Almodovar: Bonheur et gloire aux Goyas 2020

Posté par vincy, le 26 janvier 2020

C'était assurément une belle soirée pour Pedro Almodovar. Samedi 25 janvier, les Goyas (César espagnols) lui ont fait un beau cadeau avec sept prix pour son film Douleur et Gloire, qui surclasse ainsi les 5 prix pour Lettre à Franco d'Alejandro Amenabar.

Ces 34e Goyas se sont déroulés dans un contexte plus favorable que les années précédentes: la droite n'est plus au pouvoir, le box office est en hausse en 2019, repassant au dessus des 100 millions d'entrées annuelles et réalisant même sa meilleure fréquentation en dix ans. Almodovar en a profité pour lancer: "Le cinéma espagnol est en bonne position, mais il reste de nombreuses zones sombres. Je voudrais dire au président [Pedro Sanchez] que le cinéma d'auteur, indépendant, en dehors de sa place marginale sur les plateformes, est en grave danger d'extinction." Parmi les zones sombres, la part de marché du cinéma espagnol au box office qui est tombée à 15% en 2019.

Douleur et gloire a reçu les prix du meilleur film, du meilleur réalisateur, du meilleur scénario original, de la meilleure musique originale, du meilleur montage, du meilleur acteur (pour Antonio Banderas) et du meilleur second-rôle féminin (pour Julieta Serrano). Autant dire que ce fut plutôt bonheur et gloire.

Lettre à Franco d'Alejandro Amenabar doit se contenter des prix du meilleur second-rôle masculin (pour Eduard Fernandez), de la meilleur direction de production, des meilleurs décors, des meilleurs costumes et des meilleurs maquillages et coiffures.

Les Goyas ont aussi récompensé des films radicalement différents. La hija de un ladrón de Belén Funes a reçu la récompense du nouveau réalisateur (équivalente à une catégorie de meilleur premier film). Intempérie a été doublement primé pour son scénario (adaptation) et sa chanson originale. Viendra le feu, film remarqué à Un certain regard à Cannes, a été distingué à travers Benedicta Sánchez (révélation féminine) et Mauro Herce (image). Une vie secrète est aussi reparti avec deux prix, celui de la meilleure actrice pour Belén Cuesta et celui du meilleur son. La plateforme a remporté le prix pour les meilleurs effets spéciaux et Enric Auquer, dans Quien a hierro mata, a récolté le prix de la meilleure révélation masculine.

Buñuel après l'Âge d'or de Salvador Simó a logiquement reçu le Goya du meilleur film d'animation. Ara Malikian, una vida entre las cuerdas de Nata Moreno a été sacré meilleur documentaire.

Les misérables de Ladj Ly a été couronné du Goya du meilleur film européen et La odisea de los giles de Sebastián Borensztein du Goya de la meilleur coproduction hispano-américaine.

Trois courts métrages ont été récompensés: Jus de pastèque d'Irene Moray (fiction), Nuestra vida como niños refugiados en Europa de Silvia Venegas Venegas (documentaire) et Madrid 2120 de José Luís Quirós et Paco Sáez (animation).

Trois Goyas d'honneur ont aussi été décernés: à titre posthume au réalisateur Narciso "Chicho" Ibáñez Serrador, à l'actrice et chanteuse Pepa Flores dite Marisol et à la comédienne "almodovarienne", Marisa Paredes.

Cannes 2019 : l’intime et la liberté au féminin à Un Certain Regard

Posté par MpM, le 28 mai 2019

Un Certain Regard, section souvent encensée par les festivaliers comme sorte de compétition bis, plus riche en découvertes et en révélations que la vraie compétition, semble avoir mécaniquement souffert cette année de la très grande qualité des films en lice pour la Palme d'or. Par comparaison, on a en effet eu le sentiment que les 18 films présentés en salle Debussy étaient à quelques rares exceptions près inaboutis, pas assez singuliers, fragiles, voire carrément anecdotiques.

Cela se sent au niveau de la qualité (subjective) des films, mais aussi des thématiques abordées, et du regard porté sur le monde. Un Certain Regard a ainsi été moins traversé par la vision apocalyptique d’un monde sur le point de disparaître que n'a pu l'être la compétition. Cette année, c’est au contraire l’intime qui était au cœur de tout. Des histoires d’amour et d’amitié, des rencontres, des trajectoires personnelles, des destins empêchés ou brisés par des événements qui les dépassent, mais dans tous les cas de simples individus pris dans une tourmente plus personnelle que blobale.

Le fil rouge de l'intime


Dans La femme de mon frère de Monia Chokri, c'est par exemple une jeune femme trop attachée à son frère, qui souffre de le voir heureux avec une autre. Dans Port Authority de Danielle Lessovitz, un jeune homme un peu paumé tombe amoureux d'une jeune femme rencontrée dans la rue et tente de se faire accepter par les siens. Chambre 212 de Christophe Honoré et Once in Trubchevsk de Larisa Sadilova sont chacun dans leur style des histoires de couples qui s'aiment, se trompent et se retrouvent. Dans Summer of Changsha de Zu Feng, un enquêteur de police n'arrive pas à se remettre du suicide de sa petite amie. The Climb de Michael Angelo Covino présente une amitié toxique entre deux amis d'enfance, dont l'un convoite sans cesse ce qu'a l'autre.

Chez Kantamir Balagov, dans Une Grande fille, ce sont deux femmes qui sont unies par une amitié dévorante. La vie invisible d'Euridice Gusmao de Karim Aïnouz raconte en creux le lien indéfectible qui n'a jamais cessé de relier deux sœurs séparées par la vie. Et Adam de Maryam Touzani est l'histoire d'une rencontre fortuite entre une femme qui s'est fermée à l'amour et une jeune fille sur le point d'accoucher. Bull de Annie Silverstein, quant à lui, raconte l'amitié naissante entre une adolescente blanche paumée et un adepte de rodéo noir et vieillissant

De même, quand la grande histoire s’invite dans les intrigues, c’est toujours par le prisme de la petite. Presque par la bande, en se focalisant sur la manière dont la réalité affecte les personnages plus que sur cette réalité en elle-même. C'est le cas dans Une grande Fille : malgré le contexte de la fin de la guerre et du terrible siège de Leningrad, les événements historiques ne sont jamais au cœur du film. En revanche, ils servent de contexte à l’histoire, et permettent au réalisateur d’observer les traumatismes subis par ses personnages, et la manière dont ils affectent leurs relations.

Dans Les Hirondelles de Kaboul de Zabou Breitman et Eléa Gobbé-Mévellec, on suit le destin particulier de quelques personnages aux prises avec le régime des Talibans, qui luttent chacun à sa manière pour exister dans le cadre ultra étroit qui leur est imposé. Dans Papicha, le personnage central est une jeune étudiante qui résiste à l’obscurantisme de différents groupes islamistes faisant régner la terreur à Alger en s’accrochant à sa passion du stylisme. En confectionnant de belles robes pour les jeunes femmes de la ville, et en organisant un défilé de mode dans l'université, la jeune fille affirme sa liberté et son indépendance. Nina Wu de Midi Z aborde frontalement la question du harcèlement dans le milieu du cinéma, en se concentrant sur les séquelles indélébiles qui détruisent à petit feu son personnage. Enfin, En terre de Crimée de Nariman Aliev s'ancre dans la situation complexe de la Crimée, que se disputent la Russie et l'Ukraine, mais à travers l'histoire ténue d'un père (qui appartient à la minorité tatare) souhaitant enterrer son fils sur sa terre natale de Crimée, au risque de tout perdre.

Le poids des dilemmes


C'est l'un des autres points saillants du Certain Regard 2019, la présence au sein de la plupart des histoires d'un dilemme contraignant les personnages à faire des choix plus ou moins déterminants pour leur existence. On pense évidemment à Jeanne de Bruno Dumont, dans lequel le célèbre personnage historique est présenté sous les traits d'une frêle jeune fille s'accrochant envers et contre tout à ses convictions, et refusant de se renier, même si cela lui permettrait de sauver sa vie. Autre dilemme incommensurable chez Kantamir Balagov (jusqu'où aller pour préserver une amitié ?) et dans Les Hirondelles de Kaboul (Faut-il laisser condamner une innocente ou risquer sa vie à la sauver ?), ou encore chez Midi Z (jusqu'où aller pour obtenir un rôle au cinéma ?), Maryam Touzani (abandonner ou non l'enfant que l'on vient de mettre au monde ?), Mounia Meddour (Céder à la peur ou prendre le risque de vivre pleinement ?) et dans Port authority, qui voit le personnage principal déchiré entre deux loyautés incompatibles. Car la plupart du temps, il n'existe pas de bonne ou de mauvaise décision objective, mais juste deux chemins conduisant à deux avenirs distincts.

La bonne nouvelle, c'est que la plupart des films laissent ainsi véritablement le choix aux personnages, ne les déterminant pas dès le départ à une voie plutôt qu'une autre. Fort de ce libre arbitre, chacun agit en son âme et conscience, et en fonction de ses propres valeurs. Ainsi, dans La Fameuse invasion des ours en Sicile de Lorenzo Mattotti, le Roi Léonce doit-il d'abord se dépouiller de ses attributs d'ours pour régner parmi les hommes, puis renoncer à ses privilèges royaux pour retrouver un sens à sa vie. Liberté d'Albert Serra s'affranchit d'emblée de toute question morale pour n'être qu'une succession de tableaux libertins vivants, filmés magnifiquement jusqu'à l’écœurement. Et pourtant on sent que le film n'est pas si éloigné du sujet, avec son hymne à la liberté de jouir de tout, y compris de l'humiliation et de la douleur.

Car, on le remarque finalement dans la plupart des films présentés cette année, la notion de choix est souvent moins une question de morale que de liberté. Celle d'être maître de son existence, de ne rien se laisser dicter, de vivre sa vie comme on l'entend, de s’affranchir des carcans. Un peu à part dans la sélection, Viendra le feu d'Oliver Laxe aborde en creux cette question de la liberté : une liberté qui peut sembler une soumission,mais qui est celle choisie et vécue par le personnage principal : vivre en harmonie avec la nature, et d'accepter son rôle au sein d'un tout qui le dépasse.

Les femmes au centre


On ne sait pas trop si cette omniprésence d'une quête de liberté, quelle que soit la forme qu'elle prend (aimer qui et comme on veut, s'habiller comme on veut, vivre comme on veut...), est la cause ou la conséquence du rôle central des femmes dans la sélection. Derrière la caméra, bien sûr, avec sept des dix-huit films sélectionnés réalisés par des femmes, mais aussi devant, avec plus des deux tiers présentant des personnages féminins de premier plan, et abordant des questions liées au droit des femmes (Papicha et ses extrémistes refusant aux femmes la liberté de s'habiller comme elles le souhaitent, Les Hirondelles de Kaboul dans lequel les femmes sont des êtres inférieurs interchangeables, La vie invisible d'Euridice Gusmao qui dresse un portrait glaçant du patriarcat triomphant...) ou tout simplement à leur vécu quotidien : harcèlement et même "droit de cuissage" dans Nina Wu, avortement dans La femme de mon frère, viols d'état dans Une Grande fille, maternité dans Adam...

Sans oublier les films qui abordent moins frontalement la question mais offrent de superbes personnages féminins. On pense évidemment à Chiara Mastroianni dans Chambre 212, femme moderne et libre qui suit ses désirs, notamment sexuels, et assume ses infidélités. Il y a aussi la jeune fille de Bull, fascinée par le rodéo jusqu'à souhaiter s'y exercer elle-même, ou encore l'épouse adultère de Once in Trubchevsk qui elle-aussi assume ses sentiments et refuse d'être soumise au bon vouloir d'un homme, sans oublier les libertines de Liberté, qui ont la pleine maîtrise de leur corps et de leur sexualité.

On a donc vécu une édition 2019 d'Un Certain regard peut-être en demi-teinte en terme de chocs cinématographiques, mais passionnante dans ce qu'elle dit du monde. Cette double prise de pouvoir par les réalisatrices et par les personnages féminins participe d'un mouvement général qui redonne la parole à la moitié de l'Humanité, et consacre les problématiques qui lui sont propres comme aussi dignes d'intérêt que les autres. On se réjouit, parmi ces 18 films, de compter dix premiers longs métrages (et même 11 si l'on compte Elé Gobbé-Mévellec qui est en duo avec Zabou Breitman) qui sont autant de promesses pour l'avenir. On attend donc avec impatience le jour où l'on ne se croira plus obligé de souligner la place des femmes dans les films cannois (le fait-on pour les hommes ?) parce qu'elle sera définitivement acquise.

Cannes 2019: le Palmarès d’Un certain regard

Posté par vincy, le 24 mai 2019

Présidé par Nadine Labaki, accompagnée de Marina Foïs, Nurhan Sekerci-Porst, Lisandro Alonso et Lukas Dhont, le jury d'Un certain regard a rendu un verdict éclectique avec 8 films distingués sur les 18 de la sélection.

"Le Jury tient à témoigner du grand plaisir qu’il a eu à s’immerger dans la diversité de cette sélection, diversité quant aux sujets traités, quant à l’approche cinématographique et à la représentation des personnages. Il a été pour nous très stimulant de voir côte à côte des réalisateurs qui maîtrisent si bien leur langage et d’autres qui suivent ce même chemin. Constater la présence de 9 premiers films fut pour nous une belle surprise et voyager à travers ces différents univers, un réel privilège. Le cinéma mondial se porte à merveille !" a indiqué le jury dans le communiqué.

Si on peut regretter qu'aucun des deux films d'animation n'aient été récompensés, le jury a confirmé le bel accueil au film du cinéaste brésilien Karim Aïnouz, La vie invisible d'Euridice Gusmao, grande fresque mélodramatique autour de deux sœurs fusionnelles qui se retrouvent séparées par le destin. Le film reçoit le Prix Un Certain Regard, le plus grand prix du palmarès.

Le Prix du jury est revenu au film minimaliste d'Oliver Laxe, Viendra le feu.

Chiara Mastroïanni reçoit le Prix d'interprétation pour son plus grand rôle à date, dans Chambre 212 de Christophe Honoré. Une belle manière de distinguer ce film.

Kantemir Balagov, avec sa fresque formelle Beanpole reçoit le Prix de la mise en scène tandis qu'un Prix spécial du jury a été remis au déconcertant et libertin Liberté d'Albert Serra.

Le jury a aussi tenu à donné une mention spéciale à Jeanne, drame historique décalé de Bruno Dumont, et deux coups de cœur à des films qui mêlent l'humour et l'intime, avec un ton léger et des personnages dépressifs: La femme de mon père de Monia Chokri, qui avait fait l'ouverture d'Un certain regard, et The Climb de Michael Angelo Covino.