Quel étrange palmarès ! Alors que depuis plusieurs jours, Mommy de Xavier Dolan était sur toutes les lèvres, c'est finalement le très long (et un peu ennuyeux) Sommeil d'hiver de Nuri Bilge Ceylan qui a reçu la Palme d'or. Probablement Xavier Dolan a-t-il été victime de son très jeune âge, qui l'a exclu d'office d'un grand prix pourtant mérité.
Au contraire, après deux Grands prix du jury (Uzak en 2003 et Il était une fois en Anatolie en 2011) et un prix de la mise en scène en 2008 (Les trois singes), Nuri Bilge Ceylan reçoit enfin la récompense suprême (à l'ancienneté ?). On ne l'avait jamais vu aussi souriant pour recevoir cette 2e palme d'or turque de l'histoire du festival des mains de Jane Campion. A l'annonce de son nom, on a même cru voir le réalisateur pousser un soupir de soulagement, comme s'il craignait de devoir repartir bredouille.
Sommeil d'hiver présente des qualités indéniables, notamment en termes de photographie et de mise en scène. Il livre également une observation aiguë des relations humaines et de leur complexité, surtout dans les rapports de classe ou entre les deux sexes. Une fresque foisonnante dans laquelle le spectateur peur se perdre avec délectation, et dans laquelle il trouvera de nombreux échos universels. En revanche, sa durée (3h16) et son aridité risquent d'en faire l'une des Palmes d'or les moins vues de ces dernières années. A noter également que c'est la deuxième année consécutive qu'un film de plus de 3h remporte la mise.
Plus surprenant, le Grand prix pour l'inconsistant Les merveilles d'Alice Rohrwacher, dont on se demande bien ce que les jurés ont pu lui trouver. Le film ne présente aucune qualité cinématographique particulière et n'aborde pas vraiment de sujet qui pourrait emporter l'adhésion par sa seule force. Pire, on peut y voir un hymne maladroit au protectionnisme et à l'autarcie.
Le reste du palmarès est en demi-teinte. Le prix de la meilleure mise en scène récompense très justement l'évocation inspirée et physique de ce qu'est la lutte, sport sensuel et chorégraphique par excellence, faite par Bennett Miller dans Foxcatcher. La manière dont le cinéaste filme les corps à corps, alliée à son sens du montage, a très justement séduit le jury, de même que sa très sensible direction d'acteurs.
En revanche, le prix du Scénario remit à Leviathan d'Andrei Zvyagintsev couronne plus le sujet du film (une critique très violente de la corruption des élites et de la toute puissance de l'état) que son scénario, cacophonique, où les tonalités sont parfois trop dissonantes pour rendre l’ensemble harmonieux.
Les prix d'interprétation sont logiquement allés aux favoris Timothy Spall, inspiré dans Mr Turner, et Julianne Moore, en roue libre dans Maps to the stars. Il faut reconnaître que les deux rôles semblaient avoir été écrits pour récolter ce genre de prix. On peut être déçu pour Gaspard Ulliel, qui campe un Yves Saint-Laurent plus vrai que nature, reste que Timothy Spall était méconnaissable et saisissant en peintre misanthrope et obsédé par son travail.
Enfin, le Prix du jury allie le doyen et le benjamin de la compétition, ce qui est une très belle image, comme une transmission de relais entre deux pans de l'histoire du cinéma. Les deux lauréats se retrouvent dans leur désir de remodeler les codes formels. Jean-Luc Godard (Adieu au langage) mêle le mashup et l'autofiction, avec une pointe de leçon inaugurale (ou testamentaire) et de recherche expérimentale. A ce titre, il était à 84 ans le plus novateur des cinéastes en compétition. Xavier Dolan, lui, joue avec le cadre et le format de l'image pour raconter une histoire bouleversante et inspirée. Il représente le plus gros regret du palmarès, tant on aurait aimé lui décerner la palme pour ce récit ténu et délicat d'une relation houleuse entre un fils et sa mère.
Mais au moins, Mommy figure au Palmarès, ce qui n'est pas le cas de trois des films que la rédaction d'Ecran Noir avait le plus apprécié. Still the water de Naomi Kawase, est une œuvre complexe et riche, poétique et bouleversante, qui propose un récit universel, compréhensible et atemporel. Une fable écologique limpide et simple qui place la nature au cœur des peurs et des désirs.
Autre grand oublié, le très engagé Timbuktu d'Abderrahmane Sissako, cri silencieux venu d’Afrique sur l’occupation de Tombouctou par des djihadistes. Avec ses idées de cinéma presque miraculeuses (notamment la partie de football sans ballon), le film est à la fois d'une grande poésie et d'une grande force d'évocation, ce qui est loin d'être le cas de la plupart des films primés.
Par ailleurs, Les nouveaux sauvages de Damien Szifron qui mêle un propos politique très fort (notamment sur la corruption et la violence intrinsèque à nos sociétés modernes), un humour dévastateur et un vrai sens de la mise en scène ressortait très clairement de la sélection. Malheureusement, à Cannes, les comédies ont rarement la cote. Comme si lorsque l'on parle du monde, ce qui est le point commun de tous les films primés, il fallait nécessairement le faire avec un certain sens du tragique, ou un sérieux compassé. Ainsi, le palmarès de cette 67e édition a beau essayer d'englober toutes les formes esthétiques et stylistiques, c'est malgré tout l'idée d'un cinéma profond, complexe et parfois hermétique qui l'a emporté.