Retour sur le 21e festival de courts métrages de Winterthur

Posté par MpM, le 28 novembre 2017, dans Courts métrages, Festivals, Films.

Plus important festival de courts métrages de Suisse, Internationale Kurzfilmtage Winterthur, dont c’était cette année la 21e édition, s’est tenu du 7 au 12 novembre dernier. Organisé autour de plusieurs compétitions (internationale, suisse et films d’écoles suisses), il proposait notamment des journées professionnelles, des programmes pour la jeunesse, des focus géographiques (l’Asie du Sud-Est et la Grèce) ou encore des rétrospectives monographiques autour de cinéastes comme Pimpaka Towara (Thaïlande) et Freddi M. Muerer (Suisse).

Un programme dense et varié mais pas intimidant pour autant, puisque la concentration des lieux de projection et la répétition des séances permet de profiter assez largement des différents programmes.

Une compétition exemplaire


Comme c’est souvent le cas, les regards étaient particulièrement tournés vers la compétition internationale qui réunissait 37 films venus du monde entier. Et c’est vrai que cette sélection (réalisée de manière collégiale par le directeur artistique John Canciani et son équipe) est exemplaire de tout ce que l’on recherche traditionnellement en festival : éclectique, équilibrée, assumant des prises de risque audacieuses, et mêlant des œuvres fortes déjà repérées par ailleurs à des premières mondiales d’envergure ou des films plus fragiles et confidentiels. Bien sûr, les amateurs de cinéma dans un sens restrictif (très attaché à « l’histoire », par exemple) peuvent ne pas y trouver leur compte. Mais pour les cinéphiles soucieux de se confronter avec la réalité d’une production qui ne cesse de se chercher, voire de se réinventer, c’est évidemment une chance formidable !

À force de fréquenter les festivals, on finit par repérer ceux qui ne cherchent pas à "protéger" leur public de ce qu'il pourrait ne pas aimer, l'enjeu n'étant jamais tant de faire aimer les films que de donner à voir ce qui constitue un paysage cinématographique particulier. Winterthur a ainsi fait l'impasse sur les traditionnelles concessions à un goût présumé du grand public pour le classicisme. On n’a pas vu pendant le festival suisse de ces films éternellement sélectionnés en festival pour servir de transition ou de respiration entre deux œuvres plus puissantes. Des films inaboutis, des réalisations maladroites, oui, mais pas ces terribles films moyens qui n’apportent rien à celui qui les regardent, et d’où toute idée de cinéma semble définitivement exclue.

Amener le spectateur à sortir de sa zone de confort est probablement la mission la plus importante des festivals de cinéma, et elle est indéniablement remplie par l'équipe des Internationale Kurzfilmtage Winterthur qui avait réuni des films offrant tous un intérêt propre, que ce soit en terme esthétique, dramatique, scénaristique, ou de réflexion sur le cinéma lui-même. Des films qui parfois nous bousculent, nous dérangent, nous interpellent par leur formalisme, leur propos ou leur radicalité. Qui semblent élargir la définition que l’on peut avoir du cinéma, ou en tout cas viennent la questionner.

Retrouvailles et découvertes


On a ainsi revu avec plaisir quelques-uns des courts métrages les plus passionnants de l'année, comme The burden de Niki Lindroth von Bahr (Quinzaine des réalisateurs et Cristal du court métrage à Annecy), comédie musicale animalière en stop motion dans laquelle des poissons solitaires, des singes travaillant dans un centre d'appel et des souris employées de fast-food chantent leur mal de vivre, dans un manifeste hilarant et désespéré à la fois ; Gros chagrin de Céline Devaux (Lion d'or à Venise), récit d'une rupture amoureuse qui oscille entre l'humour d'une comédie sentimentale et l'amertume bouleversante d'une relation qui s'achève, réalisé à la fois en prise de vues réelles et en animation (avec la technique rare de l'écran d'épingles) ; After school knife fight de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (Séance spéciale à Cannes), chronique adolescente stylisée et élégante sur la fin d'une époque ; Möbius de Sam Kuhn (Semaine de la Critique), ovni lynchien qui tient tout autant du récit initiatique que du conte cruel ; et Selva de Sofia Quiros (Semaine de la Critique), oeuvre sensorielle et fantomatique, à la beauté sidérante, sur la fatalité des départs et des séparations.

On a aussi fait de belles découvertes, et parmi elles, les 4 films présents au palmarès. Le grand prix, Ligne noire de Mark Olexa et Francesca Scalisi, est un document saisissant qui capte, quasiment par accident, les allers et retours incessants d'une femme qui pêche dans une rivière contaminée par une pollution pétrolière. Sa ténacité face à cette tâche digne de Sisyphe a quelque chose de terriblement bouleversant qui nous raconte, en quelques plans, la misère et la survie, la résignation et l'espoir. Il semble y avoir toutes les contradictions de notre monde dans ce destin tragique soumis aux aléas des ravages écologiques et des réalités économiques.

Flores de Jorge Jacome, couronné du Promotional Award encourageant un jeune réalisateur, adopte une forme (faussement) documentaire pour nous emmener sur une île des Acores tellement envahie par les hortensias que ses habitants en ont été contraints de fuir. Construit en trois actes, le film mêle utopie et dystopie, discours écologique et quête introspective, topologie d’un lieu et exploration d’une relation intime. On est frappé par la force et l’ampleur de la mise en scène qui offre à cette fresque sensible un écrin au souffle quasi épique. L'intitulé du prix ne ment pas, on a indéniablement envie de voir le prochain film de ce jeune Portugais bourré de talent.

Death of a sound man de Sorayos Prapapan (mention spéciale du jury), comédie référencée qui se déroule dans le milieu du cinéma, est une oeuvre à la fois burlesque et irrévérencieuse sur deux preneurs de son qui travaillent sur un court métrage. Le réalisateur, originaire de Thaïlande, y dresse le parallèle audacieux entre les sons présents au cinéma, que personne n'écoute, et la voix du peuple, qui reste inaudible. Une satire évidente du régime en place, qui bride toute liberté d'expression, qui se double d'une très belle déclaration d'amour à ce métier méconnu du cinéma, constituant à recréer précisément l'environnement sonore d'un film avec des objets de tous les jours.

L'autre film ayant été distingué par une mention spéciale est Rubber coated steal de Lawrence Abu Hamdan, le récit haletant d'un procès dans lequel deux soldats israéliens étaient accusés d'avoir tués deux enfants palestiniens. Le réalisateur expose une analyse audio des bruits entendus sur les lieux du crime, qui permet de comprendre ce qui s'est véritablement passé, mais sans jamais faire entendre au spectateur le moindre son, et sans montrer non plus la moindre image du tribunal. Une démarche radicale qui permet de se concentrer uniquement sur les faits et le déroulé du raisonnement, et donne également à entendre le silence assourdissant de ceux que les autorités cherchent à faire taire.

Cinéma expérimental


Il faut enfin mentionner la belle part faite à un cinéma résolument expérimental qui tente d'amener le spectateur à un autre niveau de conscience et de réflexion, souvent en privilégiant l'esthétique et la sensation sur le sens ou le récit. Dans ce registre, quatre films ont plus particulièrement retenu l'attention.

What happens to the mountain de Christin Turner, road movie intime et introspectif qui plonge son personnage, et le spectateur, dans une réalité alternative et transfigurée où semblent se rencontrer le monde des vivants et celui des morts. Une plongée puissante et purement sensorielle, quasi hypnotique, dans les méandres de la conscience confrontée à l'expérience de la mort.

Orogenesis de Boris Labbé fait de nous les témoins de la genèse du monde en reproduisant à l'écran le processus supposé de la création des montagnes. On est tout simplement fasciné, incapable de détacher nos yeux de ces mouvements incessants des plaques qui s'étendent et se contractent dans une transe hallucinatoire. Le son, magnifiquement travaillé par Daniele Ghisi, apporte une résonance physique quasi intime à ce qui n'est rien moins que le dévoilement (bouleversant) de nos origines à tous.

When I grow up I want to be a black man de Jyoti Mistry utilise des images d'archives et un procédé de split screen pour interroger le vocabulaire de l'oppression et du racisme. Pendant que l'artiste Kgafela oa Magogodi scande l'alphabet de la violence et celui de la liberté, les images et les sons se répondent dans un exceptionnel travail de montage. Un triptyque pensé à l'origine pour une installation multimédia (d'où sa longueur, qui est sa principale faiblesse), mais qui prend une force supplémentaire lorsqu'elle est projetée sur grand écran.

An excavation of us de Shirley Bruno raconte l'histoire vraie d'une femme soldat s'étant battue pendant la révolution haïtienne. Entièrement situé dans la grotte où s'est déroulée la principale bataille, laquelle reste dans les mémoires comme la révolte d'esclaves ayant eu l'issue la plus positive, le film évoque la bravoure des combattants (figurés en ombres chinoises sur les parois des différents tunnels) et la force de caractère de l'héroïne Marie-Jeanne Lamartinière. Le travail d'animation des personnages sur les murs est remarquable, à la fois poétique et puissante, pour rappeler la force symbolique de cette révolution contre l'oppression, et l'importance quasi tutélaire de son héroïne.

Un captivant regard sur le cinéma d'Asie du Sud-Est


Au-delà du cas spécifique de la compétition internationale, qui sert souvent de "vitrine" des ambitions d'un festival, les différentes sections proposées en parallèle étaient elles-aussi d'une grande richesse. Il faut notamment souligner l'exceptionnel travail de programmation effectué dans le cadre du regard sur le cinéma d'Asie du Sud-Est, divisé en neuf programmes thématiques d'une grande cohérence, du coup d'état en Thaïlande en 2014 à la "mémoire collective" de la région, en passant par le corps et ses désirs et les "traces" de fantômes. L'occasion d'une plongée dans la réalité aux multi-facettes de cette zone géographique souvent peu représentée à l'écran : l'exubérance de sa jeunesse, son rapport à la sexualité, ses envies de révolte... et surtout son irrépressible humour.

On a ainsi retrouvé avec plaisir le travail de Carlo Francisco Manatad, cinéaste philippin présent cette année à la Semaine de la Critique avec Jodilerks Dela Cruz, Employee of the Month, et dont étaient présentés Sandra (2016), sur une adolescente rebelle qui essaye d'échapper au carcan de son groupe de copines, et Fatima Maria Torres and the invasion of Space Shuttle Pinas 25 (2016) qui raconte comment le quotidien d'un couple âgé est perturbé par le lancement de la première navette spatiale philippine.

On a également (re)découvert Imago de Raymund Ribay Gutierrez (en sélection officielle lors du festival de Cannes 2016), un instantané glaçant sur une femme qui propose des services funéraires illégaux mais bon marché, Adults don't say sorry de Linh Duong, le portrait ironique et caustique d'une femme qui ne cesse de se plaindre de son mari, ou encore It's easier to raise cattle d'Amanda Nell Eu (présenté à Venise cette année), une histoire d'amitié trouble entre deux adolescentes, placée sous le signe de Pontianak, une femme fantôme mythique en Malaisie. Un film à la fois mystérieux et lumineux qui interroge la force des traditions ancestrales et explore les profondeurs de l'identité féminine dans le contexte de l'Asie du Sud-Est.

Enfin, il faut mentionner la rétrospective qui était consacrée à Pimpaka Towira, pionnière du cinéma indépendant thaïlandais et première réalisatrice reconnue dans son pays comme à l'international. Le festival projetait cinq de ses courts métrages ainsi qu'un moyen co-réalisé avec Apichatpong Weerasethakul, Worldly desires. L'occasion de (re)découvrir son oeuvre, très personnelle, qui véhicule avec subtilité et délicatesse une importante critique sociale. The mother, par exemple, met en scène une mère qui refuse de se taire face à la mort suspecte de sa fille de 13 ans, malgré les injonctions d'un notable local. La corruption et le sentiment d'impunité y sont dévoilés froidement, sans effets ni pathos, mais dans des scènes d'une beauté et d'une précision extrêmes, où transparaît sa maîtrise du plan séquence.

Même chose dans Prelude to the general, une oeuvre mystérieuse et fantomatique dans laquelle plane une menace en apparence indéfinie, ou dans My father, qui raconte l'impossibilité de se rebeller contre l'autorité établie, à travers un homme qui perd son emploi parce qu'il s'est plaint de ses conditions de travail, puis rejoint sans succès la révolte des "chemises rouges", mouvement politique durement réprimé par la dictature le 19 mai 2010. Dans un style elliptique et réaliste, Pimpaka Towira y porte un regard terriblement pessimiste sur l'avenir de son pays, où aspirer à une vie meilleure est déjà considéré comme un acte de trahison.

C'est ainsi à un très large instantané de la production "courte" du cinéma mondial que nous a convié le festival de Winterthur, grâce à une grande cohérence de programmation ainsi qu'à une curiosité et une audace salutaires. L'occasion de déceler de nouveaux talents à suivre, de confirmer l'intérêt que l'on pouvait déjà avoir pour certains, et surtout de vérifier la vitalité d'un format qui s'offre toutes les libertés formelles comme thématiques. On a rarement éprouvé autant d’enthousiasme, voire d'optimisme à l'égard du cinéma contemporain, à l'issue d'une manifestation de ce genre. De quoi laisser présager un renouvellement assuré des talents et de belles surprises pour les années à venir !

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