Hong Sang-soo tourne tellement qu'il parvient à être à la fois un habitué de Cannes, de Locarno et de la Berlinale. Deux ans seulement après le très bon cru Grass présenté au Forum, il est donc de retour à Berlin, et en compétition qui plus est, avec son nouveau film La femme qui court (à ne pas confondre avec son autre nouveau film, Hotel by the river, qui sort le 22 avril en France).
Dans ce nouvel opus, changement de décor : le film s'ouvre sur un plan rapproché de poules, puis sur une femme qui jardine. Nous sommes à la campagne, dans un pavillon tranquille et reculé en banlieue de Séoul, où l'héroïne Gamhee (Kim Minhee, l'interprète désormais fétiche de Hong Sang-soo) vient rendre visite à l'une de ses amies. La structure sera comme toujours symétrique : trois rencontres, trois successions de conversations à bâtons rompues, et une multitude de similarités, de variations et de non-dits.
Malgré ce dispositif presque austère qui repose principalement sur les dialogues, il se dégage du film une impression appuyée de romanesque, en raison d'un foisonnement de personnages et d'intrigues secondaires réelles, supposées, suggérées ou même cachées. On a alors plus que jamais l'impression d'une immense connexion entre tous les éléments du film, et on se prend à imaginer les histoires qui se dissimulent derrière le récit principal, et dont la plupart nous sont invisibles. Il y a cette jeune fille qui va à un entretien d'embauche avec une gueule de bois, un voisin dont l'épouse a peur des chats, un poète harceleur, une jeune femme en admiration devant l'écrivain qu'elle interview... Sans oublier des personnages qu'on ne voit jamais, et qui sont pourtant source de nouvelles histoires : le voisin du dessus, le mari de Gamhee, la femme disparue...
L'intuition que tous sont liés d'une manière ou d'une autre (même si on n'en aura jamais de confirmation concrète) est renforcée par un motif propre lui-aussi au cinéma de Hong Sang-so, le jeu d'échos permanent entre les différentes parties du film et les petits détails qui se répondent et se complètent. Car ce qui relie les personnages de La femme qui court est peut-être tout simplement leur plus petit dénominateur commun, à savoir leur part d'humanité, une question qui ne cesse d'obséder le réalisateur coréen depuis ses premiers films, et dont une carrière entière ne suffirait à faire le tour.
Si l'on prend son oeuvre sous cet angle, pas étonnant que Hong Sang-soo tourne tant, et que ses détracteurs (de mauvaise foi) aient le sentiment de voir sans cesse le même film. C'est que la condition humaine, puisque c'est bien ça dont il est question, mérite bien quelques variations répétées sur le thème de l'amitié et de l'amour, sur la manière dont on communique les uns avec les autres, ou celle dont on vit ensemble, séparément, ou les uns à côté des autres, en harmonie ou dans l'indifférence.
Quelle surprise, c’est le couple qui est au centre de son nouveau film, comme des préoccupations des personnages. Des couples que l’on ne voit jamais, mais qui sont abondamment évoqués dans les longues conversations que Damhee a avec ses amies. On est d’ailleurs dans la situation presque caricaturale d’un film réunissant principalement des personnages féminins (les hommes sont des figurants et des silhouettes, et souvent ils n’ont pas le beau rôle) qui passent néanmoins la majorité de leur temps à parler d’hommes. On croit, à deux reprises, que le film suggère des relations lesbiennes. Mais c’est bien le couple hétéro-normé qui occupe tout l’espace.
Comme souvent avec Hong Sang-soo, ce qui est dit compte moins que ce qui est suggéré ou tu. À l’une de ses amies, qui vient de divorcer, l’héroïne déclare que son ex-mari (metteur en scène) mérite d’échouer. Elle n’en dira pas plus, mais la référence à la situation du réalisateur lui-même, qui a quitté sa femme pour Kim Minhee, est transparente. Même chose avec cette autre jeune femme qui se plaint que son compagnon parle trop, et pour dire toujours la même chose, qui résonne avec les propos de Damhee elle-même. Cette dernière raconte en effet à ses trois amies, sensiblement dans les mêmes termes, qu'elle est séparée pour la première fois de son mari depuis leur mariage, cinq ans auparavant. Et d'expliquer que pour lui, lorsqu'on s'aime, on doit rester ensemble en permanence. Rien de plus n'est dit, mais le spectateur s'interroge : pourquoi avoir soudain dérogé à cette règle ?
Le reste du film est tout à fait dans la lignée du cinéma habituel de Hong Sang-soo : plans fixes, mouvements lents de caméra qui zooment et dézooment, longs dialogues. L'alcool, de même que le cinéma et la création en général, jouent un rôle moins important que parfois, mais ne sont pas totalement absents pour autant. Les conversations sont souvent terre-à-terre ou à double lecture (comme ce coq méchant qui assoit son autorité en arrachant les plumes des poussins). Les animaux, de manière générale, reviennent à plusieurs reprises, avec une mention spéciale à la séquence totalement burlesque dans laquelle un homme vient se plaindre parce que ses voisines nourrissent les chats errants, et qu'elles lui répondent en substance : "que peut-on y faire ? Les chats ont besoin de manger", suivie de l'apparition (adorable) d'un chat qui vient corroborer leurs propos.
On est donc immanquablement en terrain connu, dans l'un de ces Hong Sang-soo mineurs auxquels on n'a pas grand chose d'autres à reprocher que de ne pas tout à fait répondre à nos attentes. Peut-être tout simplement parce que le récit est moins fluide que dans des films comme Un jour avec, un jour sans, Seule sur la plage la nuit ou Grass, pour ne citer que les plus récents, et que la construction paraît aussi plus relâchée, moins millimétrée, et le propos tout simplement moins fort. On est comme le cinéaste fasciné par la nature humaine et ses manifestations, mais parfois le miroir qu'il nous tend renvoie une image trop minuscule pour véritablement nous passionner.