Quand Michel Hazanavicius publie un texte sur sa page Facebook, on n'est jamais déçu, qu'on soit d'accord ou pas avec ses propos. Avec sa lettre destinée à Daesh, suite aux attentats du 13 novembre 2015 qu'ils ont revendiqué, il a réussit à écrire un texte très français dans l'esprit (si français que la traduction anglophone de Variety a coupé les passages les plus crus): c'est rabelaisien, humain, drôle, léger, engagé, lyrique, vulgaire et sexuel. On ne savait pas qu'il était si porté sur le cul (on ne se souvient même d'aucune scène de sexe dans ses films). Certes, il y a de plus beaux textes (Grand Corps Malade) ou d'autres tribunes plus enflammées ou géopolitiquement judicieuses. Mais celle-ci, de la part d'un cinéaste oscarisé, nous a détendu dans cette période sombre et déprimante. D'autant qu'elle aurait pu être titrée "Aimer, boire et chanter", en hommage à Alain Resnais.
"Daechois, Daechoises
Donc ça y est, c’est officiel, vous êtes en guerre contre nous. Ce qui est frustrant, c’est que vous n’avez ni uniforme ni signe distinctif, on ne sait pas vous reconnaître, et nous n’avons donc personne contre qui se battre.
Frustration qui j’espère n’entraînera pas la désignation de faux coupables.
Pourtant même si chaque mort représente sans doute pour vous une victoire, il faut que vous sachiez que vous n’êtes pas prêts de gagner. A dire vrai c’est même impossible.
Parce que quoi que vous fassiez, vous ne nous changerez pas.
Ici, en France, nous ce qu’on aime, c’est la vie. Et tous les plaisirs qui vont avec. Pour nous, entre naître et mourir le plus tard possible, l’idée est principalement de baiser, rire, manger, jouer, baiser, boire, lire, faire la sieste, baiser, discuter, manger, argumenter, peindre, baiser, se promener, jardiner, lire, baiser, offrir, s’engueuler, dormir, regarder des films, se gratter les couilles, péter pour faire rire les copains, mais surtout baiser, et éventuellement se taper une joyeuse petite branlette. On est le pays du plaisir, plus que de la morale. Ici un jour, il y aura peut être une place Monica Lewinsky, et ça nous fera rire. Personne ne l’a jugée, ici.
Alors dans la baise, c’est vrai que nous en France, on fait des trucs avec lesquels vous avez du mal. On aime bien lécher le sexe des femmes. Pas tous, sûrement, mais beaucoup d’entre nous. Et les fesses et le cul, aussi. Là aussi, pas tous, mais bon. Et les femmes aiment bien faire des fellations. On appelle ça des pipes. C’est très agréable. Bien sûr là aussi, toutes les filles n’aiment pas ça, et on ne force personne, mais ça se fait. Régulièrement. Et avec beaucoup de plaisir. Et puis il y a des garçons qui aiment bien ça, aussi. Se faire des fellations ou se lècher ou se pénetrer entre eux. Et les filles pareil. En fait, ici, ce qu’on aime, c’est faire ce qu’on veut. On essaye de pas gêner les autres, c’est le principe, mais on n’aime pas trop qu’on nous dise trop fort ce qu’on doit faire ou ce qu’on ne doit pas faire. Ça s’appelle la Liberté. Retenez bien ce mot, parce qu’au fond, c’est ça que vous n’aimez pas chez nous. Ce n’est ni les Français, ni les caricaturistes, ni les Juifs, ni les clients de café ni les amateurs de rock ou de foot, c’est la Liberté.
La deuxième chose, c’est qu’en tuant comme ça, à l’aveugle, avec un objectif uniquement comptable, vous prenez le risque de tuer des français de plus en plus représentatifs de la France. A la limite en ne tuant que des juifs, ou que des dessinateurs, les non juifs qui ne savent pas dessiner pouvaient toujours vous trouver des excuses ou se sentir étrangers à cette guerre, mais là ça va être de plus en plus dur. Parce qu’en atteignant un échantillon représentatif de la France, vous allez toucher à ce que nous sommes vraiment. Et qui sommes nous, vraiment? Et bien c’est justement ce qui est beau ici, c’est que nous sommes plein de trucs. Bien sûr il y a quelques français français français. Mais il y a des français italiens, des français espagnols, des français arabes, des français polonais, des français chinois, des français rwandais, des français sénégalais, des français algériens, berbères, ukrainiens, géorgiens, américains, belges, portugais, tunisiens, marocains, tchétchènes, ivoiriens, maliens, syriens, des français catholiques, des français juifs, des français musulmans, des français taoïstes, des français bouddhistes, des français athées, des français agnostiques, des français anticléricaux, des français de gauche, des français de droite, des français du centre, des français abstentionnistes, des français d’extreme gauche, d’extrême droite, il y a même sans doute des français djihadistes et même des français futurs terroristes que vous risquez de tuer. Il y a des français riches, des français pauvres, des français sympas, des français gros cons, des français amoureux, des français égoïstes, des français misanthropes. La liste pourrait s’étendre presque à l’infini, avec toutes les combinaisons et tous les sous groupes possibes. Il y a même des français non français, parce que la France étant si belle, il y a toujours et constamment une partie de notre population qui est les touristes. Sans compter les clandestins, qui ne sont peut être pas officiellement français, mais quand même ils vivent là, donc vous pouvez les tuer comme tout le monde.
Ça ça s’appelle l’égalité. Face à la mort, vous pouvez toujours cibler ce que vous voulez, vous nous toucherez tous. Et on va comprendre, nous, ce à quoi vous vous attaquez. Nos valeurs. Simples. Celles qui font que la vie ici ressemble à ce qu’elle est. Imparfaite certes, avec son lot d’injustices c’est vrai, mais ce sont ces valeurs qui font que nous vivons dici de manière aussi digne que possible. Ce pays dans lequel nos pères, et les pères de nos pères et leurs pères avant eux ont choisi de vivre, et pour lequel beaucoup d’entre eux se sont battus.
Et ce qui va arriver, à un moment ou un autre, c’est que nous allons être solidaires, grâce à vous. Nous allons comprendre que ces valeurs sont en danger. Et nous allons les aimer et les faire vivre encore plus fort. Ensemble. Ça ça s’appelle la fraternité.
C’est pour ça que vous ne pourrez pas gagner. Vous allez faire des morts, oui. Mais aux yeux de l’Histoire, vous ne serez que les symptomes abjects d’une idéologie malade.
Bien sûr nous ne gagnerons pas non plus. Des gens vont mourir, pour rien. D’autres vont décider de s’en remettre à des Le Pen, des Assad ou des Poutine pour se débarasser de vous, et nous allons peut être doublement perdre.
Mais vous ne gagnerez pas.
Et ceux qui resteront continueront de baiser, de boire, de dîner ensemble, de se souvenir de ceux qui seront morts, et de baiser."