La sortie de la reprise restaurée de Sorcerer aka Le Convoi de la peur mérite d'être soulignée. Ce film de William Friedkin, méconnu, pour ne pas dire oublié, est un bijou dans son genre. Adaptation du roman de Georges Arnaud, Le salaire de la peur, qui a donné l'excellent film d'Henri-Georges Clouzot (Palme d'or ET Ours d'or en 1953), Le Convoi de la peur est une oeuvre scindé en trois parties presque distinctes: la présentation de quatre "criminels" au Mexique, à Jérusalem, à Paris et dans le New Jersey que rien ne relie a priori ; le quotidien de ces quatre hommes dans un pays d'Amérique latine où la dictature militaire et l'exploitation des gisements de pétrole par une compagnie étrangère dictent leur loi ; le périple dangereux des quatre hommes à bord de deux camions pour transporter de la nitroglycérine sur 300 kilomètres.
Le Convoi de la peur c'est donc l'itinéraire de quatre "mercenaires" prêts à tout pour se casser du trou paumé où ils ont fuit leur passé: Roy Scheider, Bruno Cremer, Francisco Rabal et Amidou. Le premier a participé à un braquage qui a mal tourné et devient la cible de la mafia new yorkaise, à ses trousses. Le deuxième a ruiné son entreprise et ne peut pas échappé aux poursuites pénales. Le troisième a tué de sang froid un homme. Le quatrième est responsable d'un attentat meurtrier. Cremer et Amidou d'un côté, Scheider et Rabal de l'autre vont rivaliser pour amener la matière explosive et instable à travers une jungle hostile, avec en récompense un paquet de cash qui peut les amener vers la liberté.
Un casting démissionnaire
Nous sommes en 1975 quand William Friedkin songe à ce film. Il vient d'enchaîner deux énormes succès, French Connection et L'Exorciste. Il a deux films en tête: Le Triangle des Bermudes et Le convoi de la peur, dont le scénario sera écrit en quatre mois. Avec le scénariste Walon Green (La horde sauvage), il cherche à se détacher du roman, en mélangeant le film de genre avec un style littéraire proprement sud-américain, le réalisme magique (Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez est alors l'un des livres les plus lus dans le monde depuis sa parution en 1967). Clouzot a accepté, sans enthousiasme, de lui céder les droits cinématographiques.
Le film coute cher (tournage en Israël, à Paris, à New York et en Equateur), il faut donc des stars. Friedkin veut Steve McQueen, Lino Ventura, Marcello Mastroianni et Amidou. Le script est écrit pour eux. Rien ne va se passer comme il le faut. McQueen finalement se rétracte. Il vient d'épouser Ali MacGraw et ne souhaite pas passer des mois à l'étranger, à moins qu'elle n'ait un rôle dans le film. .
La production craint un tournage coûteux, avec ses prologues aux quatre coins de la terre et son action principale perdue en Equateur, mais aussi dangereux : « Tu te feras assassiner, ton équipe se fera assassiner, et personne ne voudra assurer ton film », le prévient Lew Wasserman, exécutif d’Universal alors qu’une guerre civile éclate dans le pays. Friedkin refuse, et avouera plus tard qu'il avait tort. Suite à cette désaffection, Ventura commence à émettre quelques doutes. Ils seront renforcés quand Marcello Mastroianni décline finalement l'offre. Catherine Deneuve, alors compagne de l'acteur italien, vient de mettre au monde leur fille Chiara. Hors de question que la famille aille vivre en Equateur, alors que le pays plonge dans une guerre civile sous l'emprise d'une dictature militaire. Le château de carte s'écroule. Robert Mitchum ne veut pas plus aller se morfondre dans la jungle équatoriale.
Apocalypse Now aux Antilles
Mais pour 12 millions de $ de l'époque, il faut de la star. Et un partenaire. Le Convoi de la peur va ainsi être coproduit par Universal et Paramount, un premier cas exceptionnel dans l'Histoire (et qui sera un modèle pour les années 2000). Petite ironie de l'histoire, la Paramount appartient alors à un énorme conglomérat pétro-chimique, Gulf+Western, qui a des sites en République dominicaine. Et voilà que le dangereux Equateur disparaît de la production pour être remplacé par une île des Antilles.
Roy Scheider est alors proposé par Universal. Mais l'acteur se souvient que Friedkin ne l'avait pas enrôlé pour L'Exorciste. Il accepte sans joie. Lino Ventura abandonne alors le navire, remplacé par Cremer, totalement inconnu hors de France. Et Rabal complète alors l'affiche.
Sorcerer, titre original du film, est finalement une prophétie qui s'annonce juste. Un sale sortilège. Le cinéaste est réputé colérique et perfectionniste. l'ambiance est insupportable. De nombreux producteurs exécutifs et collaborateurs sont évincés ou se cassent du tournage: épuisement, malaria, drogue, etc.... La lumière changeante des tropiques rallongent les jours de productions pour que le cinéaste obtienne une continuité lumineuse. Rien que la scène sur le pont branlant au dessus des rapides demande trois mois de prises de vue chaque matin avec des camions qui ne cessent de tomber à chaque prise. Et finalement, elle sera faite au Mexique. Le budget double quasiment: 22,5 millions de $ au final.
Star Wars l'éclipse
« Ce film devait être mon chef-d’œuvre. J’avais l’impression que tous mes autres films n’avaient été qu’une préparation de celui-ci » confie Friedkin dans ses mémoires. « J’étais devenu comme Fitzcarraldo, l’homme qui veut construire un opéra dans la jungle brésilienne », résume-t-il. La folie emporte ceux qui reste. Friedkin, au passage, perd 25 kilos, atteint de malaria et sombre en dépression.
Mais au final, tout le monde est satisfait du résultat. Manque de chance, les critiques ne sont pas du même avis et le public ne suit pas. Il faut dire que depuis une semaine un certain Star Wars est sur les écrans.
Pour le réalisateur, point de doute: c'est son meilleur film. Et la version restaurée permet de revoir ou découvrir ce qui, en effet, est un grand film.
Hybride, audacieux: le film est un choc
Le Convoi de la peur est à la fois une oeuvre politique et un film sous haute tension, un récit humain désespéré et une aventure sans issue. Friedkin s'amuse aussi bien avec les genres qu'avec le rythme. La première partie est tournée comme un thriller d'espionnage international avec ses quatre séquences d'ouverture qui justifient l'exil des personnages. L'atmosphère est très "seventies" mais avec un attentat terroriste, une course poursuite qui finit mal, une meurtre de sang froid et un suicide brutal. L'ellipse est maligne. Sans transition, le scénario nous immerge directement, en deuxième partie, dans un pays sud-américain, pauvre. Peu importe comment ces quatre maudits sont arrivés là. Ils y (sur)vivent. Friedkin décrit alors la vie dans un bout du monde où militaires et polices font la Loi, où une multinationale exploite le pétrole et le peuple pour enrichir ses actionnaires et le régime. C'est une partie de transition qui est à la fois une critique virulente d'un nouveau colonialisme et d'un lien étroit et malsain entre le capitalisme et l'autorité. C'est aussi le prétexte de réunir les quatre hommes. Sans qu'il y ait beaucoup d'action, le cinéaste impose une sorte d'atmosphère pesante, où tous étouffent dans leur prison à ciel ouvert, loin de chez eux. On comprend alors très bien l'aspiration de chacun: se barrer de ce cloaque. Retrouver une forme de liberté, à défaut de retrouver leur honneur, leurs proches ou leur vie d'avant. Ils sont piégés.
Et s'ouvre alors le troisième chapitre, au petit matin, avec deux camions, Lazarus et Sorcerer. Jusque là le film était un brillant exercice de style, assez audacieux, avec une narration peu classique, se laissant le temps de présenter ses personnages, leurs motifs, et leur psychologie, et ce, sans trop de dialogues. A partir de là, on change de registre: 300 kilomètres sur des routes de montagnes périlleuses (avec éboulements et piste friable) et de jungle répulsive (arbre gigantesque en travers de la route, pont branlant tenant par quelques cordes). Le spectateur est rapidement scotché. Pas besoin d'effets numériques: le bon vieux cinéma est affaire de montage et de musique (ici, celle de Tangerine Dream, avec ses accentuations électro typiques de l'époque est angoissante à souhait). Nous sommes à leurs côtés, dans leur galère. Et la fameuse séquence du pont à cordes, sous des tornades de pluie (artificielle) est un monument en soi: Friedkin multiplie par deux la scène avec pour chacun des camions, leur enjeu dramatique et leur morceau de bravoure.
De manière sensationnelle, Le Convoi de la peur s'amène alors vers l'épilogue. Des quatre hommes, il n'en restera qu'un. Mort accidentelle, d'autant plus bête après ce qu'ils ont traversé, folie quasiment hallucinogène. Le dernier tronçon de route, dans un cadre lunaire et fantasmagorique, est saisissant. La traversée des enfers où les morts rodent tels des fantômes. Tous sont atteint. Et même le survivant n'aura que peu de répit. La conclusion est hors-champs. Mais on devine la cruauté de la situation. Sans issue.
Le Convoi de mort est arrivé à destination.