Mon film de l’année 2015: The Lobster de Yorgos Lanthimos

Posté par vincy, le 30 décembre 2015, dans Cannes, Films, bilan 2015.

2015 restera sans doute comme une année sombre pour les Français. De Charlie Hebdo au Bataclan, les attentats ont marqué l'année et les esprits. Aussi, quand il a fallu choisir un film, parmi les trois cents vus cette année, mon choix aurait pu être un divertissement intelligent (Vice-Versa, Shaun le mouton), une oeuvre formelle sidérante ou séduisante (Le fils de Saul, Tangerine), une fresque politique qui en dit long sur le délitement de la société (Au-delà des montagnes), une comédie de résistance (Taxi Téhéran) ou un drame lucide de rébellion (Much Loved), une oeuvre absurde et poétique (Un pigeon perché sur une branche..., Vincent n'a pas d'écailles), un polar nostalgique (Phantom Boy, Avril et le mondre truqué), un drame dénonciateur (El Club), un film binational bouleversant (Mustang), un poème romantique (Hill of Freedom), un délire jouissif (Les nouveaux sauvages, The Voices) ou même l'un des films cités par les autres rédacteurs d'Ecran Noir. Du contemplatif Apitchapong Weerasethakul au saignant Alberto Rodriguez en passant par le clinique Ruben Östlund, les cinéastes d'ici ou d'ailleurs ont rendu l'année cinéma riche et variée, même si, souvent, les sujets étaient aussi sombres que l'actualité.

Et c'est bien parce que 2015 fut peu joyeuse que je voulais choisir un film qui évoque l'amour. Après tout, c'est encore le seul sentiment qui peut nous faire oublier l'horreur économique ou les peurs de notre époque. Carol aurait été le candidat évident. Mais il ne sort que le 13 janvier. Dans le film de Todd Haynes, l'amour est dévastateur, irrésistible, passionnel et donc irrationnel. Il fait fi de la censure, des carcans, du conservatisme et s'impose comme le seul remède pour s'affranchir, s'émanciper, bref, être libre. Il nous coupe le souffle et nous tire les larmes quand on devine que l'étreinte brisée pourrait se réparer par un simple baiser.

Ce qui peut faire écho à l'autre grand film de l'année, celui qui sera donc mon coup de coeur, The Lobster. Le film de Yorgos Lanthimos est aussi un film romantique, à sa façon. Le cadre est tout aussi autoritaire. Si, dans Carol, la société rejette un amour homosexuel, dénie le droit de vivre hors des conventions, dans The Lobster, la Loi oblige à être en couple. Le cinéaste grec imagine alors une fable parfois surréaliste, parfois allégorique, toujours plus réaliste qu'on ne le croit, sur un vivre-ensemble liberticide. Dans ce monde étrange, un célibataire peut devenir un animal s'il ne trouve pas de partenaire. Il n'a pas le droit de se masturber. Il doit s'obliger à trouver un(e) alter-ego quitte à modifier son comportement ou mentir pour séduire. Question de survie. Avec un humour décalé, quelques situations cocasses, The Lobster dessine la noirceur de notre temps, où le mariage semble un aboutissement évident, où vivre seul est toujours considéré comme une tare. Le célibataire serait un handicapé, bon à revenir à l'état bestial.

Fascinant, le film bascule ensuite dans le camps de ceux qui se révoltent. Les rebelles ont pris le maquis. Mais, par posture, par idéologie, par esprit de contradiction, eux refusent toute idée du couple. Le solitaire est roi dès lors qu'il n'y a aucun "solitaire" (diamant) en jeu. Yorgos Lanthimos réussit à montrer à quel point il est absurde de vouloir dicter les sentiments, de décider à leur place ce qui est bien, au nom du collectif. Mais, comme dans Carol, le film est un hymne à la liberté amoureuse, à cet amour plus fort que tout, à cette émotion si intense qu'on en devient aveugle ou fou, prêt à laisser tomber toute sa vie d'avant. L'amour nous projette dans un avenir qu'on imagine heureux, joyeux, immortel. Cela vaut tous les sacrifices. La satire est acide. La symétrie parfaite. La dialectique habile. La farce cruelle. La fantaisie pessimiste.  Au passage, il égratigne le consumérisme, le repli sur soi, l'idéologie sectaire et donc exclusive. Esthétique, glaçant et glacé, morbide, c'est orwellien, frigide et grinçant.

Sans doute parce que l'oeuvre est plus terrifiante que romanesque, il s'agit non pas d'une simple critique de notre monde mais d'un appel à refuser la norme. La normalité est aliénante, qu'elle soit conservatrice ou extrêmiste. Refuser l'autre sous prétexte qu'il est différent, détruire l'autre sous prétexte qu'il ne rentre pas dans les cases de sa grille (intellectuelle, sociétale, politique, idéologique). Sous ses allures intrigantes et audacieuses, The Lobster est davantage le portrait de notre désenchantement et de notre impuissance qu'un drame romantique, même si les élans du coeur font pousser des ailes à ceux qui ont trouvé l'amour, le vrai. La seule emprise capable de faire oublier le déclin de nos empires.

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