Cannes 2013 / Un film, une ville : Tokyo

Posté par vincy, le 18 mai 2013

Tokyo Tel père tel fils kore-eda

La plus grande ville du monde n'a jamais cessé d'être un lieu de cinéma : ses différents quartiers, son aspect futuriste ou encore son statut de mégapole mondiale ont évidemment servi de décor à de nombreux films japonais, y compris des mangas, des Godzilla et le dernier Kore-eda, Tel père tel fils (en compétition cette année à Cannes). Le cinéaste filme l'aspect moderne de la ville : ses tours glaçées, son métro bondé, la tour Skytree (la plus haute du monde) au loin, ou encore ses quartiers plus résidentiels, presque tranquilles. Il rejoint ainsi les films dOzu qui aimait filmer les mutations post-guerre de cette tentaculaire urbanité.

Les cinéastes étrangers ne sont pas en reste : James Bond y a posé les pieds dans On ne vit que deux fois. Hollywood y a tourné un épisode de Fast and Furious (Tokyo Drift) et Cars 2 faisait aussi des tours de piste là bas. les films d'action, tels Jumper, Inception, ou plus loin dans le temps Black Rain de Ridley Scott se sont déroulés sur les toits ou dans les ruelles de la ville. Hou Hsiao-hsien (Café lumière) et Abbas Kiarostami (Like Someone in Love) ont exilé leur cinéma durant le temps d'un film. Les Français sont tout autant fascinés : Michel Gondry et Leos Carax (en compagnie du sud coréen Bong Joon-ho) ont réalisé un film en trois segments, Tokyo! ; Jean Reno y goûtait l'action sauce Wasabi. Gaspard Noe nous hypnotisait dans Enter the Void, qui fut en compétition à Cannes. Tout comme Babel d'Inarritu, qui y passait une partie de son film puzzle mondialisé.

Quintessence du monde moderne, et dépaysante pour les occidentaux, Tokyo aura surtout été magnifiée par Sofia Coppola. Avec Lost in Translation, la cinéaste se baladait dans Shinjuki, le quartier qui ne dort jamais, et transformé le Park Hyatt, qui occupe les étages les plus hauts d'un immense complexe de gratte-ciels, en attraction touristique. Avec Tokyo sous nos yeux, étendue à l'infini, et à jamais entrée dans l'histoire du 7e art.

La bouche de Jean-Pierre de Lucile Hadzihalilovic enfin en DVD

Posté par MpM, le 30 mars 2013

la bouche de jean-pierre dvdEn 1996, Lucile Hadzihalilovic achève son moyen métrage La bouche de Jean-Pierre après bien des difficultés financières. Quelques semaines plus tard, le film est présenté à Cannes, en section Un certain regard. Salué de toute part, il bénéficie d'une sortie en salles l'année suivante, reçoit le prix "très spécial" et devient surtout une référence pour toute une génération de cinéphiles et de jeunes cinéastes.

Aujourd'hui encore, on peut comprendre pourquoi cette œuvre intrigante et déroutante aux choix esthétiques affirmés (avec Gaspard Noé à la direction artistique, cela n'étonnera personne) a tant marqué les esprits. La bouche de Jean-Pierre se veut en effet un film "d'horreur sociale" où le climat anxiogène et menaçant prend le pas sur l'intrigue. A travers le regard de la petite héroïne, on découvre un monde oppressant où, sous des dehors souriants et polis, se côtoient la xénophobie, la malveillance et la médiocrité les plus communes.

Isolée dans cet univers très rapidement hostile (où chaque chose a une place, sauf elle), Mimi doit subir les manies et autres lubies de sa tante et de son petit ami. La petite fille, trop jeune pour se rebeller franchement, et sans nulle part où se réfugier, est comme prise dans un piège paradoxal, menacée par ceux-là mêmes qui prétendent la protéger.

Malgré le sujet presque naturaliste, le film a des accents fantastiques, renforcés par une mise en scène elliptique qui mêle gros plans très découpés et séquences à la limite de la fantasmagorie. Une maîtrise formelle et scénaristique qui annonçait dès 1996 les films à l'univers très personnel réalisés depuis par Lucile Hadzihalilovic et Gaspard Noé. Et qui donne aujourd'hui au film un relief supplémentaire.

Par chance, grâce à Badlands, tout jeune éditeur indépendant, La bouche de Jean-Pierre existe depuis peu en DVD, permettant à ceux qui ne le connaissent pas de le découvrir, et aux autres de le revoir dans une version de qualité. Badlands, qui se décline également sous la forme d'une société de production audiovisuelle dont les membres sont issus du webzine 1kult, a en effet bien fait les choses en proposant un DVD complet, supervisé par la réalisatrice elle-même, et comportant plusieurs bonus de nature à ravir les fans.

En plus du film, restauré à partir des éléments négatifs originaux, on trouve ainsi Les souvenirs de Jean-Pierre, qui réunit une partie de l'équipe du film plus de quinze ans après le tournage, Les amis de Jean-Pierre, documentaire passionnant sur l'influence qu'a eu La bouche de Jean-Pierre sur le travail de réalisateurs comme Christophe Gans, Nicolas Boukhrief ou Fabrice du Welz, le court métrage Good boys use condoms de Lucile Hadzihalilovic et un livret contenant le scénario original.

Un (bel) objet à recommander d'urgence à tous les amateurs de cinéma singulier et intelligent.

Cannes 2012 : I???V??SIBL? – 10 ans après le choc

Posté par matthieu, le 23 mai 2012

Film que l'on ne présente plus et dont le scandale autour a largement contribué à son succès (plus de 500 000 entrées en France tout de même), Irréversible est ce long-métrage français réalisé par le sulfureux Gaspard Noé et qui a bousculé (choqué même) le festival de Cannes en 2002. C'est l'un des rares films à avoir divisé la rédaction d'Ecran Noir au point de publier deux critiques (l'une emballée, l'autre très réticente).

Suscitant indignations et abandons multiples pendant les séances, mais aussi acclamations et étonnements, le film, provocateur et troublant, ne laissa donc personne indifférent. À en croire cette vidéo, l'ambiance de la séance cannoise fut explosive, plaçant Noé tantôt comme un preux chevalier du 7ème art, tantôt comme une monstre anti-artistique à abattre. Si au départ Irréversible ne devait être qu'un projet mineur, celui-ci évolua progressivement vers une oeuvre plus ambitieuse au budget plus conséquent, avant de devenir ce que l'on en garde aujourd'hui... Et justement, quel souvenir dix ans après ? Oeuvre marquante et toujours controversée ?

Dès le début du film, on est happé par ce générique à l'envers qui bascule. L'aura et la réputation toujours intacts précédant le film donne l'impression au spectateur d'assister à quelque chose d'unique qui a autrefois affolé les cinéphiles. Et ce n'est pas la caméra virevoltante durant les vingt premières longues minutes qui vont nous faire dire le contraire. Le rendu est déjà indescriptible, sorte de manège sordide qui slalome entre les corps, sillonnant dans l'obscurité ce baisodrome, pour mieux en dévoiler les tréfonds sexuels de l'espèce humaine.  Ou plutôt d'homosexuels dont la présence relève de l'animal de foire et de vitrine à dégoût (ça se brûle les tétons à la bougie, ça se doigte, ça se masturbe, ça se sodomise dans tous les coins, il ne manque que les "fists" auxquels on échappe de justesse). Vingt premières minutes de mascarade expérimentale autour de sexualités débridées, le tout sur une bande son agressive qui nous oppresse voire nous enferme dans ces couloirs érotiques aux lumières folles où se pavanent des monstres. Un résultat inouï  qui se conclut par une défiguration à couper le souffle. Même dix ans après, l'ultra-violence du film n'a pas prit une ride et les effets visuels n'ont pas perdu de leur vigueur.

"Le temps détruit tout"

Lorsque l'histoire se lance enfin - certainement après que la moitié des salles se soient vidées en 2002 : la ménagère égarée comme l'homosexuel blessé ou encore l'hétérosexuel dégoûté, peu importe, ils auront participé au buzz du film en courant vers un échappatoire - on comprend comment vont s'organiser les scènes selon un ordre antéchronologique. Les mouvements fous de caméras orchestrent cette succession d'histoires qui s'emboitent pour former un récit à l'envers, ça pivote vers le ciel noir à chaque fin de scénettes pour passer à une autre sans coupure. La scène la plus marquante du film est bien évidemment l'interminable et éprouvante scène de viol de Monicca Bellucci aux formes érotisantes dans un décor électrique rouge pétant. Voyeurisme jusqu'au-boutiste. Mais c'est aussi le moment où le récit commence à prendre de la consistance et les personnages gagner en intérêt, à partir de là, on comprend ce qui se trame depuis le début : simple histoire de vengeance en milieu urbain. De même, l'ordre antéchronologique parvient enfin à toucher lorsque l'on sait ce qui va arriver à Bellucci si elle quitte la fête. Irréversible affiche l'horreur de certains faits divers qu'on préfèrerait ne jamais voir.

"Le temps détruit tout" annonce l'un des personnages au tout début, le comble d'Irréversible est alors de parcourir une temporalité inversée pour en appuyer la transgression des repères originaux : ceux de l'amour, de la vie, de l'harmonie. Sorte de fausse catharsis, on va vers le bonheur et le folie disparait au fil des minutes : ce choix artistique du réalisateur d'inverser les évènements. On va de la barbarie vers un état nature, où l'homme et la femme en tant que couple sont complètement nus et ne répondent qu'à la passion qui les unit. L'apothéose finale fait que l'on en ressort épuisé, aveuglé, avec cette sensation de vertige.

Exercices techniques ingénieux, plans séquences de longues durées et réussis avec Cassel, Dupontel et Belluci qui prouvent l'étendue de leur talent, voilà ce que l'on garde encore dix ans d'après d'Irréversible. Alors oui, le long-métrage met toujours une claque au spectateur avec sa violence très dérangeante, un sommet dans son genre, et qui ne laissait en rien présager autant d'entrées en France. Le succès est certainement dû au bouche-à-oreille, à l'entreprise cannoise, aux réactions disproportionnées et aux sélections et quelques prix engrangés par le film (meilleur réalisateur Gaspard Noé au Stockholm film festival et meilleur film étranger au San Diego Film Critics Society Awards). Irréversible s'est également bien exporté à l'étranger puisqu'une quarantaine de pays l'ont distribué - dans un cercle de salles sûrement réduit - et le réalisateur peut remercier le Festival de Cannes, facilitant l'exportation d'oeuvres aussi viscérales. À titre de comparaison, son film précédent, Seul contre tous, était distribué dans une dizaine de pays ; et son tout dernier nommé Enter The Void, dans lequel il continuait l'exploration visuelle, une petite trentaine seulement.

Gaspar Noé est de retour cette année sur la Croisette, dans un film collectif, 7 jours à La Havane, présenté à Un certain regard. Le film est présenté ce 23 mai. Irréversible avait été projeté le 24 mai 2002.