Tallinn 2015 : rencontre avec Jacques Toulemonde et Bruno Clairefond pour « Anna »
Le film Anna est présenté cette année en avant-première mondiale au Black Nights Film Festival de Tallinn en Estonie. À la veille de sa projection devant le public, le réalisateur Jacques Toulemonde (notamment coscénariste de L'étreinte du serpent de Ciro Guerra récompensé à la Quinzaine des réalisateurs 2015) et l'acteur Bruno Clairefond nous accordent un entretien au sujet de ce road movie trépidant qui sortira en salles en 2016. Voici un avant goût de ce qui vous attend en janvier !
Votre film ''Anna'' est une coproduction franco-colombienne entre Noodles Production à Paris et Janus Film à Bogotà. Pouvez vous présenter au public les thématiques développées par ce film ?
Jacques Toulemonde : Le scénario est basé sur l'histoire d'Anna, qui ne peut pas élever son enfant parce que son ex-mari essaie de les séparer. Elle n'a pas d'autre choix que d'essayer de convaincre son compagnon Bruno et de partir avec son enfant en Colombie. Le film raconte l'histoire de ce voyage où elle tente de construire sa famille et de prouver qu'elle peut être une mère idéale. Sauf que c'est une personne très fragile qui lutte contre ses démons et affirme son envie d'être avec son enfant. Ce film pose la question de la réaction à adopter avec des personnages comme Anna qui sont aussi géniaux qu'ils peuvent être difficiles, voire dangereux. Faut-il suivre leurs désirs et voir où cela peut nous mener, ou au contraire faut-il les séparer de leur enfant et les enfermer dans des hôpitaux ? J'ai aussi essayé de faire bouger un peu le point de vue tout au long du film. Le début est très axé sur Anna, sur ses réflexions et sa perception, puis on s'approche du point de vue de l'enfant et enfin de celui de Bruno. On découvre progressivement comment il la voit. C'est lui qui finalement arrive le mieux à comprendre ce qu'il faut faire avec elle. Son ex-mari rejette systématiquement ses idées, Bruno les accepte aveuglément, et on voit ensuite les conséquences de ces deux types de réponses.
En regardant le scénario on a l'impression que vous avez vraiment vécu cette histoire. Est-ce un scénario autobiographique ? Comment vous est venue l'idée du film Anna ?
JT : Ce film a une part autobiographique. J'ai été en relation avec des femmes comme Anna, même si les personnages sont romancés. Je voulais aussi traiter de cette question du voyage entre la Colombie et la France à travers la nature du personnage d'Anna, qui contient sa part d'obscurité et de lumière. Dans ces deux pays, j'ai l'impression d'avoir la même relation que le personnage d'Anna. La France, qui est un pays merveilleux où les conditions sociales sont déjà bien développées, et qui est en même temps en dépression profonde depuis 20 ans, et la Colombie, où la vie et la fête sont omniprésentes, alors que c'est un pays qui marche moins bien socialement. C'est aussi ce qui se passe avec le personnage. Elle a une appartenance à ces deux pays qui la rend ambivalente.
Bruno, incarnez-vous votre propre personnage dans le film "Anna" ?
Bruno Clairefond : Non, les acteurs incarnent toujours un personnage, nous ne sommes jamais à l'écran ce que nous sommes dans la vie réelle. Avec Jacques nous avons cherché une justesse de jeu, on peut donc dire qu'un aspect du personnage est proche de moi, mais il y a aussi toujours une part de composition.
JT : Oui, il y a une part de composition, mais elle est aussi nourrie par notre propre expérience et notre sensibilité. D'un autre coté, il y a certains éléments de la personnalité de Bruno dont je me suis inspiré pour écrire le rôle de son personnage, pour construire sa fragilité dans le film. J'ai aussi probablement été influencé par l'image que je me suis fait de lui.
BC : Il me connaît aussi très bien. Nous avions déjà réalisé un projet indépendant ensemble en 2006, et je savais où il voulait aller. Il me faisait lire le scénario, nous avons relu tous les dialogues à Bogotà et je lui donnais mon point de vue, mais c'est vraiment Jacques qui a tout écrit. C'est lui le scénariste du film.
Pour créer ce personnage, vous dites que vous vous êtes inspiré de votre expérience personnelle et des femmes que vous avez connues. Alors qui est Anna ? Est-ce votre amie ? Votre sœur ? Votre mère ?
JT : Oui c'est un peu un mélange de plusieurs personnes, mais aussi de moi même, de ma mère, de ma femme et de ce qu'a apporté Juana Acosta, la comédienne dans le film. L'idée part d'une expérience personnelle, mais j'ai voulu en faire un film et pas seulement une psychanalyse onéreuse. J'espère que cela permettra d'ouvrir le sujet sur la question de la paternité, puisque je viens d'être père, et que je me pose les mêmes questions qu'Anna en ce moment. Il est impossible d’être parfait, et cela nous conduit parfois à des angoisses importantes.
Vous dites qu'Anna poursuit un idéal chimérique impossible à atteindre. Mais la famille parfaite n'existe pas, c'est un idéal vers lequel nous tendons, et nous faisons de notre mieux pour nous en approcher. Anna cherche-t-elle à combler un vide existentiel à travers son fils ?
JT : Toutes les familles ont quelque chose qui est caché, et qui ne marche pas si bien, quand on gratte un peu. Elle essaie de le chercher, mais elle n'y arrive pas. Elle vit des moments merveilleux, puis elle tombe dans des moments dramatiques. Ce vide existentiel réside dans cette quête. Il est provoqué par l'excès d'amour qu'elle porte en elle, mais cela cache quelque chose. Au plus elle se rapproche de son coté lumineux, au plus elle côtoie aussi son coté obscur. Elle vit dans son propre film. Elle est dans une course poursuite contre elle même, contre les choses qu'elle imagine et éventuellement contre les circonstances extérieures. J'ai développé ce mouvement pour donner du flux à l'histoire et pour faire entrer le spectateur dans l'univers du personnage.
Pour parler de la question de l'identité, avez-vous cherché dans ce film à restituer votre propre expérience du déracinement et de l'intégration à une autre culture ?
JT : Oui, c'était quelque chose qu'il m'intéressait beaucoup de montrer. Je suis justement dans cette situation, et dans le dilemme d'être considéré comme un français en Colombie, et comme un colombien en France. Je suis donc toujours dans ce questionnement de savoir où je suis. J'adore Paris, j'adore Bogotá, et j'aimerais vivre 6 mois par an dans ces villes. Ce film était donc aussi une occasion de faire ce voyage avec ma famille, mes amis et les personnes avec qui j'avais rêvé depuis 10 ans de faire ce film, tant en France qu'en Colombie. Le chef opérateur est colombien, ma scripte et Bruno sont venus en Colombie, et dans le dispositif de ce road-movie, cela m'intéressait de montrer ces deux pays du point de vue de l'étranger. La vision d'Anna en France rejoint celle de Bruno qui découvre la Colombie avec elle. Nous avons
essayé de jouer sur ces deux niveaux. Je voulais aussi faire ce film avec les gens que j'aime. J'ai par exemple fait jouer mon père, qui interprète Fernando, le frère d'Anna.
Nous sommes ici au Black Nights Film Festival à Tallinn en Estonie où votre film est projeté en avant première mondiale. À la veille de sa projection, que ressentez-vous ?
JT : Je suis très impatient puisque c'est la première fois que nous allons vraiment tester le film devant un public et que nous allons voir sa réaction.
BC : Le public va t-il rire à nos blagues ?
JT : Nous avons essayé de faire beaucoup de blagues, mais certaines marchent mieux que d'autres. Même si ce film est un drame, c'est important qu'il y ait des passages plus détendus.
Propos recueillis par Alain Andrieux
Photographe : Lys Miriel Le Corvec
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