Lumière 2020: Le Guépard et Les années difficiles, le crépuscule des dieux

Posté par vincy, le 14 octobre 2020

Partons en Sicile et remontons le temps. A deux époques différentes, dans deux styles cinématographiques opposés. Le Guépard, adaptation du roman éponyme de Giuseppe Tomasi di Lampedusa et Palme d'or à Cannes en 1963, nous transporte en 1860 alors que l'Italie va se construire en un royaume unifié, s'industrialiser et que la grande île voit le général Garibaldi l'envahir. Les années difficiles, adaptation de la nouvelle Il vecchio con gli stivali de Vitaliano Brancati et sélectionné à Venise en 1948, nous fait traverser les décennies 1930 et 1940 pendant le règne du fascisme règne etla succession de   guerres sans fin, jusqu'au débarquement des Américains sur les flans de l'Etna.

Deux films où les mutations de la société et le basculement du pouvoir atteignent les habitants jusque dans leurs certitudes: la noblesse chez Luchino Visconti, les modestes chez Luigi Zampa. D'un bal aristocratique vertigineux illustrant le déni d'une caste face aux temps qui changent à l'opéra Norma accessible à toutes les classes mais censuré par des fascistes ignares, les deux films renvoient chacun le reflet d'une société qui se désagrège. L'effondrement de leurs acquis et de leurs habitudes s'opère sous nos yeux dans les deux films.

La somptuosité atemporelle et presque classique du Guépard, où Visconti orchestre ce milieu confiné dans un décorum opulent, ne doit pas cacher le propos sur le déclin de cette élite oisive, condamnée à quitter ses palais dorés. A l'inverse, Les années difficiles s'inscrit davantage dans son époque. D'abord par son style, mélange de néo-réalisme et de comédie italienne. Ensuite, Zampa filme avec dévotion les modestes, qu'ils soient aveuglés par la propagande fasciste ou critiques et circonspects à l'égard de cette dictature.

Un père de famille, s'il veut garder son poste à la mairie, est forcé de devenir membre du parti de Mussolini, alors qu'il n'a aucune ambition ni même d'avis sur la politique. Son aîné est envoyé sur le front. Sa femme et sa fille embrassent le "messie" de Rome. Zélé, il se soumet aux ordres du chef de la commune, qui est aussi le propriétaire de son appartement. Mais plus le temps passe, plus il doute du régime mussolinien. Une fois la guerre mondiale à leurs portes, il constate la lâcheté des uns, l'impuissance des autres et la bêtise de tous. Il sera le grand perdant de cette période, où les opposants n'ont eu aucun courage et les partisans s'avèrent capables de retourner leur veste au moindre vent contraire. Le film où l'on a sourit devient alors très amer.

Si Visconti a sublimé la Sicile, la reconstituant comme on restaure un monument, Zampa la filme dans son authenticité. Car à la réalité des conditions difficiles de cette région isolée et à la dramaturgie d'une famille qui va payer le prix cher de la folie des hommes, il ajoute des images d'actualités toutes fraîches (on est trois ans après la fin de la guerre, quinze ans après l'avènement d'Hitler). Cela en fait un film "à chaud", où tout est encore en mémoire à l'époque (ce qui ne manquera pas d'être la cible de controverses).

Mais, le plus frappant est le discours politique du réalisateur. Juste sur ses compatriotes, qu'il ne ménage pas en pointant du doigt leur collaborationnisme assumé (le seul vrai résistant est un italo-américain), lucide sur les dérives du fascisme dont les braises sont encore chaudes, il fait de son film un documentaire troublant et fascinant sur cette période grise, tout en y entremêlant un drame émouvant et intime sur les humbles et les honnêtes écrasés par les ambitieux et une idéologie digne d'une religion obscurantiste. Ainsi, le pharmacien se révoltera dans un coup de sang, en chantant La Marseillaise (et disparaîtra en prison). Le fils, à qui l'avenir semblait radieux, connaîtra un destin aussi tragique que stupide. Mais le maire et les autres notables sauront s'acheter les faveurs des Américains. Le propos pacifiste et la désillusion du personnage principal souligne ainsi le gâchis général causé par la petitesse des esprits.

Avec un recul intellectuel admirable si peu de temps après les événements, Les années difficiles tend un miroir à une Italie traumatisée par la guerre et déboussolée par ses déviances. Elle ne s'en remettra jamais. L'épilogue, cruel et triste, se charge de nous faire deviner le destin de cette Sicile autrefois terre des guépards et désormais vouée à n'être qu'une province de magouilleurs régis par des codes sociétaux d'un autre temps.

[We miss Cannes] Des Palmes d’or à succès

Posté par vincy, le 15 mai 2020

Depuis notre dernier pointage pour les 70 ans de Cannes, le box office français des Palmes d'or n'a pas beaucoup évolu.

Les plus grands succès restent anciens : Le troisième homme, Le salaire de la peur, Quand passent les cigognes sont les seuls films à avoir séduit plus de 5 millions de spectateurs.

Si on met la barre à 3 millions, on peut ajouter Le monde du silence, La loi du seigneur, Orfeu negro, Le Guépard, Un homme et une femme, M.A.S.H., et Apocalypse Now. Le nombre de gros succès a diminué depuis les années 1980.

Depuis La Leçon de Piano et Pulp Fiction (1993 et 1994 respectivement), seul un film (américain) a passé la barre des 2 millions d'entrées, le documentaire de Michael Moore, Fahrenheit 9/11.

Et depuis le début du millénaire, en plus de Fahrenheit 9/11, on compte désormais 5 millionnaires, "seulement": Dancer in the Dark, trois productions françaises (La vie d'Adèle, Entre les murs, Le Pianiste), et la Palme de l'an dernier, Parasite (1,88M d'entrées).

Il est indéniable que l'impact d'une Palme est moindre aujourd'hui, si on prend les données brutes. En moyenne, un film palmé attire deux fois moins de spectateurs qu'il y a 40 ans. Mais on peut aussi relativiser. Sans Palme, quel film suédois, japonais,  turc, chinois, serbe, danois, roumain ou thaïlandais aurait atteint les scores de The Square, Une affaire de famille, Winter Sleep, Adieu ma concubine, Papa est en voyage d'affaires, Pelle le Conquérant, 4 mois 3 semaines et 2 jours ou Oncle Boonmee ?

Grâce à une Palme d'or, des cinéastes comme Haneke, Loach, Moretti, Leigh ou Cantet ont élargi grandement leurs publics. Bien sûr il y a des contre-performances : Dheepan, qui fut le pire échec de Jacques Audiard, par exemple.

The Film Foundation sauve le patrimoine cinématographique mondial

Posté par MpM, le 1 décembre 2010

Grâce aux techniques de restauration moderne,  on (re) découvre de plus en plus de chefs d'oeuvre qui semblent presque plus beaux qu'ils ne l'étaient à leur sortie. Derrière l'éclat retrouvé des couleurs et des sons se cache souvent un travail de titan, mais aussi une volonté de fer, celle de ne pas laisser à l'abandon les grands films du passé.

Parmi les acteurs principaux de cette sauvegarde du patrimoine cinématographique mondiale, on retrouve depuis 20 ans Martin Scorsese et l'organisation The Film Foundation qu'il a créée, et à qui l'on doit déjà la restauration du Journal d'une femme de chambre de Jean Renoir, de New York-Miami de Franck Capra ou encore du Salon de musique de Satyajit Ray. Grâce à eux, c'est aujourd'hui au tour du Guépard de Luchino Visconti de s'offrir une nouvelle jeunesse en salles, en DVD et blue-ray, dans une version entièrement remasterisée. Retour sur un véritable sauvetage.

Ecran Noir : Tout d’abord, pouvez-vous nous dire quelques mots sur "The Film Foundation" ?

The Film Foundation : Créée en 1990 par Martin Scorsese, The Film Foundation est une organisation à but non lucratif dont l’objectif est de protéger et préserver le patrimoine cinématographique en attribuant des fonds à des projets de conservation et de restauration. La fondation a éveillé les consciences à l’urgence de la préservation des films et a déjà participé à la sauvegarde de près de 545 films. Aux côtés de Martin Scorsese, siègent au Conseil d’administration Woody Allen, Paul Thomas Anderson, Wes Anderson, Francis Ford Coppola, Clint Eastwood, Curtis Hanson, Peter Jackson, Ang Lee, George Lucas, Alexander Payne, Robert Redford et Steven Spielberg. Par ailleurs, The Film Foundation collabore avec la Guilde des réalisateurs américains (The Directors Guild of America) dont le président et le secrétaire-trésorier siègent à son Conseil d’administration.

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(Le guépard avant la restauration)

EN : Comment choisissez-vous les films qui ont besoin d’être restaurés ?

TFF :
En collaboration directe avec Martin Scorsese et le Conseil d’administration, la fondation passe en revue les propositions soumises chaque année par les archives et décide de la meilleure manière de répartir les fonds. Pour ce faire, nous prenons en compte la rareté des éléments à notre disposition mais aussi le degré d’urgence de la sauvegarde.

EN : Comment était Le guépard avant sa restauration ? Etait-il vraiment très abimé ?

TFF : Le Guépard a été filmé avec un procédé appelé "Technirama" dans lequel les images sont tournées en 35 mm à défilement horizontal et non vertical. L’image anamorphique qui en résulte, deux fois plus grande qu'en 35 mm standard, est extrêmement nette et riche en détails. Mais le négatif de 1963 s’est détérioré et présente la plupart des dégradations propres aux films de cette époque. Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que grâce au procédé utilisé, les rayures et les impuretés traversent l’image horizontalement plutôt que verticalement.

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(Le guépard après la restauration)

EN : Comment avez vous procédé concrètement ? Quelles sont les différentes étapes du travail de restauration ? Avez-vous rencontré des obstacles particuliers ?

TFF : Pour cette nouvelle restauration, les négatifs originaux en "Technirama" ont été scannés à 8K (8000 lignes de résolution horizontale) soit un total de 21 téraoctets de données. Un interpositif de sauvegarde a également été scanné pour fournir des éléments qui étaient absents sur le négatif original. Après le scan, tous les fichiers ont été convertis en 4K et les finitions de la restauration ont été réalisées numériquement à cette résolution.    Plus de 12 000 heures de restauration manuelle ont ainsi été nécessaires pour faire disparaître 47 années de poussières, rayures et autres défauts accumulés au fil des ans. La bande son originale mono a également fait l’objet d’une restauration minutieuse en ayant recours à une source magnétique en 35 mm enregistrée en numérique puis nettoyée pour ôter les bruits et les parasites tout en conservant fidèlement les caractéristiques du son original.

EN : Finalement, est-ce que le film est aussi beau qu'en 1963 ou encore plus beau ?

TFF : La restauration a permis de conserver et même d'embellir la beauté originelle du film, telle que Visconti l'aurait voulu.

Propos traduits par Claire et MpM

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Le guépard de Luchino Visconti (1963)
En salles depuis le 1er décembre
Edition DVD et Blue-ray

Crédit photo : Images provided courtesy of Twentieth Century Fox and Pathé.