Cannes 2018 : La révolution place Tian’anmen avec Une jeunesse chinoise de Lou Ye

Posté par MpM, le 14 mai 2018

Puisqu'on célèbre cette année les 50 ans de mai 68, et l'anniversaire de ce festival qui n'eut pas lieu, c'est l'occasion d'explorer les rapports de Cannes avec la Révolution. Sur la croisette, où les spectateurs défilent en smoking et robes de soirées, où un simple selfie est jugé "irrespectueux", et où toute la société festivalière est organisée en castes strictes, les mouvements de révolte et de contestation eurent souvent les honneurs d'une sélection. C'est là tout le paradoxe d'une manifestation très attachée à ses traditions, et qui n'a pourtant cessé de montrer, défendre et encourager ces moments de l'Histoire où des hommes et des femmes ont pris leur destin en mains.


Une jeunesse chinoise n'est pas à proprement parler un film sur les mouvements de contestation qui frappèrent la Chine en 1989, mais plutôt une vaste fresque historique englobant cette période et celle qui suivit, du point de vue intime d'une étudiante et de son groupe d'amis. L'histoire intime et personnelle s'articule ainsi avec l'Histoire collective.

Petit rappel historique : entre le 15 avril et le 4 juin 1989, un mouvement de contestation réunit étudiants, intellectuels et ouvriers chinois qui réclament des réformes politiques et démocratiques et dénoncent la corruption des élites. Les manifestations touchent toutes les grandes villes et, à Pékin, se cristallise sur la place Tian'anmen. La loi martiale est instaurée le 20 mai, et l'armée intervient violemment le 4 juin, provoquant un nombre de morts estimé à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers selon les sources. Une période de répression sévère suivit, et le sujet reste aujourd'hui encore tabou en Chine continentale.

Une jeunesse chinoise fut d'ailleurs interdit dans son pays, bien que les événements de Tian'anmen soient principalement hors champ, comme une toile de fond aux amours mouvementés de l'héroïne. C'est plus une vision intimiste de la "génération Tian'anmen" qu'un récit historique que propose en effet Lou Ye. Ou alors un récit où l'Histoire serait seulement en creux. La première partie du film est ainsi présentée comme la période de tous les possibles que Lou Ye filme d'emblée comme un âge d'or révolu. La contestation et le contexte répressif sont au second plan, à demi-effacés par l'histoire d'amour effrénée des deux protagonistes (avec de nombreuses scènes de sexe explicites à l'appui, ce qui n'est pas dans les habitudes du cinéma chinois) dont la crise amoureuse atteint justement son apogée le soir du 4 juin.

Voici ce que nous écrivions en 2006, lors de la présentation du film en compétition officielle à Cannes : "Des histoires d’amours conjugués au pluriel. Celui d’une femme, d’elle et son « autre », celui d’un homme, au fil des hommes, celui de toute une génération qui voulait être libre… Celui de la Chine, de sa jeunesse tournée vers l’avenir. Celui de ces instants de fraîcheur définitivement révolus, consignés dans un vieux journal intime que l’on ressortira l’heure des retours de bâton venue, histoire(s) de ne pas se perdre. (...) Une histoire de Chine adulée, encensée, gangrenée, mélangée, métissée, modernisée, profusément charnelle. Toujours cette Chine de l’entre-deux. Entre tradition et modernité, entre culture patriarcale et légèreté des moeurs. Entre grands destins et futilités des itinéraires particuliers. Pekin/Berlin, Moscou/Shenzen… D’un mur à l’autre, c’est toujours la même histoire."

Car finalement Lou Ye capte plus le désarroi et le désenchantement, une fois la révolte écrasée dans le sang, que l'espoir fou d'un monde meilleur. On pourrait d'ailleurs presque dire qu'Une jeunesse chinoise prend à contrepied l'exercice du "film de révolution" pour n'en montrer que les creux, les manques et les vides que laissent les espoirs déçus.

Mon film de l’année 2015 : La chambre interdite de Guy Maddin

Posté par MpM, le 28 décembre 2015

la chambre interdite

S’il ne faut retenir qu’un seul film de l’année 2015, c’est forcément le film-somme de Guy Maddin (coréalisé avec Evan Johnson), cette Chambre interdite qui convoque rien de moins que les fantômes des films perdus des grands cinéastes du passé, de Murnau à Hitchcock en passant par Ford ou Lang. A la fois romanesque et irrévérencieux, fantastique et baroque, gonflé et sublime, il emporte le spectateur dans un foisonnement d’histoires emboîtées les unes dans les autres et dont les échos se répondent de séquence en séquence. Une baignoire prête pour le bain nous amène dans un sous-marin où l’apparition soudaine d’un Forestier nous fait basculer dans une forêt où des brigands ont enlevé une jeune femme qui…

On se perd avec bonheur dans ce labyrinthe aux dédales à la fois déroutants et d’une grande cohérence qui propose un voyage dans le cinéma des origines dont il emprunte une partie de l’esthétisme : images déformées et tremblantes, lumières vacillantes, inserts et cartons dignes du cinéma muet, expressionnisme, surimpressions, clair-obscur, auréoles noires autour de l’image, bords flous, couleurs saturées… C’est une splendeur visuelle constamment renouvelée, aux confins de l’expérimentation radicale et de la réinvention inspirée.

Avec cette boulimie gourmande à la fois scénaristique et visuelle, Guy Maddin et Evan Johnson touchent à l’essence même du cinéma qui est de raconter des histoires, imaginer des situations, animer des personnages, créer des interactions, faire des clins d’œil au spectateur et multiplier les niveaux de lecture comme autant de poupées russes. Ce qui se joue, c’est au-delà d’un simple un film, une véritable prise de position artistique, presque un manifeste pour réaffirmer ce qu’est le cinéma et d’où il vient.

Voilà pourquoi notre année 2015 gardera l’empreinte de ce voyage onirique et sensoriel, mais aussi spectral, aux multiples clefs et interprétations, qui revient à un principe fondamental : le plaisir brut du cinéma.

Mais bien sûr, d'autres films auront fait à leur manière cette année cinéma. Côté documentaires, on retiendra trois styles complètement différents pour évoquer les traumatismes du passé : The look of silence de Joshua Oppenheimer, L'image manquante de Rithy Panh et Une jeunesse allemande de Jean-gabriel Périot. Côté cinéma français, ce sont les premiers films qui ont fait la différence : Le grand jeu de Nicolas Pariser, Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore et Mustang de Deniz Gamze Ergüven. Côté cinéma européen, on a fait le grand écart entre Le fils de Saul de Lazlo nemes, qui a ouvert un nouveau chapitre du cinéma sur la Shoah, et Les milles et une nuits, projet fou de Miguel Gomes qui parle si bien de notre époque. Le cinéma latino-américain nous aura gâté avec L'étreinte du serpent de Ciro Guerra et Le bouton de nacre de Patricio Guzman. Et le cinéma asiatique avec Cemetery of splendor de Apichatpong Weerasethakul et Taxi Téhéran de Jafar Panahi. C'est dire si, une fois de plus, on aura voyagé, rêvé, réfléchi et traversé des quantités d'émotions complexes par la simple magie d'un écran éclairé dans une salle obscure.

Cannes 2009 : Qui est Lou Ye ?

Posté par MpM, le 13 mai 2009

cnz_louye.jpgAvec Lou Ye, un parfum de souffre et de censure se lève sur la croisette. Ce réalisateur chinois d’une quarantaine d’années joue en effet à cache-cache avec les autorités de son pays depuis qu’en 2000 son deuxième long métrage Suzhou River, une histoire d’amour onirique, a été interdit sur le territoire chinois. Présenté au festival de Rotterdam, le film a néanmoins remporté le Grand prix, attirant l’attention de la critique internationale sur ce nouveau cinéaste de la 6e génération (qui recouvre les cinéastes postérieurs à 1989 et aux évènements de Tien An Men, comme Jia Zhang-ke ou Wang Chao).

On retrouve ensuite Lou Ye en compétition à Cannes, et même avec une certaine constance : Purple butterfly (une fresque retraçant le conflit sino-japonais des années 30, avec Zhang Ziyi) en 2003, Une jeunesse chinoise (Summer Palace) en 2006 (qui aborde directement les affrontements de la Place Tian An Men) et Nuit d’ivresse printanière (Spring fever) cette année. Ce dernier, qui relate la relation homosexuelle secrète d’un homme marié, est annoncé comme une œuvre extrêmement sensuelle, voire crue. Il a été tourné dans le plus grand secret, clandestinement, à Nanjing et monté en France.

En effet, en brisant le tabou de Tian An Men, Une jeunesse chinoise a valu au réalisateur une interdiction de tourner en Chine pendant cinq ans. Ces dernières années, une sanction similaire avait été infligée entre autres à Yu Lik-wai (All tomorow’s parties) et Li Yang (Blind shaft), allant à l’encontre des affirmations selon lesquelles les autorités chinoises se montreraient plus "tolérantes" envers la création artistique… Reste à vérifier si surfer sur une réputation de cinéaste maudit et une bonne dose de polémique ne finit pas par desservir le travail du cinéaste.