Cannes 2018 : La révolution place Tian’anmen avec Une jeunesse chinoise de Lou Ye
Puisqu'on célèbre cette année les 50 ans de mai 68, et l'anniversaire de ce festival qui n'eut pas lieu, c'est l'occasion d'explorer les rapports de Cannes avec la Révolution. Sur la croisette, où les spectateurs défilent en smoking et robes de soirées, où un simple selfie est jugé "irrespectueux", et où toute la société festivalière est organisée en castes strictes, les mouvements de révolte et de contestation eurent souvent les honneurs d'une sélection. C'est là tout le paradoxe d'une manifestation très attachée à ses traditions, et qui n'a pourtant cessé de montrer, défendre et encourager ces moments de l'Histoire où des hommes et des femmes ont pris leur destin en mains.
Une jeunesse chinoise n'est pas à proprement parler un film sur les mouvements de contestation qui frappèrent la Chine en 1989, mais plutôt une vaste fresque historique englobant cette période et celle qui suivit, du point de vue intime d'une étudiante et de son groupe d'amis. L'histoire intime et personnelle s'articule ainsi avec l'Histoire collective.
Petit rappel historique : entre le 15 avril et le 4 juin 1989, un mouvement de contestation réunit étudiants, intellectuels et ouvriers chinois qui réclament des réformes politiques et démocratiques et dénoncent la corruption des élites. Les manifestations touchent toutes les grandes villes et, à Pékin, se cristallise sur la place Tian'anmen. La loi martiale est instaurée le 20 mai, et l'armée intervient violemment le 4 juin, provoquant un nombre de morts estimé à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers selon les sources. Une période de répression sévère suivit, et le sujet reste aujourd'hui encore tabou en Chine continentale.
Une jeunesse chinoise fut d'ailleurs interdit dans son pays, bien que les événements de Tian'anmen soient principalement hors champ, comme une toile de fond aux amours mouvementés de l'héroïne. C'est plus une vision intimiste de la "génération Tian'anmen" qu'un récit historique que propose en effet Lou Ye. Ou alors un récit où l'Histoire serait seulement en creux. La première partie du film est ainsi présentée comme la période de tous les possibles que Lou Ye filme d'emblée comme un âge d'or révolu. La contestation et le contexte répressif sont au second plan, à demi-effacés par l'histoire d'amour effrénée des deux protagonistes (avec de nombreuses scènes de sexe explicites à l'appui, ce qui n'est pas dans les habitudes du cinéma chinois) dont la crise amoureuse atteint justement son apogée le soir du 4 juin.
Voici ce que nous écrivions en 2006, lors de la présentation du film en compétition officielle à Cannes : "Des histoires d’amours conjugués au pluriel. Celui d’une femme, d’elle et son « autre », celui d’un homme, au fil des hommes, celui de toute une génération qui voulait être libre… Celui de la Chine, de sa jeunesse tournée vers l’avenir. Celui de ces instants de fraîcheur définitivement révolus, consignés dans un vieux journal intime que l’on ressortira l’heure des retours de bâton venue, histoire(s) de ne pas se perdre. (...) Une histoire de Chine adulée, encensée, gangrenée, mélangée, métissée, modernisée, profusément charnelle. Toujours cette Chine de l’entre-deux. Entre tradition et modernité, entre culture patriarcale et légèreté des moeurs. Entre grands destins et futilités des itinéraires particuliers. Pekin/Berlin, Moscou/Shenzen… D’un mur à l’autre, c’est toujours la même histoire."
Car finalement Lou Ye capte plus le désarroi et le désenchantement, une fois la révolte écrasée dans le sang, que l'espoir fou d'un monde meilleur. On pourrait d'ailleurs presque dire qu'Une jeunesse chinoise prend à contrepied l'exercice du "film de révolution" pour n'en montrer que les creux, les manques et les vides que laissent les espoirs déçus.
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