
Sortir des clichés et des préjugés
Kenneth Macpherson, auteur du texte A Negro Film Union – Why Not? dans la Negro Anthology, et réalisateur de Bordeline, défend ici l’idée que les acteurs et réalisateurs noirs doivent s’approprier le cinéma. Borderline est l'histoire, à l'époque choquante, d'un triangle amoureux interracial où une femme noire tombe amoureuse d'un homme blanc déjà marié.
"En mêlant une image expérimentale, des intrigues psychologiques et sentimentales entre des Blancs, des Noirs, des homosexuels, des lesbiennes et en dénonçant le racisme, Macpherson réalise un film d’avant-garde du point du vue esthétique, théorique et politique" explique le dossier de presse. Pourtant, dans d'autres films, l'acteur noir américain Paul Robeson (Show Boat, les Mines du Roi Salomon), durant les années 20, est parfois filmé comme une « icône noire primitive ».
Un long chemin
L'an dernier, au Festival International du Documentaire à Marseille, Richard Peña, professeur d'Études filmiques à Columbia University, et ancien directeur de la programmation des festivals du Film de New York et de la Film Society of Lincoln Center, a expliqué que l'évolution s'était faite durant les années 30 : "Les Afro-Américains faisaient des films depuis l’ère du cinéma muet, et sont parvenu à créer, dès les années 30, leur propre industrie cinématographique qui a créé et distribué des films qui dépassaient les médias dominants des blancs. Ces films, où on trouve tous les genres — de la comédie à la comédie musicale et du western jusqu’aux films de gangsters — traitent souvent des thèmes qu’Hollywood n’osait pas à l’époque aborder, tel des amours mixtes, des préjugés sociaux dans la communauté afro-américaine elle-même ou le lynchage." On pense alors à Oscar Micheaux, considéré dans les années 30 comme le réalisateur emblématique des "Race movies", cinéma de résistance à la domination hollywoodienne.
Si Edison a filmé dès 1895 des Antillais et en 1898 The Colored Troops Disembarking et plus tard The Ninth Negro Cavalry Watering Horses, on se souvient aussi qu'en 1903, Edwin S. Porter réalise La Case de L'Oncle Tom avec un acteur blanc maquillé en noir. Et cette anomalie sera répétée avec Le Chanteur de Jazz de Alan Crosland, premier film "parlant" de l'histoire, réalisé en 1927, où l'acteur blanc doit se maquiller en personne de couleur.
Il y a bien des exceptions : certains réalisateurs ou acteurs ont donné une image positive de la population de couleur comme William Jones Foster avec le premier film afro-américain en 1912, The Railroad Porter. Six ans plus tard, Emmett J. Scott et John W. Noble produisent The Birth of a Race (photo), réponse au film raciste Naissance d'une nation. Et en 1916, la Lincoln Motion Picture Company est fondée : tous les membres de cette société sont noirs.
Il faudra attendre 1940 pour qu'Hollywood sortent les africains-américains de la marginalité. Hattie McDaniel rentre alors dans l'histoire en étant la première personne noire à remporter un Oscar pour son second rôle, très cliché, dans Autant en emporte le vent. Et la représentation du noir n'évoluera que dans les années 50/60, quand Hollywood décide de devenir un outil de propagande anti-ségrégationniste avec des films comme Du silence et des ombres ou La chaîne avec Sidney Poitier, première star noire traitée d'égal à égal avec ses collègues wasp.