Cinéma, livre, musique unis pour la présidentielle : décryptage

Posté par vincy, le 24 mars 2012, dans Business.

On pourrait regretter que le jeu vidéo n'ait pas été inclus dans la boucle. Mais reconnaissons, pour une fois, que l'unité affichée par les trois grands piliers de la Culture (hors spectacle vivant et patrimoine), le Cinéma, la Musique et le Livre, est suffisamment rare pour être soulignée.

Ainsi les organisations du cinéma et de l'audiovisuel - ARP, SACD et Scam - de la musique - SNP, Upfi - et du livre - SNE, SGDL-, se sont unies aux plateformes de diffusion - FilmoTV, Dailymotion, Libsum -  pour promouvoir une offre légale culturelle numérique accessible, riche et attractive et la défendre auprès des candidats à l'élection présidentielle.

Ils se sont réunis hier au siège de l'ARP, le Cinéma des cinéastes, à Paris. C'est la première fois que les représentants des principaux "corps intermédiaires" de la profession signent un communiqué commun.

L'après Hadopi en question

Il y a plusieurs raisons à cela : Hadopi est considéré comme un semi-échec (coûteux, impact difficilement quantifiable, ...), le numérique s'ancre de plus en plus dans les habitudes de consommation du citoyen (et on n'a toujours pas prouvé que le piratage était néfaste culturellement), l'accès légal aux oeuvres culturelles reste confus et complexe... Sans oublier qu'une grande partie de cet accès passe par des plateformes étrangères (iTunes d'Apple ou bientôt Netflix).

L'autre raison, plus pragmatique, est la différence de points de vue des dix candidats à l'élection présidentielle. Si l'on prend le comparatif des programmes effectués par Le Monde (pas forcément exhaustif mais factuel), voici les propositions des candidats (par ordre alphabétique) :

- Nathalie Arthaud (Lutte Ouvrière) : Films, disques, reportages en accès libre sur internet avec un service public associé.
- François Bayrou (Modem) : Abrogation de la loi Hadopi et développement d'une offre de téléchargement légal.
- Jacques Cheminade (Solidarité et progrès) : Abrogation des lois Dadvsi et Hadopi ; Taxe de 2€ par mois et par abonnement sur les fournisseurs d’accès à Internet ; Possibilité pour les artistes de s’organiser en auto-producteurs ou en coopératives pour diffuser leurs oeuvres, avec une subvention fournie à des individus, non à des structures ; Etablir une plateforme de téléchargement publique ; Accroître les moyens juridiques sur la protection des données personnelles ; Lancer une stratégie du logiciel libre.
- Nicolas Dupont-Aignan (Debout la République) : Abrogation de la loi Hadopi pour une licence globale.
- François Hollande (Parti Socialiste et Parti Radical de Gauche) : Remplacement d'Hadopi par "une loi qui conciliera la défense des droits des créateurs et un accès aux œuvres par internet facilité et sécurisé ; Couverture de 100 % du territoire en très haut débit d'ici à 2022 (voir aussi « Réconcilier les internautes et le monde de la culture » par Fleur Pellerin et Aurélie Filippetti et « La loi Hadopi doit être repensée » par François Hollande).
- Eva Joly (Europe Ecologie - Les Verts) : Abrogation de la loi Hadopi et légalisation du partage non marchand ; Instauration d'une contribution de l'offre d'un milliard d'euros (internautes et fournisseurs d'accès à internet) pour soutenir la création.
- Marine Le Pen (Front National) : Abrogation de la loi Hadopi pour une licence globale.
- Jean-Luc Mélenchon (Front de Gauche) : Abrogation de la loi Hadopi et création d'une plateforme publique de téléchargement ; Engagement d'une concertation en vue de garantir le respect des droits des artistes, auteurs et interprètes grâce à une mise à contribution des fournisseurs d’accès, des opérateurs de télécommunications et du marché publicitaire.
- Philippe Poutou (Nouveau Parti Anticapitaliste) : Abrogation de la loi Hadopi pour une licence "égale" (maintient de l'exception pour copie privée des internautes et protection de la rémunération des artistes et techniciens), financée par une taxe sur le chiffre d'affaire des majors, des opérateurs de télécoms, des fabricants de matériel informatique.
- Nicolas Sarkozy (Union pour un Mouvement populaire) : Maintien d'Hadopi (mais évolution possible), et couverture de 100 % du territoire en très haut débit d'ici à 2020. Création de taxes et impôts propres à Internet (notamment une taxe sur la publicité en ligne et l'assujettissement à l'impôt sur les sociétés - quitte, dans ce dernier cas, à renégocier certaines de nos conventions fiscales) ; possibilité d’organiser des raids équivalents à ceux du FBI contre Megaupload.

A la lecture des propositions, on constate qu'hormis le Président-candidat qui a créé Hadopi, tous veulent soit l'abroger ou la remplacer. Les différences, qui ne démontrent pas un clivage gauche/droite sur ce sujet là, sont davantage dans la manière d'envisager la rémunération des auteurs (licence globale, ...) ou la diffusion des oeuvres.

Enjeu culturel et industriel

Les organisations culturelles qui se sont réunies expliquent leur motivation : "L’enjeu est à la fois culturel – faciliter l’accès légal aux œuvres dans toute leur diversité – et industriel – encourager le développement des plateformes françaises et européennes de diffusion numérique capables de concurrencer les géants américains de l’Internet. Il implique que ces offres puissent se développer hors de la présence et de la concurrence massive des offres de téléchargement et de streaming illégales."

En 6 points, elles expliquent que la concurrence déloyale (téléchargement et streaming illégaux, contournement des règles fiscales nationales par les géants américains de l'Internet) menacent l'offre (et la diversité) culturelle française. Elles s'accordent qu'il faut dépasser les débats "stériles" de l'Hadopi, qui ont opposé les créateurs à leur public. On peut être en désaccord sur le fait que cette union d'organisations représentatives estiment qu'Hadopi est pédagogique et "non répressive" (sic, que dire alors de sanctions malgré tout radicale non validées par un juge?).

Les 6 points ont la vertu de poser le problème rationnellement. Et reconnaissons qu'aucun des candidats ne réponds à tous les points, ou, pire, quand ils y répondent, c'est parfois à côté de la plaque. On privilégie la taxation nationale au détriment d'une harmonisation européenne, ou on augmente la TVA sur les biens culturels quand leur consommation est déjà en baisse (livre, musique).

1. Adapter la fiscalité culturelle à l'ère numérique (TVA) : "La spécificité des biens culturels, reconnue notamment par la Convention de l’UNESCO sur la protection de la diversité culturelle de 2005, doit s’accompagner de règles fiscales, et notamment de taux de TVA, qui soient identiques, quel que soit le mode de distribution des œuvres." Une concurrence déloyale s’est organisée sur le territoire européen selon les signataires. "Elle met face à face des entreprises françaises et européennes (chaînes de télévisions et plateformes établies en France), soumises à imposition en France et à des obligations à l’égard notamment de la création, et des opérateurs internationaux, souvent américains et délocalisés hors de France, qui profitent à plein de l’optimisation fiscale et s’exonèrent de fait des impositions locales et du moindre engagement en faveur de la diversité culturelle." Un dumping fiscal qui handicape "l’émergence d’une industrie française et européenne de la distribution numérique des œuvres, en favorisant les géants américains du Net."

2. Intégrer la dimension numérique dans les politiques culturelles : constant que désormais "les œuvres sont désormais transmédia, crossmédia et se déclinent sur tous les supports numériques", la politique culturelle doit prendre en compte cette mutation et « numériser » sa politique en :
- soutenant davantage les œuvres les plus adaptées aux modes d’exploitation en ligne ;
- confortant les nouveaux supports ;
- apportant un appui aux plateformes établies sur le territoire français;
- contribuant à la numérisation du patrimoine culturel.

3. Promouvoir une régulation équitable pour favoriser une concurrence loyale entre les plateformes de distribution numérique : tous ceux qui diffusent des offres légales doivent être soumis aux mêmes règles fiscales et aux mêmes obligations à l'égard de la création et la diversité. Autrement dit, il n'y a aucune raison qu'un diffuseur sur Internet ne soit pas obligé de financer le cinéma comme une chaîne de télévision, par exemple. "Le contournement des obligations et des réglementations nationales doit faire l’objet de réelles sanctions : les entreprises qui diffusent et mettent à disposition des offres en France doivent être soumises à des obligations d’investissement et d’exposition de la création en France." Y compris si elles s'appellent Google, Apple, Amazon ou Netflix. C'est là, sans aucun doute l'enjeu le plus important si l'on veut maintenir l'exception culturelle française.

4. Consolider les aides incitatives à la création autour de contributions justement partagées : Rappelant que depuis 2007, "les fournisseurs d’accès à Internet contribuent au financement de la création audiovisuelle et cinématographique" et que "la signature récente de l’accord-cadre sur la création d’un centre national de la musique étend leur participation au financement de cette nouvelle politique en faveur de la musique", les signataires soulignent que "les services de médias audiovisuels à la demande, s’ils sont établis en France, sont soumis à des obligations d’investissement dans la création". Par conséquent, "même si leurs offres sont disponibles auprès du public français, les services situés à l’étranger se trouvent exonérés de toute participation à l’effort de financement de la création, rompant l’équilibre entre les opérateurs et limitant la modernisation nécessaire de la politique en faveur de la diversité culturelle." Ils réclament que la politique de soutien à la création "doit être pérennisée autour de contributions plus justement réparties entre tous ceux qui constituent la chaîne de valeur de la distribution et de la diffusion des oeuvres, des fournisseurs d’accès jusqu’aux éditeurs de services, qu’ils soient ou non localisés en France."

5. Soutenir la diffusion et l'exposition des oeuvres, notamment d'expression originale française, à l'ère du numérique : "l’heure est à une modernisation raisonnée mais inéluctable pour favoriser la diffusion des œuvres donc l’accès aux catalogues par les plateformes et ce dans des conditions économiques viables." "La politique des quotas de diffusion et d’exposition et la chronologie des médias pour le cinéma (...) gardent leur pertinence à l’ère numérique", mais ils reconnaissent que "des adaptations et des assouplissements peuvent s’avérer nécessaires." L'objectif est de rendre "les offres légales encore davantage attractives." Ce point est d'autant plus flou que rien n'empêche aujourd'hui les éditeurs et diffuseurs de le faire : la VOD reste un catalogue où sont noyés des milliers de titres, sans réelle ergonomie attractive pour choisir un film de patrimoine ou moins connu que les blockbusters et nouveautés. De même, il s'agit de rapidement numériser tous les catalogues, y compris musicaux (combien d'artistes ne sont pas trouvables en offre légale?). Certes, cela a un coût. Mais rappelons que ces oeuvres là ont déjà été largement rentabilisées dans leurs exploitations passées.

6. Assurer les rémunérations de la création à l'ère du numérique : et c'est là toute la limite de ceux qui prônent une "licence globale". Il faut bien que les auteurs soient rémunérés en fonction de leurs oeuvres. Tout le monde n'est pas égal devant le succès, certes. Mais la France est remarquablement outillée pour que la solidarité entre artistes/auteurs s'exerce ou qu'un succès inattendu ne soit pas considéré comme un revenu banal, imposable comme les autres. Les "pauvres" comme les "riches" disposent de règles pour ne pas subir leur échec ou leur réussite. Les organismes ont rappelé que "la rémunération des créateurs étant également la condition d’une offre numérique diversifiée." Sans forcément proposer de solutions.

Absence de propositions

C'est d'ailleurs sur ce point là que cette rencontre échoue : on constate, on interpelle, on explique un point de vue commun, mais quid des propositions?

On voit bien que la peur, justifiée sur certains points, est le principal moteur de cette initiative : "Faute d’un engagement fort et rapide des pouvoirs publics dans le soutien des offres légales, notre spécificité risque de voler en éclat" écrivent-ils. "L’impact serait industriel avec une fragilisation des plateformes de distribution devant faire face à une concurrence déloyale et par conséquent culturel dans la mesure où elles sont le principal véhicule de la diffusion des œuvres françaises et européennes."

Mais il aurait été sans doute plus judicieux de reconnaître que certains candidats avaient mieux travaillé le sujets que d'autres - après, à chacun d'être en accord ou pas avec les propositions. Il aurait été intéressant de comprendre si ces organismes penchaient plutôt vers un modèle de concertation interprofessionnel (Hollande, Mélenchon, Bayrou) ou un modèle très encadré par la Loi (Sarkozy).

L'internaute n'est plus le problème

Cependant, reconnaissons que depuis la création d'Hadopi, ces organismes ont compris que le problème n'était ni l'internaute (citoyen et consommateur) avide de culture, ni le piratage (dont ils sont en grande partie responsable), mais bien les règles du jeu qui permettraient au modèle français de survivre à un système où les territoires ont volé en éclat, où l'usager a pris le pouvoir, où la culture (et internet également) est considérée davantage comme un bien "pas comme les autres", et essentiel.

Il reste à inventer l'équilibre parfait entre les revendications des auteurs, des éditeurs, des diffuseurs et des consommateurs.

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La Rencontre était en présence de Jean-Paul Salomé, Michel Hazanavicius, Florence Gastaud, Société des Auteurs Réalisateurs Producteurs L’ARP, Pascal Rogard, Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, Hervé Rony, Société Civile des Auteurs Multimédias, Jean Claude Bologne, Société des Gens de Lettres, Julien Breitfeld, Libsum, Alban Cerisier, Syndicat National de l’Edition, Jean-Baptiste Soufron, Cap Digital, Marc Eychenne, Giuseppe de Martino, Dailymotion, Bruno Delecour, Filmo TV, Denis Ladegaillerie, Pascal Nègre, Syndicat National de l’Edition Phonographique, Jérôme Roger, Stephan Bourdoiseau, Union des Producteurs Phonographiques Français Indépendants

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