Cannes 2018: La révolution algérienne avec « Chronique des années de braise » de Mohammed Lakhdar-Hamina

Posté par vincy, le 11 mai 2018

Puisqu'on célèbre cette année les 50 ans de mai 68, et l'anniversaire de ce festival qui n'eut pas lieu, c'est l'occasion d'explorer les rapports de Cannes avec la Révolution. Sur la croisette, où les spectateurs défilent en smoking et robes de soirées, où un simple selfie est jugé "irrespectueux", et où toute la société festivalière est organisée en castes strictes, les mouvements de révolte et de contestation eurent souvent les honneurs d'une sélection. C'est là tout le paradoxe d'une manifestation très attachée à ses traditions, et qui n'a pourtant cessé de montrer, défendre et encourager ces moments de l'Histoire où des hommes et des femmes ont pris leur destin en mains.

Palme d'or en 1975, Chronique des années de braise du vétéran Mohammed Lakhdar-Hamina évoque la révolution algérienne à travers les yeux d'un paysan. Découpé en six volets - des années de Cendre au 1er novembre 1954 - le film montre les mutations de l'Algérie, encore colonisée par les Français, et notamment l'exode rural, la misère, et bien entendu la montée du nationalisme.

Avec ce film, Mohammed Lakhdar-Hamina signe une tragédie où la révolution est indissociable du sacrifice, une libération par le sang, que l'on transmet à la génération suivante.

De 1939 au 11 novembre 1954, c'est en fait la construction d'une révolution jusqu'à son "explosion" qui nous est racontée. Ce long processus, où la souffrance individuelle se mêle à la colère collective, est évidemment le résultat d'une colonisation qui a échoué et qui n'est plus acceptable. On comprend mieux que le cinéaste ait été menacé de mort lors de sa venue à Cannes par des anciens membres de l'OAS.

Cette fresque historique, importante historiquement comme cinématographiquement, est portée par un style simple et lyrique.

Premier film africain et premier film en langue arabe à obtenir la Palme d'or, il reste encore aujourd'hui l'un des films du monde arabe les plus emblématiques du XXe siècle.

Pourtant, ça n'a pas été si facile. Le film, malgré sa Palme, ne sort que dans quelques salles à Paris, en version originale, alors que la version française existe. Paradoxalement, le budget pour la promotion est faible alors qu'il s'agit d'une production extrêmement coûteuse (ce qui lui vaut des critiques dans un pays qui se bat contre la pauvreté). "Avec un budget de publicité aussi faible, la promotion de mon film n'est pas assurée correctement. C'est grave ; non seulement pour des raisons économiques, mais parce qu'il est politiquement important qu'un grand nombre de Français voient la Chronique, aient une autre idée de l'Algérie, des Algériens" expliquait-il à l'époque.

C'est justement ça qui est intéressant avec cette Palme : le point de vue des Algériens sur une période que le cinéma français ne parvient pas à restituer autrement que sous l'œil culpabilisé du colonisateur ou d'un récit "national" déformé. Les grands auteurs ont tous essayé de parler de l'Algérie - Le Petit Soldat (1960) de Jean-Luc Godard, Muriel (1963) d'Alain Resnais, Avoir vingt ans dans les Aurès (1972) de René Vautier, Liberté la nuit (1983) de Philippe Garrel, La Guerre sans nom (1991) de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, ... mais c'est bien le film de Mohammed Lakhdar-Hamina qui raconte le mieux cette révolution.

Quinzaine 50 – de l’art de la découverte : voyage parmi les premiers films

Posté par MpM, le 11 mai 2018

Dernière née des sections parallèles cannoises, la Quinzaine célèbre cette année sa 50e édition. L'occasion d'une promenade à son image - en toute liberté - dans une histoire chargée de surprises, de découvertes, de coups de maîtres et de films incontournables.

En partenariat avec Critique-Film. Retrouvez tout le dossier ici.

Cinéma en liberté. Ce slogan, qui présida à la création de la Quinzaine en 1969, induisait dès le départ l’éclectisme de ses sélections et la nécessaire curiosité de ses responsables, chargés d’aller chercher « à la source » ces films et ces talents qui leur semblaient tant manquer à la compétition officielle. Si les temps ont changé, et que les sections cannoises font désormais toutes la chasse aux premiers films, la Quinzaine peut malgré tout s’enorgueillir d’avoir fait un travail de pionnier en la matière, mêlant sans complexe jeunes réalisateurs et auteurs confirmés depuis ses débuts. En 1969, en effet, étaient notamment sélectionnés Head, premier long métrage de Bob Rafelson, et Pauline s’en va, le premier d’André Téchiné, aux côtés de Calcutta de Louis Malle (déjà palmé d’or) et Une femme douce de Robert Bresson, futur habitué de la compétition officielle. L’année suivante, ce sont les premiers films de Krzystof Zanussi (Structure de cristal) et de Werner Schroeter (Eikka Katappa) qui côtoient en compétition Pierre Granier-Deferre, dont Archipel est le 26e long métrage… Si l’on ausculte les 49 premières éditions de la section, on n’est donc pas étonné de découvrir qu’elle tient la corde au tableau d’honneur de la Caméra d’or avec 15 prix (et 8 mentions spéciales, datant de l’époque où cela était encore autorisé), à égalité avec Un Certain regard (15 prix, mais seulement 2 mentions) et devant la Semaine de la Critique (11 prix, 5 mentions) dont c’est pourtant la vocation première de découvrir de nouveaux cinéastes.

Parmi les films récompensés, citons par exemple Salaam Bombay! de l’Indienne Mira Nair en 1988, Toto le héros de Jaco van Dormael en 1991, Petits arrangements avec les morts de Pascale Ferran en 1994, Un temps pour l’ivresse des chevaux de Bahman Ghobadi en 2000, Année bissextile de Michael Rowe en 2010, Divines de Houda Benyamina  en 2016… mais aussi certains lauréats qui ont été un peu oubliés, comme Desperado city de l'acteur allemand Vadim Glowna (1981) qui a ensuite beaucoup tourné pour la télévision, et notamment la série policière allemande Le renard, ou Slam de Marc Levin, couronné en 1998. La petite dernière des sections parallèles a en effet su parfois choisir des œuvres « ovni », ou restées exceptionnelles dans la carrière de leur réalisateur. On pense notamment au premier et unique long métrage de Barbara Loden, Wanda, véritable miracle cinématographique, sélectionné en 1971, ou Renaldo and Clara, un long métrage de 3h52, signé Bob Dylan (1978), réunissant entre autres Allen Ginsberg, Harry Dean Stanton, Joan Baez et Roberta Flack, et qui restera le seul du chanteur. Mais elle a aussi indéniablement eu du flair pour révéler des cinéastes devenus incontournables, à Cannes comme ailleurs, à l’image de George Lucas (THX 1138 en 1971), Jim Jarmusch (Stranger than paradise en 1984), Michael Haneke (Le 7e continent en 1989), Jafar Panahi (Le ballon blanc en 1995), Naomi Kawase (Suzaku en 1997), Abderrahmane Sissako (La vie sur terre en 1998), Lee Chang-dong (Peppermint candy en 2000), Carlos Reygadas (Japon en 2002), Alain Guiraudie (Pas de repos pour les braves en 2003) ou encore Xavier Dolan (J'ai tué ma mère en 2009).

On peut aussi s’amuser à reconnaître des tendances au fil des éditions. La Quinzaine est par exemple réputée pour avoir montré les premiers films de nombreux acteurs américains passés derrière la caméra, comme Sean Penn (The indian runner, 1991), Tim Robbins (Bob Roberts, 1992), John Turturro (Mac, 1992, récompensé d’une Caméra d’or), Steve Buscemi (Trees lounge, 1996), Angelica Huston (Agnes Browne, 1999) ou encore Ethan Hawke (Chelsea Walls, 2001). Elle a également été à la pointe de la « Nouvelle vague roumaine » en sélectionnant Cristi Puiu en 2001 avec Marfa si banii (Le matos et la thune), Cristian Mungiu en 2002 avec Occident et Corneliu Porumboiu en 2006 avec 12:08 à l’Est de Bucarest. Citons enfin tout azimut des films et des auteurs qui ont marqué l’histoire de la Quinzaine à des degrés divers : Virgin suicides de Sofia Coppola (1999), Voyages d’Emmanuel Finkiel (1999), Haut les cœur de Sólveig Anspach (1999), Le bleu des villes de Stéphane Brizé (toujours 1999, décidément une excellente année), Billy Elliott de Stephen Daldry (2000), Les heures du jour de Jaime Rosales (2003), Tarnation de Jonathan Caouette (2004), Douches froides d’Antony Cordier (2005), Tout est pardonné de Mia Hansen Love (2007), Control de Anton Corbijn (2007), Caramel de Nadine Labaki (2007), Daniel et Ana de Michel Franco (2009)…

Sans oublier les années les plus récentes, durant lesquelles la Quinzaine a su miser sur une nouvelle génération de cinéastes comme Katell Quillévéré (Un poison violent, 2010), Alice Rohrwacher (Corpo celeste, 2011), Marcela Said (L’été des poissons volants, 2013), Antonin Peretjatko (La fille du 14 juillet, 2013), Damien Chazelle (Whiplash, 2014), Chloé Zhao (Les chansons que mes frères m’ont apprises, 2015)… et quelques films-phare tels que Les combattants de Thomas Cailley (2014), Mustang de Deniz Gamze Ergüven (2015), Les Garçons et Guillaume, à table ! de Guillaume Galienne (2013) ou Ernest et Célestine de Benjamin Renner, Vincent Patar et Stéphane Aubier (2012). Cette année, deux premiers longs métrages sont une fois encore de la partie : Carmen y Lola de Arantxa Echevarria et Joueurs de Marie Monge. Le jeu continue, le plaisir de la découverte aussi. En attendant de savoir ce que deviendront ces deux nouvelles réalisatrices, concluons cette promenade dans les premiers longs métrages mis en lumière par la Quinzaine avec une sélection très resserrée de 5 films (un par décennie) qui ont marqué leur époque, l’histoire de la quinzaine et celle du cinéma.

Les années 70 : THX 1138 de George Lucas (1971)

On ne présente plus le chef d’œuvre de SF qu’est THX 1138. AU XXVe siècle, les êtres humains vivent dans un monde souterrain régi par des règles très strictes. Tous les individus portent des numéros de matricule, sont vêtus de la même manière, et passent leur existence sous le regard implacable des caméras de surveillance. Pour eux, la routine se décompose en tranquillisants (administrés de force), boulot (rébarbatif) et dodo (artificiel). Dans cette société totalitaire et coercitive, THX 1138 et LUH 3417 commettent l’irréparable : ils s’aiment et ont une relation sexuelle pourtant formellement interdite. Impossible de ne pas penser à George Orwell et à 1984 à la vision de cette dystopie cruelle où les êtres humains ne sont plus que les rouages abêtis d’une société où les machines (et donc la technique) ont pris le dessus. A l’opposée de la plus célèbre des sagas interplanétaires imaginées par Lucas moins de 10 ans plus tard, THX 1138 brille par son minimalisme et son épure (ah, ces décors uniformément blancs où se perdent les personnages…), et par une narration quasi inexistante.  Le cinéaste y flirte avec le cinéma expérimental tout en proposant une version déformée et terrifiante de notre propre société accro aux programmes télé et aux psychotropes.

Les années 80 : Stranger than paradise de Jim Jarmusch (1984)

Le premier long métrage de Jim Jarmusch (qui est en réalité le deuxième, après son film de fin d’études Permanent Vacation), est resté dans les mémoires comme celui qui lança le cinéma indépendant américain. Difficile d’en raconter l’histoire, comme le confesse Jim Jarmusch lui-même : "il est plus facile de parler du style du film que de « ce qui s’y passe » ou de « quoi ça parle »." Essayons quand même : Eva, 16 ans, quitte la Hongrie et retrouve son cousin Willie, installé depuis 10 ans aux Etats-Unis. Ensemble, et flanqués d’Eddie, le copain de Willie, ils partent à la découverte de la Floride, prétendu paradis qui cristallise en lui les derniers espoirs des personnages. L’image en noir et blanc est précise, les cadres travaillés et fixes, le ton ironique et pince-sans-rire. Jim Jarmusch, sous l’influence de Ozu, propose une œuvre singulière et dense qui aligne les saynètes irrésistibles. « Je voulais faire un film très réaliste au niveau du jeu des acteurs et des lieux de tournage, sans trop attirer l’attention sur le fait que le récit est situé au présent » explique le cinéaste. Banco, le film marqua toute une génération de cinéphiles, et rafla par la même occasion une très logique Caméra d’or.

Les années 90 : Le ballon blanc de Jafar Panahi (1995)

Jafar Panahi est devenu un tel symbole de la résistance face à l’oppression et la censure qu’il faut faire un véritable effort d’imagination pour se le représenter à Cannes il y a plus de vingt ans, présentant son premier film à la Quinzaine des réalisateurs. Il s’agissait alors du Ballon blanc, l’histoire de Razieh, une petite fille qui veut acheter le plus beau poisson rouge pour la nouvelle année. Mais elle ne cesse d’égarer le billet que lui a confié sa mère. Sa quête pour le récupérer sera l’occasion de croiser un soldat qui arrive de la frontière afghane, un tailleur originaire d'une région proche de l'Azerbaïdjan, une vieille dame d'origine polonaise, un vendeur de ballons afghan… Comme dans le vrai-faux Taxi conduit par le cinéaste vingt ans plus tard, c’est le monde qui défile ainsi sous les yeux de la petite fille, et lui apporte quelques leçons de vie. A commencer par la nécessité d’aller se faire sa propre idée sur le monde qui nous entoure ! Avec Abbas Kiarostami au scénario, et Pahani à la réalisation, Le ballon blanc s’inscrit alors dans la lignée d’un cinéma iranien qui dit beaucoup avec très peu. Là encore, les différents jurys ne s’y trompèrent pas qui lui décernèrent, outre une caméra d’or, le prix de la presse internationale et celui de la confédération des cinémas d’art et d’essai.

Les années 2000 : J’ai tué ma mère de Xavier Dolan (2009)

Un cinéaste est né : Xavier Dolan, vingt ans, conquiert la planète cinéma avec un seul film, le portrait fulgurant, plus fantasmé qu’autobiographique, d’un adolescent qui ne supporte plus sa mère. Entouré de ceux qui deviendront ses comédiens fétiches (Anne Dorval, Suzanne Clément, Niels Schneider…), le cinéaste tient lui-même le rôle principal, et signe l’un des films les plus impressionnants de l’édition cannoise 2009. Cette chronique intime et cruelle, audacieuse et référencée, déborde de style mais aussi d’émotion. Mère et fils semblent fonctionner comme un vieux couple en roue libre qui se débat en vain face à l’impossibilité de se quitter. Le regard de Xavier Dolan est déjà acéré, sa mise en scène aussi. La Quinzaine peut se vanter d’avoir découvert le cinéaste le plus talentueux de sa génération, qui deviendra le parfait « abonné » cannois.

Les années 2010 : Mustang de Deniz Gamze Ergüven (2015)

C’est en apnée qu’on traverse le premier film de Deniz Gamze Ergüven, ancienne de la Fémis, qui nous entraîne dans le quasi huis clos d’une maison qui deviendra peu à peu une prison, une salle de torture et un tombeau. Ses cinq héroïnes, cinq sœurs adolescentes soumises à l’autorité étouffante de leur oncle, s’y retrouvent en effet confinées de plus en plus étroitement, à mesure que les murs sont littéralement rehaussés autour d’elles. Comme une parfaite métaphore de la Turquie conservatrice du président Erdogan pour qui les femmes devraient se consacrer à la maternité, et donc en gros, rester à la maison. La croisette toute entière a frémi devant cette tragédie en forme d’hymne à la liberté et à la résistance, et Mustang sera choisi pour représenter la France dans la course à l’Oscar du meilleur film étranger. Nominé, le film échoue (derrière Le fils de Saul de Laszlo Nemes) mais sera plus chanceux aux César avec celui du meilleur premier film et du meilleur scénario original (co-écrit avec Alice Winocour). Joli coup pour la Quinzaine qui, une fois de plus, a déniché le film dont le monde parle.

Cannes 2018: Qui est Ramin Bahrani ?

Posté par wyzman, le 11 mai 2018

Entre 2005 et 2015, le réalisateur et scénaristes d'origine iranienne Ramin Bahrani a réalisé pas moins de 5 longs métrages de fiction. Très apprécié (et reconnu) dans le milieu du cinéma indépendant américain, il pourrait bien entrer définitivement dans la cour des grands avec un téléfilm. En effet, son Fahrenheit 451 sera projeté en Séance de minuit avant d'être diffusé le samedi 19 mai sur la chaîne câblée américaine HBO.

Un parcours logique

Né en 1975 et longtemps élevé en Caroline du Nord, Ramin Bahrani s'est rapidement intéressé au cinéma. Diplômé de la Columbia University de New York où il enseigne désormais, il se lance dans la réalisation à la fin des années 1990. Son premier film, Strangers, passe complètement inaperçu en raison d'un pitch pas très vendeur : un jeune Américain part en Iran, à la recherche du passé de son père récemment décédé et fait la rencontre d'un conducteur de camion iranien. Pas très sexy ! Par chance, son film suivant recevra un meilleur accueil : Man Pusher Cart fait en effet la tournée des festivals (Mostra de Venise et Sundance en tête). Nous sommes alors en 2005.

Deux ans plus tard, il propose Chop Shop, un drame centré sur un orpheline latino de 12 ans qui travaille en "réparant" des voitures. Le film est sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs, à la Berlinale ainsi qu'au TIFF. Son acteur principal, Alejandro Polanco, finit même pas être nommé aux Gotham Awards. Pour rappel, le dernier acteur à avoir triomphé dans cette catégorie n'était autre que Timothée Chalamet pour Call Me By Your Name.

Vient ensuite l'exceptionnellement bon et touchant Goodbye Solo. Le drame raconte la rencontre entre un chauffeur de taxi sénégalais et un vieil homme suicidaire en Caroline du Nord. Véritable révélation, Goodbye Solo permet à Ramin Bahrani de rafler le prix de la critique FIPRESCI à la Mostra de Venise, trois ans seulement après l'avoir remporté à Londres pour Man Push Cart.

Des choix douteux

Alors qu'il vient d'enchaîner coup sur coup Chop Shop et Goodbye Solo, Ramin Barhani revient l'année d'après avec Plastic Bag. Le court-métrage de 18 minutes a beau être sélectionné à Venise, à Telluride, à New York et à South by Southwest (Austin), il ne fait pas l'unanimité. En racontant le parcours d'un sac plastique grâce à la voix de Werner Herzog, Ramin Bahrani tente de réveiller les consciences. En vain.

Et parce que les mauvaises nouvelles n'arrivent jamais seules, il lui faudra quatre ans pour réussir à réaliser son prochain film, At Any Price. Désormais dans le viseur de grands distributeurs, Ramin Bahrani s'offre tout de même un joli casting : Zac Efron, Denis Quaid et Heather Graham. Mais le film fait un bide retentissant et ne rapporte que 380000$ ! C'est presque deux fois moins que Paperboy et Parkland, les deux autres films indépendants que Zac Efron a tournés avant et après At Any Price...

Retour en fanfare

Il faut attendre 2015 pour que Ramin Bahrani revienne par la (très) grande porte. Son nouveau film, 99 Homes, narre le combat d'un père bien décidé à récupérer la maison dont sa famille a été expulsée par un agent immobilier véreux. En plus de sélections au TIFF, à Teluride et à la Mostra de Venise, 99 Homes offre à Michael Shannon des nominations aux Gotham Awards, aux SAG Awards et aux Golden Globes. L'acteur en repart bredouille mais le film rafle tout de même le Grand Prix au festival du cinéma américain de Deauville. Pas de toute, Ramin Bahrani est sur la bonne pente.

Il n'est donc pas étonnant de retrouver l'insubmersible Michael Shannon au casting de son prochain film - qui est en fait un téléfilm. Adapté du roman de Ray Bradburry, Fahrenheit 451 sera l'occasion de voir Michael Shannon donner la réplique à une autre star du cinéma indépendant, Michael B. Jordan. Absolument incontournable depuis les succès de Fruitvale Station, Creed et Black Panther (tiens, que des films de Ryan Coogler...), Michael B. Jordan incarne ici Guy Montag, le pompier qui se sent attiré par la lecture et va chambouler toute cette dystopie !

Projeté en Séance de minuit, Fahrenheit 451 sera donc diffusé dans la foulée sur HBO. Et bien que les critiques du film soient pour l'instant inexistantes, le marketing entourant sa "sortie" laisse à penser que HBO est plus que sûre de son coup. Alors, Ramin Bahrani a-t-il réalisé un téléfilm aussi inoubliable que Ma Vie avec Liberace ou The Normal Heart ? Réponse demain!

Cannes 2018: Nos retrouvailles avec Isabelle Adjani

Posté par vincy, le 11 mai 2018

Elle est rare. Ou abonnée aux longues absences. 5 ans entre Camille Claudel et Toxic Affair. 6 ans entre Diabolique et La repentie. Autant d'années entre Bon voyage et La journée de la jupe. Isabelle Adjani nous quitte souvent mais revient toujours. Deux ans après le téléfilm Carole Matthieu, avouons-le médiocre, elle est de retour. Dans Le monde est à toi de Romain Gavras. Le film est présenté à la Quinzaine des réalisateurs. C'est la première fois depuis La Reine Margot, en 1994, que l'actrice accompagne un film à Cannes.

Pourtant Cannes, elle connaît. Elle en a même été l'une des abonnées. Prix d'interprétation en 1981 pour Possession et Quartet, l'actrice cinq fois césarisée, deux fois nommée à l'Oscar, Ours d'argent à Berlin, a été LA star du cinéma français dans les années 1970-1980. Avant qu'une autre Isabelle ne prenne le pouvoir. Avant que la Catherine ne se visse à son trône. Avant que Juliette puis Marion s'imposent jusqu'à Hollywood.

Adjani a fait l'objet d'un véritable culte. Par son apprentissage au théâtre, elle semble une tragédienne née. Grâce à des films aussi différents que L'été meurtrier (5 millions d'entrées) de Jean Becker, La gifle de Claude Pinoteau, Subway de Luc Besson, Camille Claudel de Bruno Nuytten et Tout feu, tout flamme de Jean-Paul Rappeneau, elle atteint un large public dans les salles.

Grâce à François Truffaut, André Téchiné, Roman Polanski, Walter Hill, Werner Herzog, James Ivory, Carlos Saura, Claude Miller, elle a construit une filmographie internationale et cinéphile. Grâce à ses engagements, ses passions, elle réussit des coups d'éclat qui font date, des discours qui marquent.

Depuis 25 ans, Isabelle Adjani est comme un spectre qui hante nos mémoires de spectateurs. Parfois elle s'incarne, chez des jeunes cinéastes, chez des réalisateurs étrangers, dans des comédies déjantées. Malheureusement, le plus souvent, elle "fait" du Adjani. Ce personnage caricaturé par Florence Foresti, diva lunatique à la Garbo avec ses lunettes noires. C'est presque l'image de son personnage de Mammuth du duo Delépine/Kervern: L'amour perdu.

Il y a un peu de ça dans notre liaison sporadique avec Isabelle A. L'aventurière, libre, préfère dérouter, s'inviter dans des projets décalés, peut même rire d'elle-même (Dix pour cent). Cette année, elle enchaîne les lectures de Marguerite Duras et autres grands écrivains. Elle délire dans "Opening Night", mix entre Tchekhov, Rilke et Cassavetes. Elle incarnera Maria Casares dans une lecture de correspondances avec Albert Camus à Avignon en juillet.

Elle est notre Dame aux Camélias.

On est heureux quand même de la retrouver sur la Croisette, qui, cette année, n'a ni Huppert, ni Binoche, ni Deneuve. Elle arrive avec un film barré, mère de Karim Leklou, et entourée de Vincent Cassel et François Damiens, tels trois pieds nickelés. Evidemment, dans Le monde est à toi, la chef de gang porte encore ses lunettes noires. Après tout, c'est une star, à l'image de celle de Sunset Boulevard.

Cannes 2018: A Queer Eye

Posté par vincy, le 11 mai 2018

Une Palme d'or pour La vie d'Adèle, deux Grands prix du jury pour Juste la fin du monde et 120 battements par minute, un prix de la mise en scène Un certain regard pour L'inconnu du lac, sans oublier Carol, Les vies de Thérèse, Kaboom... le festival de Cannes depuis quelques années a suivi le mouvement sociétal et cinématographique (les Oscars ont récompensés Moonlight l'an dernier, Une femme fantastique et Call Me By Your Name cette année): l'homosexualité et plus globalement la culture Queer se sont invités dans les sélections comme dans les palmarès. Les cinéastes, hétéros ou LGBTQI, y trouvent des sujets forts pour des genres variés et des films engagés.

2018 ne fait pas exception. Le queer sera à la mode. Il sera même banalisé, ce qui ne peut que nous satisfaire. Il sera aussi "transgenre".

Yann Gonzalez nous plongera ainsi dans le milieu porno gay de la fin des années 1970 avec Un couteau dans le cœur (compétition), tandis que Christophe Honoré nous conviera à une romance dramatique gay (et homoparental) du début des années 1990 avec Plaire, Aimer et courir vite (aussi en compétition). Les amours (de jeunesse) tourneront aussi dans L'amour debout de Michaël Dacheux (Acid). A bas les étiquettes!

Côté beaux mecs (et tendance marginal) on sera séduit par les plastiques Felix Maritaud et Eric Bernard dans Sauvage de Camille Vidal-Naquet (Semaine de la critique). Dans un registre plus homoérotique qu'homosexuel, Diamantino de Gabriel Abrantes & Daniel Schmidt se concentrera sur le culte du corps masculin d'un sportif (en l'occurrence celui de Carloto Cotta). Le sport et le corps sont aussi à l'honneur du documentaire de Marie Losier, Cassandro, The Exotico (Acid). Ici on plonge dans l'univers des catcheurs gays.

Mais peut-être que l'histoire qui nous touchera le plus est celle des deux frères, dont l'un est homosexuel, dans Euphoria de Valeria Golino (Un certain regard), avec Riccardo Scamarcio et Valerio Mastandrea...

C'est d'ailleurs toujours à Un certain regard que l'un des films les plus attendus sera projeté: Rafiki de Wanuri Kahiu. Parce que c'est le premier film kényan en sélection officielle. Parce qu'il a été censuré dans son pays après l'annonce de sa sélection. Parce que c'est une histoire d'amour entre deux femmes qui ne peuvent pas étaler leurs sentiments en plein jour. Et dans la même sélection, avec Girl de Lukas Dhont, on évoquera le genre grâce à une adolescente qui veut devenir danseuse étoile, mais qui est née dans le corps d'un garçon.

Les amours saphiques seront aussi projetés à la Quinzaine des réalisateurs avec Carmen y Lola d’Arantxa Echevarria, une histoire d'amour entre deux jeunes gitanes dans un milieu où là aussi l'homosexualité est un tabou. Et qu'attendre de Climax de Gaspar Noé, qui met le plaisir au centre de tout, cet hédonisme revendiqué et sans limites?

On le voit: le genre, la sexualité, l'homophobie, l'homoparentalité, la pornographie, et bien entendu l'amour sont présents dans des films venus de partout et formellement différents. Et on peut aller plus loin avec le frontal A genoux les gars (Antoine Desrosières, Un certain regard) qui s'affirme le film le plus féministe de la saison, L'ange (Luis Ortega, Un certain regard), dont le personnage de tueur est pour le moins ambivalent ou encore Manto (Nandita Das, Un certain regard), biopic sur un écrivain célèbre accusé plusieurs fois de pornographie...

Mais assurément le film le plus queer du 71e festival de Cannes (en séance spéciale) est un documentaire de Kevin Macdonald (Le Dernier Roi d'Écosse), qui six ans après Marley (sur Bob Marley), s'intéresse à Whitney (sur la diva Whitney Houston). Rien de gai mais cette icône gay (et pop) devrait être l'une des vedettes des dancefloors cannois. Une Queen pour célébrer la culture queer, pour aimer, sans préjugés.

Cannes 2018: Qui est Feng Xiaogang ?

Posté par MpM, le 11 mai 2018

C’est en 1985, à l’âge de 27 ans, que Feng Xiaogang commence à travailler pour le centre d'art de la télévision de Pékin. Il écrit d’abord des scénarios pour la télévision et réalise des séries, avant de passer au long métrage de cinéma. En 1997, il rencontre le succès avec Dream factory, une comédie qui annonce un nouveau style de films extrêmement populaires, celui du « récit de nouvel an ».

Tour à tour acteur (il tient par exemple un petit rôle dans Sous la chaleur du soleil de Jiang Wen en 1994 et dans Crazy kung-fu de Stephen Chow en 2004), réalisateur et scénariste, il enchaîne les tournages et les projets, principalement des comédies destinées au marché local. En 2006, changement de cap avec La légende du scorpion noir, une adaptation du Hamlet de Shakespeare dans la Chine du Xe siècle et en version kung-fu (!!!), qui réunit Zhang Ziyi et Zhou Xun dans les rôles principaux.

L’année suivante, il se tourne vers le film de guerre avec Héros de guerre, qui relate un épisode réel de la guerre civile chinoise et suit un vétéran qui se bat pour obtenir une forme de reconnaissance officielle pour ses hommes morts héroïquement face aux armées nationalistes.

Après une nouvelle incursion par la comédie romantique, Feng Xiaogang se penche ensuite sur un autre épisode de l’histoire chinoise, le tremblement de terre de Tangshan, survenu en 1976. Aftershock se concentre sur le destin épique d’une famille séparée par la catastrophe, et qui ne se retrouvera qu’à l’occasion d’un autre tremblement de terre, celui du Sichuan, plus de trente ans plus tard. Le film bat tous les records d’entrées de l’année 2010 et rapporte 100 millions de dollars, soit cinq fois plus que son budget initial. Il s’agit de la première superproduction IMAX réalisée en dehors des Etats-Unis.

En 2012, le cinéaste s’essaye à une autre forme de drame historique avec Back to 1942, qui raconte la famine au Henan durant la guerre contre le Japon du point de vue de deux occidentaux incarnés par Adrien Brody et Tim Robbins. Le film, adapté d’un roman de Liu Zhenyun, remporte deux prix au festival de Rome 2012 et est présélectionné pour représenter son pays aux Oscar.

Pour son film suivant, Feng Xiaogang retravaille avec Liu Zhenyun dont il adapte un autre roman, Je ne suis pas une garce.  Sorti en France en 2017 sous le titre I am not Madame Bovary, le film est à nouveau un récit épique suivant une femme dans des tribulations judiciaires qui oscillent entre l’absurdité et la farce. Ses choix esthétiques (notamment le cadre circulaire et les références à la peinture traditionnelle chinoise), son ton ultra-décalé et sa dimension de satire sociale assumée lui garantissent un énorme succès à l’international, et notamment dans des festivals de premier plan comme San Sebastian, où il remporte la Coquille d'or du meilleur film et le coquillage d'argent de la meilleure actrice, et à Toronto où il est couronné du prix de la critique internationale.

Il tourne ensuite un film encore inédit en France, Fang hua (Youth), qui est lui aussi présenté à Toronto en 2017. Il y est cette fois question d’un groupe d’adolescents idéalistes dans la Chine des années 70 et 80.

Mais c’est en tant qu’acteur, et non de réalisateur à succès, qu’il est attendu à Cannes. Feng Xiaogang tient en effet un petit rôle dans Ash is the purest white de Jia Zhang-ke, une nouvelle fresque historique dans les tourbillons de l’histoire chinoise récente et contemporaine où il côtoiera notamment Zhao Tao et Liao Fan. Des premiers pas cannois qui lui permettront de connaître le chemin du tapis rouge. On ne sait jamais.

Quinzaine 50 : entretien avec Pierre-Henri Deleau – épisode 3, la sélection officielle

Posté par redaction, le 11 mai 2018

Héritière directe de ceux qui voulaient affranchir le cinéma de ses chaînes en 1968, la Quinzaine célèbre cette année sa 50e édition. L'occasion d'une promenade à son image - en toute liberté, et forcément subjective - dans une histoire chargée de découvertes, d'audaces, d’enthousiasmes, de coups de maîtres et de films devenus incontournables.

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Maître d'oeuvre des trente premières éditions de la Quinzaine, Pierre-Henri Deleau est considéré comme «l'âme» de la Quinzaine, celui qui a su donner une identité à cette section marquée par son éclectisme et ses choix aventureux et un goût sur sur pour un cinéma audacieux, dénué du conservatisme qui plombait les premières années de la sélection officielle du Festival de Cannes.

Merci à lui pour le temps qu'il nous a accordé pour ce long entretien que nous dévoilons sous forme de feuilleton, sur plusieurs jours.

L'arrivée de la quinzaine a permis de faire rapidement évoluer la programmation de la sélection officielle ?

Non, ça a bien pris trois ou quatre ans pour voir les premiers effets. J'ai montré quatre films de Werner Herzog avant le triomphe de Aguirre. On savait alors que le prochain serait en compétition s'il y en avait un ! J'ai montré cinq films de Nagisa Oshima jusqu'à ce que L'Empire des sens soit un tel succès que l'année d'après, il s'est retrouvé en compétition avec L'empire de la passion.

Avec le temps, ça a évolué et d'un seul coup le festival a pris conscience qu'il aurait dû accepter les réformes qu'on demandait ! Car aujourd'hui, il les a acceptées ! On leur disait de ne pas se laisser imposer les films par les pays ! Forcément il y a toujours des vétos des gouvernements ! On avait bien vu qu'il avait fallu retirer Viridiana sur protestation de l'Espagne. Choisissez vous-même, prenez votre liberté ! Et puis assumez ! À l'époque on disait l'URSS présente… Aujourd'hui, c'est c'est «le festival présente». C'est toute la différence, elle est énorme. Parce qu'on PEUT refuser. Et puis le festival était affolé parce que quand ils ne prenaient pas un film brésilien pendant deux ou trois ans par exemple, ils se disaient que les brésiliens n'achèteraient plus de films français. Les producteurs français leur disaient «débrouillez-vous mais prenez-en un» ! Les sections parallèles ont été créées aussi pour changer ça.

Maurice Bessy a été nommé par Robert Favre Le Bret qui, de délégué est devenu président parce qu'il était fatigué et que sa santé n'était plus très bonne. Bessy avait dirigé la revue Cinémonde et s'est dit, ce n'est pas possible, il y a trop de papiers sur la quinzaine, genre c'est lui qui invitait les journalistes et moi qui les détournais pour couvrir la quinzaine. Ça les foutait dans des rages absolument épouvantables ! La Quinzaine, c'est un coucou qui a fait ses nids dans les branches d'un arbre qui existait avant. Bessy a eu l'idée non pas de créer une section mais trois sections pour couler la quinzaine. Il a créé Les Yeux Fertiles (consacré à des œuvres dites théâtrales), Le Passé Composé (des œuvres d'histoire) et Un Certain Regard, mais moi je n'ai jamais compris les distinctions. Le résultat des courses c'est qu'il a absorbé trente ou quarante films sur les trois sections, tout ça pour m'assécher. Puis, il a été viré, Gilles Jacob est arrivé et il a tout regroupé en une seule section, Un Certain Regard que j'appelais au début, en me marrant, «Incertain Regard»,  c'est facile ! Ça ne lui faisait pas vraiment plaisir, je crois ! Et puis il a eu l'idée de rajouter la mention sélection officielle, c'est l'antichambre de la compétition, soi-disant. En vérité, ça servait de capsule de décompression diplomatique. Quand Bessy ne prenait pas en compétition un film soviétique, il en mettait un dans une des trois sections, en leur disant qu'ils étaient quand même à Cannes. Quand Gilles Jacob est arrivé, les choses ont changé. Lui avait du goût quand même. Je savais que dès qu'un premier film aurait du succès, le deuxième du même réalisateur serait en compétition. C'est ce qui est arrivé avec Spike Lee ou Jim Jarmusch, par exemple.

J'ai toujours dit premier servi, la compétition. Je vois en Allemagne Au fil du temps de Wim Wenders, je suis tellement bouleversé que je lui envoie une belle lettre pour lui dire que je le prends à la Quinzaine. Trois semaines après, il me dit qu'il est pris en compétition. Je trouve ça bien. Tant mieux, le film a marché. Mais par contre, dès que c'était pour Un Certain Regard ou une autre section parallèle, là, pour moi, chacun est à égalité. Évidemment ça ne plaisait pas à Jacob donc il faisait des pressions. Moi je considérais que c'était des sections marginales, même UCR. Qu'on l'ait baptisée officielle ne veut rien dire pour moi. Et donc là c'était coup pour coup, au plus malin. Des fois je prenais l'avion, je passais deux heures à convaincre de me donner le film que je visais. Des fois ça marchait, des fois ça ne marchait pas. Très vite aussi, les producteurs et les distributeurs faisaient du chantage. Paulo Branco qui faisait trois, quatre films par an, avait un Manoel de Oliveira et disait si tu prends un deuxième film (Monteiro par exemple) à la Quinzaine, je ne mettrai pas le Oliveira en compétition. Le Val Abraham a fait un triomphe chez nous et ensuite Oliveira était pris automatiquement à l'officielle.

J'ai montré deux films des frères Taviani : Saint Michel avait un coq et Allonsanfan. Je vais les voir pour un troisième, j'étais devenu très ami avec eux, et ils me montrent leur nouveau film mais me disent «écoute on te le montre, mais on ne te le donnera pas». Je leur demande pourquoi et me disent qu'il sera en compétition à Cannes. Le festival ne l'a pas vu encore, je suis le premier à le voir (c'est eux qui me l'ont dit). Ils me disent «oui, mais on est sur qu'il le prendra». Maurice Bessy  a donc pris Padre, Padrone. Il aurait pu être ridicule s'il ne l'avait pas pris ! Il faut comprendre quelque chose. Au fur et à mesure que la critique a commencé à suivre la Quinzaine, d'un seul coup elle disait « ah j'ai vu un truc formidable à la Quinzaine, pourquoi il n'était pas en compétition, alors qu'hier j'ai vu en compétition un truc qui n'était pas bien». C'était insupportable pour le festival, du poil à gratter et ils pouvaient avoir l'air ridicules.

Imaginons un film refusé par la compétition puis par moi, par exemple. Il se retrouve ensuite à Venise. Personne ne saura qu'il a été refusé à Cannes, ils ne vont pas le dire. Moi, on n'a jamais su quand j'étais ridicule. Je savais ce qu'ils avaient loupé mais eux n'ont jamais su ce que j'ai loupé. Moi je le sais par contre ce que j'ai loupé ! Quand on a voulu me faire un hommage pour les trente ans de la quinzaine, j'ai dit « oui, d'accord, mais je prends tous les films que j'ai voulu avoir et que je n'ai pas pu avoir, et puis ceux que j'ai ratés. Comme ça, je complète mes trente ans. Ils n'ont pas voulu. Ce qu'ils voulaient c'était montrer les succès de la Quinzaine. Du coup, je ne l'ai pas fait, l'hommage je n'en ai rien à foutre. Ce qui m'intéresse, c'est de combler et de comprendre pourquoi j'ai raté tel film à ce moment là alors que je l'avais vu mais pas pris. Je ne parle pas de ceux que j'ai pris et que je n'aurais pas du prendre. Ça, il faut les assumer une fois que vous les avez pris. Mais j'aurais trouvé rigolo de compléter, quoi.

Qu'avez-vous raté par exemple ?

Le film de Wim Wenders, Alice dans les villes, je l'ai vu mais je ne l'ai pas pris. Et je m'en suis beaucoup voulu. Après coup. Mais trop tard. Ce n'est pas une science, vous savez, donc il faut un réseau de correspondants et essayer d'avoir un peu de goût. Le goût, ce n'est pas un truc qui se mesure, il n'y a pas de règles. Vous l'avez ou vous ne l'avez pas. Moi j'étais un fou de cinéma et dès que j'aimais quelque chose, je le prenais. Je disais toujours aux réalisateurs – je ne m'adressais qu'à eux, pas aux producteurs ou à peine – donnez-moi votre film, puisque je veux en parler, le faire partager à mes amis. Je n'ai jamais pris des films que je n'aimais pas.

Jamais vous ne vous êtes dit «je n'aime pas vraiment ce film, mais je lui trouve de l'intérêt et donc je le programme ?»

Non, jamais. Je ne suis pas critique. Quand je refusais un film, je ne faisais aucun retour critique, ni négatif ni positif. Je disais «je n'aime pas assez, donc je ne prends pas. Il y a d'autres festivals, essayez avec eux». Mais quand j'aimais beaucoup, je téléphonais dix fois s'il fallait. Les réalisateurs étaient sensibles au fait que je leur parle de leurs films. Des producteurs de la race des Pierre Braunberger ou Anatole Dauman produisaient des films pas uniquement en espérant ne pas perdre d'argent mais aussi par amour du cinéma. Ils me faisaient une confiance absolue car je défendais leurs films.

Avec le temps, le processus de sélection a évolué ? Vous restiez sur l'idée de ne prendre que des films que vous aimiez ou vous faisiez attention à l'équilibre des origines géographiques ?

On ne décide pas d'une ligne éditoriale. Elle s'impose à vous. Les films, les sujets, c'est l'air du temps. Le dosage, du genre il faut que j'ai tant d'asiatiques ou d'africains, ça ne m'intéressait pas. Je n'ai jamais fait attention à ça. Je n'ai toujours pris que des films que j'aimais et que je pouvais défendre. De ce point de vue là, je n'ai jamais été diplomate. J'allais dans un pays, je me tapais vingt, trente films, je les regroupais à Munich, à Vienne, à Rome et je ne prenais que ce que j'aimais. À partir du moment où vous essayez d'être prudent, ce n'est pas bien. Ce n'est pas comme ça que ça doit se faire.

Propos recueillis par Pascal Le Duff de Critique-Film