Avant d'être un film, puis un autre film, puis un troisième film par Sofia Coppola, Les proies c'est d'abord un roman de Thomas Cullinan, qui sera d'ailleurs réédité chez Rivages mi-août, une semaine avant la sortie du film aujourd'hui présenté en compétition.
"Le 6 mai 1864, la forêt de la Wilderness est le théâtre de l’une des plus effroyables batailles de la guerre de Sécession. Malgré ses blessures, un caporal nordiste réussit à s’échapper du brasier et trouve refuge dans un pensionnat pour jeunes filles confédéré. Mais l’intrusion soudaine d’un mâle vient perturber la vie de recluses, pétrie de valeurs puritaines et de pulsions refoulées, des huit femmes qu’abrite encore l’institution. Objet de tous les fantasmes, le soldat va s’employer à les incarner avec un art consommé de la manipulation, jusqu’à une nuit où tout bascule..."
Ce roman avait déjà été adapté une première fois au cinéma en 1971 par Don Siegel avec Clint Eastwood, puis il a été l'inspiration, bien plus tard en 2014, de Musarañas en Espagnen réalisé par Juanfer Andrés & Esteban Roel (avec Macarena Gómez, Nadia de Santiago, Hugo Silva...) et produit par Álex de la Iglesia. Voici donc la troisième version signée Sofia Coppola avec Colin Farrell face à Nicole Kidman, Kirsten Dunst, Elle Fanning et Angourie Rice.
Dans le roman comme dans chacun de ces films, trois thèmes se mélangent : la guerre (et ses traumas), la religion (et la morale), le sexe (et la frustrations de fantasmes).
Les Proies réalisé par Don Siegel :
Clint Eastwood est à l'époque l'incarnation même de la virilité: c'est lui le soldat blessé nordiste ennemi qui sera secouru en étant amené dans un pensionnat de jeunes filles confédéré. Dès le début du film, il y a une scène un peu transgressive : le soldat demande son âge à la fille qui la trouvé, 12 ans bientôt 13 "alors je peux t'embrasser". Le soldat embrasse donc cette enfant mais c'est surtout un stratagème pour la rendre silencieuse quand passe un chariot d'hommes sudistes ; toutefois pour cette ado, c'est déjà un éveil de désir amoureux. Les femmes en général ont intégré qu'elles pouvaient être potentiellement victime de viol de la part de soldats, autant de la part des ennemis que de ceux de leur camp. La seule femme qui est prête à mourir plutôt que d'être violée est d'ailleurs une esclave noire du pensionnat. Après 15 minutes de film, il y a déjà 2 répliques qui exposent les thèmes de l'histoire : « Nous n’aurions pas du nous en occuper, ça aurait fait un ennemi de moins », et « Si cette guerre doit durer encore longtemps, je finirais par oublier que j’ai été femme ». Le pensionnat compte 9 femmes en fait : six demoiselles d'âges différents entre 12 ans de l'enfance et 17 ans de la puberté, une enseignante vierge, une directrice (ayant expérimenté un amour incestueux avec son frère), une esclave, et donc un soldat ennemi blessé. Il va inspirer du désir chez la plupart et il va d'ailleurs jouer de ça pour aussi les manipuler, d'abord pour rester à l'abri chez elles puis pour pouvoir s'échapper d'elles. Il faut aussi remettre le film dans le contexte de l'époque: des années 60 qui ont libéré le sexe, des années 70 où le porno envahit les écrans. La forte charge sexuelle du film et l'aspect plus crû de la mise en scène contribuent à en faire un film daté.
Musarañas réalisé par Juanfer Andrés & Esteban Roel :
On est dans les années 50 en Espagne, une période marquée par l'après-guerre et le régime dictatorial de Franco mais aussi par la forte influence de la religion. Un homme est blessé à la jambe dans un escalier (lui aussi veut se cacher d'un 'ennemi' que l'on découvrira plus tard), il est secouru dans un appartement où vivent deux soeurs : la cadette commence à s'émanciper avec ses 18 ans et à sortir avec un ami, l'aînée vit recluse, malade de ne pouvoir supporter franchir le palier (mais les choses ne sont pas vraiment ce qu'elle paraissent) et hantée par le souvenir du père disparu. Le sexe est forcément un pêché. Les deux femmes vont s'affronter avec l'emprise de l'aînée dont la cadette doit s'affranchir. « Un homme ne me fera pas plus de mal que toi » lui balance-t-elle. Le film s'inspire des Proies tout en ré-inventant ce récit, transposant l'histoire dans une autre époque et optant pour d'autres références, celles de Qu'est-il arrivé à Baby Jane? et de de Misery. Ici la plupart des personnes de l'extérieur ne sont pas forcément une menace, certaines qui s'aventureront dans ce repaire féminin n'en ressortiront pas du tout. L'horreur est plus palpable, les meurtres plus fréquents! L'homme sera maintenu prisonnier un peu de la même manière. En pire.
Les Proies réalisé par Sofia Coppola :
On aurait voulu espérer une nouvelle adaptation du roman original de Thomas Cullinan, malheureusement c'est bien plutôt un remake (trop) fidèle au film de Don Siegel, et surtout bien plus lisse. Les aspérités les plus rugueuses du roman et du film de 1971 ont été pour la plupart supprimées du scénario : par exemple, il n'y a plus du tout la présence d'une esclave noire (une mention indique qu'elle est partie), les soldats ne viennent plus à la porte avec une idée de viol mais de protection, et le rôle de la tortue devient anecdotique (alors que sa destinée était un élément déclencheur de la fin). Le changement le plus dommageable au scénario est du côté du caractère du groupe de jeunes filles: elle sont presque toujours obéissantes et du même avis, sans vraiment prendre d'initiatives personnelles pour leur donner une identité propre. Ainsi la plus jeune ne semble plus s'imaginer avec innocence un amoureux ; la plus grande n'est plus ouvertement provocante pour une relation sexuelle ; ce n'est pas de la jalousie qui pousse l'une d'entre elles accrocher un foulard bleu à la grille pour dénoncer le soldat ; on ne sait pas que l'institutrice n'a rien connu d'autre que le pensionnat puisqu'elle a grandit là (ce qui dans le livre exacerbe son envie de partir ailleurs avec n'importe quel homme qui la trouverait jolie) ; si une relation sexuelle est montrée c'est surtout avec l'institutrice (au lieux de la lolita mineure). Coppola a préféré accentuer l'autorité de la directrice (Nicole Kidman), donner plus d'importance de la religion (il faut faire une prière à plusieurs moments) et obéit aux convenances (elle désapprouve le décolleté d'une robe de Kirsten Dunst, qui devra couvrir ses épaules). les années 2000 sont décidément prudes: la directrice n'est plus une femme perturbée par le sexe (ici tout au plus elle hésite à donner un baiser, sans le faire, et elle a une poussée de désir en nettoyant le corps nu du soldat évanoui).
Que le film de Sofia Coppola soit un peu moins féministe que celui du macho Don Siegel c'est une surprise...