L’Office Franco-Allemand a accueilli à la Cinémathèque de Berlin une table ronde sur le thème "Tradition et contre-courants", plus précisément les traditions, les ruptures avec les conventions et les contre-courants politiques et sociaux dans le 7ème art.
Ce débat en public, où les festivaliers de la 63e Berlinale ont aussi posé leurs questions, a réuni un panel de quatre cinéastes :
Volker Schlöndorff : arrivé en France en 1956 il a été assistant-réalisateur (de Jean-Pierre Melville, Alain Resnais, Louis Malle…) avant de réaliser son premier film à 26 ans, Les désarrois de l'élève Törless (prix de la Critique internationale à Cannes en 1966) et devenir ensuite une des figures du Nouveau Cinéma Allemand ; son film le plus célèbre Le Tambour a reçu la Palme d’or à Cannes en 1979 et l'Oscar du meilleur film étranger en 1980 ; l’année dernière son film sur la résistance française La Mer à l’aube était au Festival de Berlin.
Bruno Dumont : ses films L’Humanité et Flandres ont été récompensés à Cannes par le Grand prix du jury (un doublé rare) ; il était en compétition officielle cette année à Berlin avec son nouveau film Camille Claudel 1915, avec Juliette Binoche.
Emily Atef : après son premier film Molly’s way, son second film L’Etranger en moi est passé à La Semaine de la Critique à Cannes, et son troisième film Tue-moi est sorti l’année dernière. Elle est la présidente du jury jeune du Prix OFAJ.
Pia Marais : déjà réalisatrice de deux film Trop libre et A l’age d’Ellen, son troisième film Layla Fourie, en compétition officielle à Berlin, a reçu une mention spéciale du jury de Wong Kar-wai.
La discussion qui abordait les liens entre leur travail et celui d’autres cinéastes de différentes générations a pris la tournure de la complexité de faire et de voir des films de cinéma aujourd’hui. Bruno Dumont très en verve a lancé la question très intéressante de l’éducation à l’image…
En voici la synthèse :
-Volker Schlöndorff : La notion de ‘cinéma d’auteur’ de La Nouvelle Vague était d’imprimer sa personnalité dans son film ; avec un cinéaste qui écrit, réalise, produit. Voir même qui parle de lui, ce qui fait du cinéma dit nombriliste. C’était une époque de révolution culturelle, avec la mort du ‘cinéma de papa’. Se posait la question pour des réalisateurs comme Howard Hawks ou Raoul Walsh qui n’était pas à l’origine de la création de leurs films, ni à l’origine de la production ni à l’origine du scénario, qui pouvaient être considérés comme des auteurs.
-Bruno Dumont : Je suis devenu cinéaste en voyant des films, la notion d’auteur n’était pas très claire, elle désigne un peu du cinéma pas commercial. Pour moi un auteur est à l’origine de son film, en écrire le scénario et le réaliser. C’est ce que je fais. Robert Bresson et Maurice Pialat n’ont souvent pas écrit les scénarios, ils sont considérés comme ‘film d’auteur’. ‘Auteur’ signifie surtout que le réalisateur doit être le chef à bord, la personne la plus importante, celui qui s’oppose aussi à l’industrie. Le cinéma est un art avant un divertissement. Beaucoup de films sont des projets industriels plus que de la culture…
-Pia Marais : J’ai réalisé trois films, tous différents les uns des autres, il y a une certaine antipathie de ‘l’école berlinoise’, mes films n’en font pas partie.
-Emily Atef : Les trois films que j’ai réalisés étaient avant tout des souhaits profonds que j’avais. Je n’ai pas l’impression aujourd’hui que les gens veulent voir beaucoup de cinéma d’auteur en Allemagne. Mes films ont eu plus de succès d’estime et ont été mieux accueillis en France qu'en Allemagne. Mon prochain film sera beaucoup plus français que les autres.
-Bruno Dumont : Le public n’a pas l’habitude de voir des films d’auteur. On présente Intouchables aux Oscar, il y a quelque chose de grave, c’est aussi un problème politique. Il n’y a que dans les festivals de cinéma où on voit vraiment une diversité. Aujourd’hui personne ne veut regarder un film de Bergman. Aujourd’hui il est hors de question qu’un comédien se dise tragédien, il n’y a plus que de la comédie. On met des stades de foot en banlieue où le modèle c’est Zidane, donner à la jeunesse des modèles qui ne sont pas culturels c’est une faute politique. En France on a un système pas mal avec le CNC pour le financement où les recettes des gros films peuvent contribuer au budget des petits films. Je fais des films pour environ 2 millions d’euros parce que on ne me donnera pas plus. Pour un film à 15 millions d’euros il faut rendre des comptes aux différents financiers, il n’y a plus de liberté. Alors pour un petit film on se débrouille, on privilégie des décors naturels, on ne loue pas de grue pour des plans en hauteur, des techniciens sont payés 30% en dessous du tarif, tout le monde fait un effort. Moi c’est vrai que j’écris en fonction de mon budget, je n’ai pas de difficulté à écrire en me limitant.
-Volker Schlöndorff : C’est encore pire en Allemagne, il y a moins de cinéphilie, moins de films en version originale, moins d’aides financières. Est-ce qu’on parviendra à redonner sa place au cinéma ? L’âge d’or des années 60-80 quand le cinéma était pris au sérieux est révolu. Maintenant 90% des films sont du divertissement. Il faut éteindre la télé.
-Bruno Dumont : On a le cinéma qu’on mérite. Il faut changer notre culture et notre rapport aux autres, redistribuer les cartes, fermer ça et ouvrir ceci. C’est une décision politique.
-Volker Schlöndorff : C’est un choix de faire du cinéma avec du contenu qui soit aussi divertissant, et parfois ça peut être bien. Mais quand quelqu’un comme Martin Scorsese a fait Shutter Island j’ai été indigné. Faire des films et faire du cinéma ce n’est pas pareil.
-Emily Atef : Un film qui a de bonnes critiques dans un festival quand il est diffusé à la télévision c’est après minuit. Parce que on a peur de perdre l’audience des jeunes.
-Pia Marais : Le cinéma a perdu le contact avec les jeunes générations. Certains ne supportent pas les longs plans, il faut que ça bouge dans tous les sens le plus souvent.
-Bruno Dumont : Les films sont là. Ce sont les médias qui choisissent de ne pas cultiver et d’abrutir le public. Quand Flandres est passé à Cannes mes acteurs n’ont pas été invités à passer à la télévision. A Cannes, Canal+ ne parle pas de cinéma, ils invitent des people comme une femme de footballeur ou un chanteur, pour eux c’est de l’évènementiel. Il m’est arrivé qu’un responsable de France Télévisions me dise que mon film est formidable, mais ils ne l’ont pas produit et il ne le diffuse pas. Il faut diffuser plus de cinéma, il faut éduquer les masses. Il suffit de commencer par Charlie Chaplin, Robert Bresson. Il faut subventionner le cinéma, il ne faut pas viser la rentabilité. Si on veut que le cinéma redevienne un art, il faut le subventionner : gagner de l’argent avec des films c’est de l’industrie. Le poison vient de mélanger l’art et l’argent. Ce qui est grave c’est d’estimer un film en fonction de son nombre d’entrée. Aujourd’hui j’ai réalisé Camille Claudel 1915 avec Juliette Binoche, et là enfin des médias commencent à être excités, beaucoup plus par ce film que par mes films d’avant, mais c’est parce que il y a Juliette Binoche.
-Pia Marais : L’époque de Volker Schlöndorff était révolutionnaire, les gens s’intéressaient au cinéma. J’espère que ça va revenir, j’espère que la prochaine génération sera plus curieuse.
-Bruno Dumont : Il faut accepter la marginalité et accepter les contradictions du système qui fait que des premiers films et des films dits élitistes peuvent avoir une avance avec de l’argent qui vient des tickets vendus par les gros succès commerciaux. Le monde ancien est en mutation, MK2 arrête ses activités de production. Il y a des films qui se font avec 500 000 euros, pour 200 000 euros, pour moins. Il ne faut pas penser à un monde idéal, France Télévisions ne diffusera jamais un film de Jean-Marie Straub à 21 heures. Je pense que aujourd’hui avec le numérique on peut tourner un film pour rien ou pas grand-chose. La jeune génération doit prendre acte des nouvelles technologies, Internet peut diffuser des films sans distributeur de cinéma.