En janvier 1972, Aretha Franklin enregistre un album live dans une église intimiste du quartier de Watts à Los Angeles. Le disque de ce concert mythique, Amazing Grace, devient l'album de Gospel le plus vendu de tous les temps, consacrant le succès de la Reine de la Soul.
Un film inédit et maudit
Ce docu-concert date de 1972. Il a été sauvé et achevé en 2010. Mais la chanteuse a traîné le film en justice pour de sombres histoires de droits, l'empêchant ainsi d'être diffusé. Jusqu'à la mort d'Aretha Franklin en août dernier, Amazing Grace était entre les mains des avocats, agents, managers, juges et autres intermédiaires. A l'origine, Sydney Pollack (16 Oscars au total) filme durant deux nuits dans une église d'un quartier défavorisé et essentiellement afro--américain de Los Angeles une performance de la chanteuse. Cet enregistrement (sur deux jours) sonore et cinématographique aboutit à un disque et à un docu dont les rushs cumulent 40 heures de durée. Mais le montage s'avère impossible techniquement et la Warner décide d'abandonner le projet. Pollack revient alors à la fiction, et ne retournera plus aucun documentaire. Il n'abandonne pas pour autant: il se remet en contact avec Aretha Franklin dans les années 1990. C'est le producteur Alan Elliott qui décide au milieu des années 2000 de finir le travail en achetant les droits à la Warner et en recevant l'accord en 2008 de Pollack, qui est en phase terminale.
Ce qui n'était pas possible dans les années 1970 le devient avec les progrès du numérique: la synchronisation du son et de l'image est enfin possible à partir des rushs. Quand une bande annonce sort en 2010, la chanteuse lance une procédure pour empêcher la sortie du film, considérant qu'elle ne l'a pas validé. Acharnée, elle poursuit les festivals, comme Telluride, qui veulent le diffuser. Il est quand même présenté à Toronto en 2015. Lionsgate accepte de le distribuer. A ce moment là, Aretha Franklin est prête à signer le contrat (1 million de dollars). Mais elle ne le signe pas. Elle aime le film mais elle veut aussi plus d'argent. Concord remplace Lionsgate, et propose la même somme. Elle ne signe toujours rien. Malade, et énervée par l'histoire, elle donne finalement son accord avant son décès. Le film a finalement été présenté au Festival de Berlin en février.
Bénédiction et chansons
Il aura fallu 46 ans pour voir ce concert de gospel au New Temple Missionary Baptist Church de Los Angeles. Si voir un concert (enfin deux ici) au cinéma est toujours une expérience étrange, complètement passive, on peut au moins revoir avec plaisir Aretha et son génie prendre tout l'espace de cette église et partager ses saintes paroles à un public presque en transe. Pour ceux qui ont déjà vu une messe avec des chants gospels, ce ne sera pas forcément une surprise. Même si les caméras de Sydney Pollack parviennent, hors-champs ou par des plans de coupe à surprendre un choriste ou une fervente croyante dans un délire inattendu. Assurément cette grande idole avait une étonnante grâce quand elle chantait. Elle le prouve, malgré la chaleur et la transpiration. Elle maîtrise chacune des variations, sait monter quand il le faut, semble vivre les paroles et vibrer par la musique. Nul besoin de nous faire croire à la Vierge Marie ou prier sans confesser ses hypocrisies, sa voix était divine. Quelque part il y a cette voix surnaturelle, venue des cieux, qui revient à la vie. Ce n'est pas seulement la résurrection d'un film qu'on croyait cloué dans les archives, c'est celle aussi d'une chanteuse hors du commun, dont la voix revient ainsi à nos oreilles, comme si elle avait chanté hier. C'est une bête de scène, sans gesticulations, qui s'expose. Passionnée, elle donne un spectacle à la fois intime (dans cette église) et généreux (elle sait qu'elle passe à la postérité avec les caméras et les enregistreurs autour). Elle en avait conscience puisqu'elle interrompait parfois la chanson pour refaire une prise, sans se soucier des fidèles.
Intense, ce film, accouché dans la douleur, devient, post-mortem, un documentaire à la gloire de la Reine de la Soul. Il y a quelque chose de l'ordre du mythe. Avec cette déesse du R&B. Si on peut regretter que le film ne soit pas enrichi de son aventure cinématographique incroyable, si on peut reprocher la distance que l'écran de cinéma impose, on demeure ébloui par cette force vocale qui faisait d'Aretha Franklin une immense interprète, à la fois chef d'orchestre des musiciens et des choristes et au service des chansons et de la musique.