Cette journée a débuté sur un air d’Italie. Quel rapport avec Almodovar me direz-vous? Voyage en Italie de Roberto Rossellini projeté ce matin fait partie du cycle « el ciné dentro de mi » dans lequel Pedro Almodovar présente pour chacun de ses films un film de référence. En ce qui concerne Voyage en Italie, ce film l’a accompagné durant le tournage des Étreintes brisées.
L’après-midi on a pu assister à une première au Festival Lumière, une conversation avec le lauréat du Prix Lumière. La conversation avec Pedro Almodovar, animée par Thierry Frémaux et Bertrand Tavernier, en présence de Agustin Almodovar (producteur des films de son frère de Pedro), Elena Anaya, Rossy de Palma, Chema Prado et Marisa Paredes, s’est déroulée au théâtre des Célestins. Un très bel avant-goût de la soirée de ce soir pour la remise du Prix!
Conversation intime et très belle rencontre avec un cinéaste qui a su imposer sa marque bien à lui…
Bertrand Tavernier: J’ai toujours été remué par l’énergie de tes films qui me laissent pantois et m’intimident parfois. J’aimerais savoir si tu te souviens de ton premier jour de tournage de ton premier film?
Pedro Almodovar: La première fois que j’ai tourné c’était en super 8, mais pour moi c’était déjà du cinéma. Ça s’appelait Le sexe, ça va, ça vient, un court-métrage. La première chose que j’ai filmé, c’est leur rencontre, se percutant au coin d’une rue. Une histoire typique d’un jeune homme qui rencontre une jeune femme. À la suite de cette rencontre percutante, elle le tape à chaque fois qu’ils se revoient. Il finit par lui avouer qu’il aime ça, alors elle arrête. Elle lui avoue qu’elle préfère les femmes. Alors cet homme se transforme en femme pour elle, mais l’accueille froidement lui disant finalement « en fait, depuis que je suis devenu une femme, je préfère les hommes ». Et c’est moi qui jouais l’homme…
Thierry Frémaux: Tu es intéressé par différents arts, musique, littérature, peinture etc. du mouvement de La Movida mais as-tu toujours su que tu étais un cinéaste avant tout?
Pedro Almodovar: Enfant je voulais être peintre, j’ai écrit, construit des décors, chanté (du punk!) puis finalement j’ai laissé tombé tout ça. J’étais un peintre frustré, un écrivain frustré, un architecte frustré, un chanteur frustré, mais toutes ces frustrations m’ont aidé dans mon métier de cinéaste, un metteur en scène qui utilise tout cela.
Faisant référence au lunettes de soleil qu’il porte en plein théâtre, il nous dit que c’est à cause des projecteurs. "Ça ne vous paraît pas paradoxal d’être metteur en scène et d’avoir de la photophobie? Je porte aussi des lunettes de soleil sur les plateaux de tournage ainsi qu’un chapeau, et pourtant je n’ai pas une tête à chapeau!, et j’ai aussi deux panneaux noirs qui ne reflètent pas la lumière. Ça ne vous semble pas kafkaïen? En même temps, depuis ma plus tendre enfance ma vie est un paradoxe donc je me plais dans les situations paradoxales!"
Bertrand Tavernier: Quand un metteur en scène commence un tournage, certains tâtonnent alors que d’autres commencent directement par une scène difficile. Tu appartiens à quelle catégorie?
Pedro Almodovar: C’est sûr, je ne commence pas par une des scènes les plus difficiles. Je préfère que les acteurs et les techniciens s’imprègnent du film. En revanche, le premier jour de la deuxième semaine je fais toutes les scènes difficiles du film car je ne veux pas les laisser pour la fin.
Thierry Frémaux: Ton histoire, ton nom, ton oeuvre sont liés à la Movida. Dis-nous en un peu plus sur ce mouvement et le souvenir que tu en as gardé.
Pedro Almodovar: Ce mouvement a été essentiel! La Movida c’est le début de la période démocratique (en Espagne, ndlr), l’arrivée d’une nouvelle ère radicalement opposée à celle qu’on avait connu avant 1977 (le régime franquiste, ndlr). C’était une véritable explosion de libertés donc pour moi qui commençais à écrire c’est incroyable. J’ai aussi pu vivre plein de choses dans ma jeunesse qui ont nourri les films que j’ai fait par la suite. J’ai eu la chance de pouvoir vivre cela. La Movida nous a permis de sentir avec tous les sens ce changement si difficile à mettre en mots. C’était au-delà du merveilleux et de l’impressionnant. Ceux qui avaient résisté sous Franco ont alors abandonné leur peur. Mais ceux qui étaient heureux sous Franco se sont mis à avoir peur de nous. Ça a créé une nouvelle Espagne, un nouvel équilibre et on l’avait bien mérité!
Thierry Frémaux: Aurais-tu été le même cinéaste si tu avais grandi dans en France, en Angleterre…? Aurais-tu été cinéaste?
Pedro Almodovar: Oui je crois, car depuis tout petit ma vocation est de raconter des histoires et de le faire à travers des images. Si j’avais été aux États-Unis j’aurais certainement fait un premier film underground avec tous les travestis et les drogués de la ville qui auraient également été mes amis. Puis pendant 30 ans, plus rien. Je serais devenu un phénomène sociologique puis un cinéaste frustré. Ceci dit je serais quand même ici au festival Lumière et mon premier film serait projeté car c’est ce qui est formidable dans ce festival! Si j’avais été anglais j’aurais fait un premier film en 16mm puis j’aurais continué à faire des films mineurs mais intéressants en 35mm. Si j’avais été turc, soit je serais parti dans un autre pays soit j’aurais fait un premier film superbe qui aurait été repéré par Thierry et présenté à Cannes et j’aurais alors pu à continuer à faire des films librement en Turquie. Thierry Frémaux et Gilles Jacob sont des personnages très importants pour le cinéma. Et dans tous les cas même si le film que j’aurais fait était un film de rien du tout, un européen l’aurait repéré par son titre ou autre chose et cette personne érudite est parmi nous, Bertrand Tavernier!
Bertrand Tavernier: dans tes films tu montres souvent des extraits de films américains des grands studios. Comment aurais-tu réagi dans un système comme celui que devaient affronter ces metteurs en scène?
Pedro Almodovar: Quand je vais aux États-Unis je discute de ce système de grosses productions et je ne sais pas si je serais capable de travailler ainsi. J’aime maîtriser tous les éléments, ce serait donc opposé à ma personnalité. Mais j’aurais certainement essayé de m’adapter. Dans mes films il y a aussi des références à des films de Rossellini, Franju etc. Je me vois bien faire des films dans d’autres pays européens mais aux États-Unis je ne sais vraiment pas si j’aurais pu. Je crois que le metteur en scène doit diriger (ce n’est pas une question d’autorité). Et si d’autres points de vue (production, agents d’acteurs etc.) rentrent en jeu alors c’est le chaos. Je pense que j’aurais alors fini par faire des films de série B.
Bertrand Tavernier: Truffaut disait qu’au début d’un film on a un rêve et qu’avec les contraintes on finit par perdre de vue ce rêve et qu’on essaie surtout de faire le moins de compromis possibles.
Pedro Almodovar: Tous les metteurs en scène commencent par un rêve qui se matérialise dans le scénario qui est pourtant encore totalement abstrait. Pour moi ce parcours est un vrai voyage et sur le tournage tout peut arriver! C’est la réalité de tous ces gens présents qui fait qu’au moment du tournage le rêve disparait et devient autre chose. Je vois tous les éléments vivants qui vont me permettre d’accéder à cette nouvelle créature. J’ai besoin de toutes ces étapes pour arriver à cette créature qui n’est pas celle dont j’ai rêvée au départ mais celle à laquelle me mène cette aventure. C’est pendant le tournage que se dévoile vraiment l’histoire qu’on voulait raconter. Cela ne signifie pas que je ne défends pas bec et ongles le rêve que j’avais au début mais ce qui est très important c’est cette nouvelle créature qui prend vie!
Thierry Frémaux: Quand tu es devenu connu dans le monde entier, on a parlé de ton cinéma comme un cinéma à part. Est-ce que tu cherches toujours à faire un cinéma singulier?
Pedro Almodovar: Chacun fait les choses à sa manière et ça, c’est ma manière à moi de faire des films. Ce n’est pas quelque chose que j’ai décidé à l’avance, je raconte juste des histoires à ma façon et ça a marché. Je ne voudrais pas paraître prétentieux en disant cela mais je suis un réalisateur authentique, tout simplement, car je ne saurai pas être autrement. Et tant mieux pour moi je me suis rendu compte qu’être authentique fonctionnait.
Bertrand Tavernier: Une joie, une surprise lors d’une scène que tu tournes. Quand tu l’éprouves le dis-tu ou le caches-tu?
Pedro Almodovar: Je ne sais pas si je l’ai dit sur le moment mais ce qui est sûr c’est que l’équipe l’a vu aussi. Mon équipe l’a ressenti également car ça devait se lire sur mon visage. C’est pour ces moments-là que les metteurs en scène deviennent accrocs à leur métier!
Thierry Frémaux: Te considères-tu comme un cinéaste qui fera des films jusqu’à son dernier souffle ou non?
Pedro Almodovar: Pour tout un chacun le moment où il faut se retirer est difficile. J’ai beaucoup de respect pour ceux qui continuent à faire des films même s’ils finissent par ne plus rien faire de nouveau. Mais il y a des exceptions et c’est de ceux-là que je veux parler. J’ai une image concrète de John Huston sur son dernier film (Les Gens de Dublin), assis dans son fauteuil roulant avec sa bouteille d’oxygène. Et pourtant il était là, bien présent. Ce fut son dernier film et ce fut un chef-d’oeuvre. Et c’est cette image de cet homme-là assis à laquelle j’aspire. Enfin, quand j’aurais au moins 80, 84 ans!
Bertrand Tavernier: David Lean a dit à John Boorman:
« - nous avons fait le plus beau des métiers.
- oui, mais ils ont essayé de nous en empêcher.
- oui mais nous les avons possédés! »
David Lean est mort le lendemain.
Pedro Almodovar: Je reprends complètement cette phrase à mon compte, mais je la dirai seulement après mes 80 ans!