Cannes 2013 : les femmes sont ailleurs
Ce fut l'une des principales polémiques du 65e festival de Cannes : l'absence totale de films réalisés par des femmes dans la compétition.
Pour 2013, Thierry Frémaux et son équipe avaient donc deux options, pas franchement meilleures l'une que l'autre : recréer les mêmes configurations et s'attirer les foudres des mêmes féministes que l'an dernier ou sélectionner un nombre "acceptable" de femmes (combien, justement ?) et prendre le risque que chacune d'elle soit suspectée d'avoir été choisie plus pour son genre que pour son talent.
Sans grande surprise, c'est la première option qui a été retenue : avec seulement Valeria Bruni-Tedeschi (photo ci-dessus) en course pour la Palme d'or avec son film Un château en Italie, Cannes donne alors l'impression de jouer la provocation.
D'ailleurs, les réactions n'ont pas tardé : question acerbe lors de la conférence de presse et réaction à la fois ironique et déçue du collectif de féministes La Barbe qui a déclaré dans un communiqué : "dans sa grande sagesse le comité de sélection du Festival de Cannes a décidé de ne tenir aucun compte [des remarques de l'an dernier]. Que le Festival de Cannes cesse donc de se défendre par des propos souvent plus sexistes encore que sa sélection. Et que les responsables politiques prennent enfin la mesure de la domination masculine qui règne dans ce secteur et agissent en conséquence."
"Depuis 1946, les hommes ont représenté 97% de la sélection officielle" souligne encore le collectif. Par ailleurs, une seule femme (la néo-zélandaise Jane Campion, photo de droite) a reçu la Palme d'or en 65 édition. C'était il y a vingt ans.
Le problème est ailleurs ?
"Le problème n'est pas au festival de Cannes, il est dans des choses sur lesquelles il va falloir de toute façon s'interroger, comme les écoles de cinéma", s'est défendu Thierry Frémaux. Une idée également défendue par la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem.
"La question qui se pose aujourd'hui c'est : est-ce que nous avons suffisamment de femmes qui sont formées, qui sont accompagnées, soutenues dans leur volonté de devenir réalisatrices ?"a-t-elle souligné. "C'est vrai qu'il y a une avance qui a été prise par les hommes en la matière par rapport aux femmes. Je souhaite qu'on puisse les mettre davantage en avant, mais c'est toute la question, au delà du festival de Cannes, de notre politique culturelle."
Gilles Jacob, lui, réfute l'argument selon lequel il n'y aurait pas assez de femmes dans les écoles de cinéma. "Ce n'est pas vrai, il y a en a de 40 à 50%. Elles ne finissent pas toutes réalisatrices mais je crois que vous êtes mal informés" a-t-il déclaré sur France Inter le 19 avril. Avant de dédouaner ses collaborateurs : "Ce n'est pas la faute du festival. Les sélectionneurs sont très vigilants. Je ne crois pas qu'[ils] fassent exprès de ne pas prendre des films réalisés par les femmes."
Alors, faux procès fait au Festival de Cannes ou vraie hypocrisie de la part de celui-ci ? Thierry Frémaux marque un point lorsqu'il rappelle qu'en matière d'art, l'identité de l'auteur ou son appartenance à tel ou tel groupe n'entre guère en considération. "Les œuvres que vous aurez sous les yeux bientôt seront des œuvres faites par des artistes et des cinéastes dont a priori nous ne préjugeons pas de la qualité selon qu'elles sont réalisées par des hommes ou par des femmes" a-t-il précisé. Prenant l'exemple du film de Valeria Bruni-Tedeschi, il a également déclaré à l'AFP : "Il n'est pas en compétition parce qu'elle est une femme mais parce que nous l'avons aimé".
D'autant que si l'on cesse de se focaliser sur la compétition, on se doit de remarquer que six réalisatrices sont en revanche sélectionnées au Certain Regard : Sofia Coppola (qui fait l'ouverture avec The bling ring), Claire Denis, Valeria Golino, Flora Lau, Chloé Robichaud et Rebecca Zlotowski. Selon le camp dans lequel on se situe, on peut soit se féliciter de la présence de ces cinéastes femmes dans une section qui est loin d'être la moins prestigieuse de tous les festivals de cinéma du monde, soit se demander perfidement pourquoi certains de ces films n'auraient pas pu concourir eux-aussi pour la palme d'or...
Et ailleurs, qu'en est-il ?
A Berlin, cette année, seules trois réalisatrices étaient en compétition : Pia Marais, Emmanuelle Bercot et Ma?go?ka Szumowska. En 2012, il n'y en avait qu'une : Ursula Meier.
A Venise, en 2012, Francesca Comencini, Valeria Sarmiento, Rama Burshtein et Jessica Woodworth (en tandem avec Peter Brosens) concouraient pour le Lion d'or. L'année précédente marquait un record avec cinq réalisatrices sélectionnées : Andrea Arnold, Ami Canaan Mann, Marjane Satrapi (en collaboration avec Vincent Paronnaud,) Ann Hui et Cristina Comencini.
Enfin, à Locarno en 2012, deux femmes étaient présentes en compétition : Verena Paravel (coréalisatrice avec Lucien Castaing-Taylor) et Tizza Covi (avec Rainer Frimmel).
Autre cas intéressant, le festival de Sundance. Lors de la dernière édition, il y avait deux réalisatrices dans la compétition internationale (Alicia Scherson et Mouly Surya) mais elles étaient huit (sur les 16 films présentés) dans la compétition américaine : Jill Soloway, Jerusha Hess, Stacie Passon, Francesca Gregorini, Lake Bell, Liz W. Garcia, Cherien Dabis et Lynn Shelton.
Sur la plus haute marche
Les femmes, même si elles ne semblent pas si absentes que ça des grands festivals internationaux (souvent en tandem avec des réalisateurs masculins d'ailleurs), sont donc loin de faire jeu égal avec les hommes dans la plupart des cas.
Elles réussissent toutefois mieux partout ailleurs qu'à Cannes pour ce qui est des récompenses les plus prestigieuses. Ces dix dernières années, on compte ainsi deux femmes lauréates d'un Ours d'or (Claudia Llosa - photo de droite - et Jasmila Žbani?), une lauréate d'un lion d'or (Sofia Coppola), et quatre réalisatrices couronnées d'un Léopard d'or (Milagros Mumenthaler, Xiaolu Guo, Andrea Staka et Sabiha Sumar).
Même chose à Sundance, où trois réalisatrices ont remporté le grand prix à Sundance depuis 2003, dans la section cinéma américain (Shari Springer Berman en duo avec Robert Pulcini, Courtney Hunt et Debra Granik) et une dans la section cinéma international (Anne Sewitsky) depuis la création du prix en 2004.
Les cinéastes de sexe féminin se hissent donc plus souvent sur la plus haute marche du podium que leur faible représentation ne le laissait présager. Ce qui va à l'encontre de l'argument implicite selon lequel Cannes sélectionne peu de films réalisés par des femmes parce que ceux-ci ne sont tout simplement pas assez bons/solides/réussis/intéressants pour concourir face aux aux autres films (réalisés par des hommes). S'il y a un effort à faire, peut-être se situe-t-il donc bien des deux côtés..
Thierry Frémaux déplorait lors de la conférence de presse que le débat, lancé à l'occasion du 65e festival de Cannes, ne se soit pas prolongé au-delà, avec la recherche de solutions concrètes pour favoriser l'accès des femmes à la réalisation. Car si l'on permettait déjà aux jeunes réalisatrices d'être prises au sérieux, de se voir proposer les moyens d'accéder à leur rêve de cinéma, de travailler dans les meilleures conditions et de s'imposer sur la scène internationale par la qualité de leurs œuvres, au même titre que leurs collègues masculins, la question cesserait de se poser en termes de sexe. Et si un film sur deux était réalisé par une femme, Thierry Frémaux n'aurait plus de difficultés à bâtir une sélection qui respecte la parité... et surtout plus aucune excuse pour ne pas le faire.
Car en parallèle de cette réflexion globale, c'est aussi aux sélectionneurs du Festival de Cannes de mener une politique volontariste en la matière et de prendre exemple sur les autres festivals, capables sans faire exploser leurs sélections de dénicher de nouveaux talents féminins. A moins qu'ils ne souhaitent voir tout un pan du cinéma mondial se faire en dehors d'eux et réduire la diversité, si chère à Gilles Jacob et Thierry Frémaux, à une diversité exclusivement masculine.
Sans tomber dans le procès du Festival et de ses organisateurs, une certaine vigilance est donc de mise. Car, comme dans le reste de la société, les vieilles habitudes ont la vie dure et il est tellement facile (et confortable) de prendre pour naturelle et immuable une situation qui exclut l'air de rien la moitié de la population.
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